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Une analyse signée Gianluca Orefice, professeur d’économie à l’université Paris Dauphine – PSL, et publiée par The Conversation.
L’immigration est un des sujets qui revient le plus fréquemment dans l’agenda politique. Le parlement français planche sur un projet de loi qui lui est consacré tous les un an et demi en moyenne. Récemment encore, dans son discours de la Sorbonne, le président de la République, Emmanuel Macron, invitait l’Europe à « retrouver la maîtrise de ses frontières pleinement, entièrement » et à « l’assumer » en proposant qu’une « structure politique » soit consacrée aux sujets migratoires. Partout dans le monde, la question reste très débattue dans de nombreux pays de destination et une littérature scientifique abondante lui est consacrée.
Les différents types d’immigration n’ont toutefois pas tous bénéficié de la même attention de la part des chercheurs. En Europe, par exemple, probablement du fait de leur importance pour les décideurs politiques, les questions relatives à l’impact de l’immigration non qualifiée ou à celui de l’accueil de réfugiés ont fait l’objet d’un nombre de travaux bien plus conséquent que ceux portant sur l’immigration qualifiée. La situation est inverse aux États-Unis et dans les pays ayant des politiques d’immigration sélectives.
Cet état de fait pourrait toutefois évoluer. Les pays de l’Union européenne font montre d’une volonté d’attirer davantage de travailleurs hautement qualifiés. Cela est passé par exemple par l’adoption de la directive « Carte bleue » en 2021. Celle-ci établit les conditions d’entrée et de séjour des ressortissants de pays tiers aux fins d’un emploi nécessitant des compétences élevées.
Il en est de même dans le cas de la France. Même s’il n’existe pas de programme visant explicitement à attirer des migrants qualifiés, comme le programme de visas H-1B aux États-Unis, la mise en œuvre de politiques migratoires plus sélectives que par le passé a attiré davantage d’immigrants diplômés. Au cours de la période 2000-2015, la part des immigrés ayant le baccalauréat ou un diplôme de l’enseignement supérieur a presque doublé dans l’hexagone.
Ces évolutions appellent des évaluations. Dans quelle mesure les immigrants hautement qualifiés (ou talents internationaux) contribuent-ils à la richesse des pays d’accueil ?
Davantage d’immigrés qualifiés, davantage de brevets ?
L’un des canaux mis en évidence par des recherches récentes menées aux États-Unis est celui de l’innovation et du dépôt de brevet. Des travaux montrent que l’afflux important de migrants étrangers entre 1965 et 2010 s’est accompagné, toute chose égale par ailleurs d’une augmentation du nombre de brevets par habitant de 8 %. D’autres études concluent sur le fait que l’accroissement observé du nombre de brevets déposés est très largement imputable aux immigrés, sans que cela ne porte préjudice aux travailleurs natifs.
Qu’en est-il en Europe et en France ? Plusieurs anecdotes récentes soulignent le rôle important joué par les immigrants dans l’innovation en Europe. Ce sont deux scientifiques d’origine turque qui vivent et travaillent en Allemagne, Ugur Sahin et Özlem Türeci, qui ont, par exemple, fondé BioNTech et mis au point le vaccin contre la covid-19 de Pfizer. De même, c’est une équipe d’inventeurs français issus de l’immigration qui est à l’origine d’un brevet très cité d’Alcatel qui a contribué à l’amélioration du rapport vitesse/coût des communications par câble à fibre optique.
Au-delà de ces anecdotes, toutefois, peu de travaux scientifiques se sont attachés à étudier le lien entre l’emploi d’immigrés hautement qualifiés et le dépôt de brevet en France. Tel a été l’objet d’un travail que j’ai récemment mené avec Anna Maria Mayda, économiste à la Georgetown University, et Gianluca Santoni, chercheur au Cepii. En utilisant des données sur les entreprises de l’industrie manufacturière françaises pour la période 1995-2010, nous nous sommes intéressés à l’impact de l’immigration qualifiée sur le dépôt de brevet, en nous focalisant sur les travailleurs immigrés ayant des compétences dans les domaines de l’ingénierie et informatique.
Une spécialisation permise par l’immigration
Une première analyse descriptive des données montre que, sur la période 1995-2010, l’augmentation de la part des migrants qualifiés dans la population française s’est accompagnée d’un accroissement du nombre de brevets détenus par entreprise dans le secteur manufacturier. La part des inventeurs étrangers au sein des équipes de recherche et développement (R&D) a également augmenté, quand la taille moyenne de ces dernières, sur la même période, est restée stable. Ces premiers éléments témoignent du changement dans la composition des équipes de R&D et l’existence d’une corrélation positive entre la part d’inventeurs étrangers dans les équipes de R&D et l’activité d’innovation des entreprises.
Cette corrélation positive est-elle bien le résultat d’un effet causal de l’immigration qualifiée sur l’innovation ? Une analyse plus fine nous a conduits au résultat suivant : une augmentation de 10 % de la part des immigrés qualifiés (dans l’emploi total) entraîne une augmentation de 4,1 % du nombre de brevets par entreprise.
Il semble, d’après nos résultats, qu’un afflux de migrants qualifiés entraîne une réaffectation des tâches au sein des entreprises, selon les spécialités de chacune et chacun. Les progrès observés en matière d’innovation sont le résultat de gains de productivité rendus possibles par une dynamique de spécialisation des tâches plus efficace. À niveau d’éducation équivalent, les travailleurs natifs qualifiés disposent en effet d’un avantage comparatif dans les tâches intensives en compétences linguistiques, tandis que les immigrés qualifiés sont relativement plus performants dans les tâches techniques.
L’effet de l’immigration qualifiée sur l’innovation ne se limite pas au cas français. Des données récentes suggèrent en effet que les conclusions de notre travail pourraient s’étendre à d’autres pays de destination européens. D’après un rapport de la Banque mondiale publié en 2022 sur la migration qualifiée vers l’Europe, « le nombre de migrants hautement qualifiés dans l’UE, c’est-à-dire disposant d’un diplôme de l’enseignement supérieur, a plus que triplé au cours de la période 2004-18, passant d’environ 4 millions à 13 millions ».
D’après ce même rapport, les professions occupées par les migrants qualifiés en Europe sont très différentes de celles occupées par les natifs qualifiés : les migrants qualifiés dans les pays européens sont plus susceptibles d’occuper des emplois nécessitant des compétences techniques (ingénieurs en technologies de l’information et de la communication, développeurs de logiciels, médecins, etc.) que les natifs qualifiés, lesquels ont tendance à être surreprésentés dans des professions à forte intensité de communication (commerciaux, professionnels du droit et de la finance, enseignants, cadres administratifs, gestionnaires, etc.). La même dynamique de spécialisation que celle observée en France existerait donc dans les autres pays européens.
Qu’elle ait connaissance ou non de ses bénéfices, l’opinion publique semble largement favorable à la migration des travailleurs qualifiés. Du moins l’était-elle en 2018. Une enquête réalisée par le Pew Research Center portant sur 12 pays (principalement européens) montrait alors que dans tous les pays, à l’exception de l’Italie et d’Israël, plus de la moitié des personnes interrogées, représentatives de l’ensemble de la population, encourageraient les personnes hautement qualifiées à immigrer et à travailler dans leur pays. 68 % des sondés français y étaient favorables. Il n’existe, à notre connaissance, malheureusement pas de chiffres plus récents à ce sujet.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence creative commons. Lire l’article original.