Cette (r)évolution nommée disruption

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Qui dit « innovation » pense inventions révolutionnaires, portées par des visionnaires. Dans les discours de nos dirigeants, le wording tout-puissant a tout dit. Au sein des entreprises, l’innovation est devenue depuis peu une valeur affichée et revendiquée. Elle a détrôné la « qualité », naguère indispensable, en tête du baromètre dédié aux valeurs créé par l’agence Wellcom (lire ci-dessus la frise historique de la 4e ère de l’innovation). En quelques années, le terme a conquis nos imaginaires. Le postulat veut que l’innovation soit un passage obligé pour tout acteur économique. Incontournable. Mais pourquoi doit-on innover ? Parce que « l’innovation porte une dimension de progrès, de valeur pour les destinataires et s’ancre dans une vision d’accomplissement et d’amélioration. La valeur se définit toujours par rapport à son destinataire, un salarié, une communauté ou le grand public. L’innovation est en cela une perception de celui qui la reçoit », répond Gilles Garel, professeur titulaire de la chaire de gestion de l’innovation du Conservatoire national des arts et métiers – Cnam.

Dans son Manuel d’Oslo, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) définit quatre types d’innovation. Les innovations de produit, d’abord, correspondent à l’introduction d’un bien ou d’un service nouveau de par ses spécifications techniques, ses composants et ses matières ou de par ses caractéristiques fonctionnelles. Les innovations de procédé portent sur une méthode de production ou de distribution nouvelle ou sensiblement améliorée. Suivent les innovations de commercialisation, soit des changements significatifs de la conception ou du conditionnement, du placement, de la promotion ou de la tarification d’un produit. Les innovations d’organisation, enfin, renvoient à une nouvelle méthode dans les pratiques, l’organisation du lieu de travail ou les relations extérieures de l’entreprise. Cette définition large distingue l’innovation dite incrémentale de la rupture. Dans le premier cas, il s’agit de porter un changement graduel mais continu de l’existant. Dans le second, il est question de rompre avec l’existant. Les Anglo-Américains nous ont forgé disruption, vocable que nous avons adopté sans coup férir dans notre prononciation francisée.

Incrémentale contre rupture

« En France, des entreprises comme Décathlon sont emblématiques de la démarche incrémentale, estime Gilles Garel. La société réalise beaucoup d’améliorations de produits et ce n’est pas le fruit du hasard : Décathlon fait preuve d’une capacité à adapter son organisation en permanence. » À sa création 1976, l’équipementier du sport n’était qu’un simple hypermarché dédié aux équipements sportifs, distributeur de toutes les marques à des prix attractifs. Ce n’est que dix plus tard que l’entreprise s’est lancée dans le développement de produits. Décathlon a débuté avec la fabrication de ses propres vélos à cause des grands fabricants réticents à son exigence de se conformer aux conditions commerciales de l’enseigne. Cette logique a fini par s’imposer à l’ensemble des produits distribués. Aujourd’hui, l’enseigne est un prescripteur de tendances et non plus un simple imitateur des grandes marques. On ne compte plus les copies de la fameuse tente, si facile à déplier… Cette réussite s’appuie sur une organisation interne réactive et sur des collaborations avec des partenaires externes. L’entreprise collabore par exemple avec des producteurs de lin sur des fibres résistantes, utilisés notamment dans la fabrication des vélos ou des raquettes de la marque.

À l’inverse de l’innovation incrémentale, la rupture consiste à transformer profondément ce qui a toujours marché. « Les innovations de rupture n’ont été ni préparées ni planifiées. Il est impossible de dire à l’avance ce que sera la rupture », rappelle Gilles Garel. À l’origine d’une formulation du concept, Gary Hamel, président fondateur de Strategos, cabinet international de conseil en management à Chicago, a théorisé, dans les années 1980, la fin du progrès continu (incrémental) au profit des bouleversements stratégiques. Sa leçon : « Pour gagner sur des marchés en maturation de plus en plus rapide, en particulier les marchés technologiques, il faut pratiquer l’innovation de rupture, c’est-à-dire enclencher un processus de dislocation des habitudes de réflexion et d’utilisation » (Leading the Revolution, Plume, réed. 2002, ouvrage non traduit en français).

D’autres exemples ?
Dans le secteur de l’automobile, le frein ABS a constitué, en son temps, une innovation incrémentale, conçue dans un environnement stable. Le passage au véhicule tout électrique, en revanche, constitue une plongée dans l’inconnu, une rupture dans l’identité de l’objet. Si le terme « voiture » reste familier, il s’agit bien là d’une transition vers l’ère de l’électromobilité. La rupture bouscule et change le regard que l’on porte sur l’objet.
En matière de rupture, le cas de la société Dyson est devenu emblématique. À une époque où les fabricants d’aspirateur rivalisaient par des améliorations de leurs produits pour maintenir leurs parts de marché, Dyson a bouleversé le modèle économique du secteur en lançant son aspirateur sans sac. L’entreprise a alors pris le risque de se priver des revenus de la vente des sacs. Dyson est aujourd’hui une référence : les ténors du secteur ont tous fini par inclure ce type de modèle dans leur gamme.

Le numérique, moteur de l’innovation

Oui, l’innovation de rupture impacte profondément les entreprises et leurs organisations. Elle bouleverse les piliers d’un modèle économique en questionnant la proposition de valeur (j’offre quoi et à qui ?), l’architecture de valeur (comment j’installe pratiquement ma proposition avec mes clients et mes fournisseurs) et l’équation de profit (d’où viendront les revenus ?).

L’émergence des nouvelles technologies et du numérique en a été le moteur pour nombre d’acteurs. Il s’agit de trouver le moyen de transformer une industrie existante pour qu’elle absorbe les révolutions en cours. La technologie, en elle-même, n’est alors qu’un élément de l’innovation à même d’impacter le modèle économique, le rapport aux utilisateurs ou les usages. Dans le secteur de l’hôtellerie, l’arrivée du numérique a plusieurs fois changé la donne. Les plates-formes de réservation en ligne ont d’abord capté les clients et, du même coup, modifié la chaîne de valeur et les usages. C’est ensuite l’apparition d’offres issues de ce qu’on appelle l’économie collaborative qui a impacté le secteur. Airbnb a décuplé le nombre de lits disponibles et s’est érigé en concurrent sérieux des acteurs traditionnels du secteur.
Tous les acteurs sont potentiellement concernés, mais pour autant « l’innovation ne se résume pas à la technologie et n’est pas une question de taille, insiste Pascale Ribon, directrice deeptech au sein de la direction de l’innovation de Bpifrance. Un artisan va pouvoir, par exemple, tirer profit de la numérisation en développant de nouveaux modèles économiques et de distribution de ses produits ».

L’innovation apparaît bien comme une nécessité. Pour Pascale Ribon, « l’enjeu est majeur pour entreprises. L’innovation est l’un des facteurs clés de croissance, de compétitivité, de richesse, et d’emploi. Elle est indispensable pour se développer, garder des parts de marché ou en conquérir de nouveaux ». Selon la Commission européenne, les entreprises qui ont innové au cours des trois dernières années ont connu une croissance de 10 % en moyenne de leur chiffre d’affaires contre une baisse de 3 % pour celles qui n’ont pas innové. L’innovation est également un facteur déterminant derrière chaque entreprise d’exportation prospère.

Innover, c’est s’ouvrir

Alors, tous innovants ? Pas si simple. « Il n’existe pas de recette miracle en la matière, convient Gilles Garel. L’un des prérequis est de s’ouvrir aux signaux faibles émis par le marché et ses acteurs. » L’enseignant-chercheur pense à Honda. Pour se lancer sur le marché américain de la moto, la marque a envoyé aux États-Unis deux de ses ingénieurs, chargés de parcourir le pays en… cyclomoteur Honda. L’intérêt suscité par leurs engins, ont-ils annoncé à leur retour, fut unanime. Honda est entré sur le marché américain avec son 50 cm3 beau et fiable. Dans la même veine, Skype s’est lancé parce que ses dirigeants ont compris que la téléphonie pouvait se passer d’un réseau propre. L’innovation est venue satisfaire un besoin latent qui n’était pas clairement exprimé jusqu’alors.

Un autre prérequis à l’innovation relève d’une forme d’acculturation. « Pour entamer une démarche d’innovation, il est nécessaire de se rapprocher des acteurs qui ont innové, des pôles de compétitivité ou des centres techniques, de consulter des experts, de fréquenter les lieux d’innovation, de rencontrer les acteurs du financement, qui, par leur expertise, vont accompagner la réflexion », estime Gilles Garel. Un engagement réussi passe également par la mise en place d’un ensemble d’actions. « En interne, il faut identifier les salariés engagés, être capable de se déconnecter du quotidien et développer sa vision », pense Pascale Ribon. La quatrième ère n’est pas inventive, elle se veut innovante. Mais d’une innovation telle que tous les modèles d’entreprise s’adaptent à la nouvelle donne. Nos millenials nés dans l’innovation n’inventent rien : ils/elles vivent la disruption sans même la percevoir…

Elsa Bellanger

Au Sommaire du dossier 

1. Cette (r)évolution nommée disruption

2. Les terroirs de l’innovation

3. Comment le monde innove

4. L’entrepreneur X.0 en réu inno…

 

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