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Corps à corps avec l’Etat
En France, l’auto-déclaré néo-libéral Emmanuel Macron pourrait être tenté par les nombreuses expériences de désengagement de l’Etat au profit du privé observables dans les pays anglo-saxons. Revue d’efficacité de ces relais associatifs et privés, qui se rapprochent toujours plus des compétences exclusives de l’Etat.
Eglise évangéliste en charge de la gestion des lits d’hôpitaux au Brésil, sociétés de sécurité militaire ou « charter school » aux Etats-Unis, intervention du privé dans le système éducatif britannique : certains pays étrangers n’hésitent pas à se faire suppléer par des structures privées ou associatives, même au cœur leurs domaines régaliens. Si en France, ces relais se limitent en général à des partenariats public-privé pour la gestion des autoroutes, diverses délégations de service public et la construction d’infrastructures, comme l’hôpital Pompidou ou le nouveau siège du ministère de la Défense de Balard, à Paris, les économies d’inspiration néo-libérale, comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis, vont beaucoup plus loin.
Des secteurs inattendus
« Dans le secteur pénitentiaire français par exemple, le privé peut intervenir dans la conception, la construction, le financement ou même l’exploitation-maintenance des prisons, mais au Royaume-Uni, même les missions de surveillance des détenus peuvent lui être confié, tout en restant sous le contrôle public, explique Frédéric Marty, chercheur en économie au CNRS. Mais dans le domaine de la Défense, c’est aussi le cas au Royaume-Uni des avions avitailleurs, des navires rouliers ou des portes-chars. » Dans ces pays, où l’Etat ne doit pas se substituer au privé au nom de la libre concurrence, ces partenariats apparaissent dans des secteurs inattendus. « Aux USA et au Royaume-Uni, des politiques sociales de réinsertion professionnelle ou d’accès au logement de réfugiés sont même prises en charge, à travers des social impact bonds, par le privé : ces acteurs sont rémunérés en fonction de la sur-performance qu’ils réalisent par rapport à l’Etat », reprend le chercheur.
Secteur public défaillant, fin de l’Etat-providence, rigueur budgétaire, crise de l’emploi, foi dans l’efficacité du privé : les motifs poussant à favoriser ces associations sont divers. « Mais elles commencent souvent pour de mauvaises raisons, analyse Alexandre Delaigue, professeur d’économie à l’Université Lille 1. Les PPP apparaissent en général pour contourner les contraintes budgétaires. Au lieu de s’endetter pour construire un nouveau stade, par exemple, les collectivités préfèrent le faire bâtir par une société privée qui lui loue par la suite. Alors que le prix final se révèle plus élevé, car le coût du capital est plus important dans le privé que pour l’Etat… »
La promesse d’un service inégalable
Pour l’usager, ces initiatives privées laissent ainsi espérer des gains potentiels de coût, en particulier dans les secteurs gourmands en main d’œuvre. Par ailleurs, l’existence même d’un choix suffit à satisfaire l’usager, à l’image des parents américains, dont une majorité se contente du fait de pouvoir sélectionner un établissement dont les méthodes pédagogiques leur conviennent, même si son niveau s’avère finalement moindre.
L’intervention d’acteurs privés ou associatifs permet encore de bénéficier d’une expertise que l’administration ne possède pas toujours, comme dans les télécommunications ou l’informatique. Externaliser certaines missions régaliennes peut également s’avérer stratégique, afin de s’exonérer de certaines contraintes… « Les sociétés militaires privées ont permis de ne pas impliquer le gouvernement américain dans certaines missions à l’étranger, contraires au respect de la convention de Genève », soulève l’économiste, ancien enseignant à St-Cyr.
Enfin, la promesse d’une qualité de service inégalable peut devenir irrésistible. « Si le contrat est aussi bien ficelé qu’exécuté, on peut parvenir à contractualiser la qualité du service public, et le rémunérer en fonction des résultats mesurés. Mais dans les faits, les PPP n’y parviennent pas toujours », estime Frédéric Marty.
Une flexibilité à double tranchant
De fait, les risques de dérive ne manquent pas : manque de contrôles publics, économies de maintenance au fur et à mesure de l’avancement du contrat, défaut de renégociation du service en fonction de l’évolution des besoin. La confrontation public-privé peut rapidement tourner au vinaigre. « Au-delà d’un coût final plus élevé, ces partenariats peuvent engendrer des risques de coûts cachés, de corruption, de manipulation, voire de népotisme, lorsque les contrats sont mal ficelés », prévient Alexandre Delaigue. Une triste réalité pour la direction de l’hôpital d’Evry, obligée de rompre, en 2014, le PPP qui la liait au groupe Eiffage, après avoir fait constater par huissiers plus de 8 000 contrefaçons dans la construction du site ! Idem pour l’Université de Versailles, proche de fermer ses portes, au même moment, pour cause de faillite, notamment sous la pression des nouveaux tarifs de location imposé par son partenaire, le groupe Bouygues.
Ailleurs, ces mirages peuvent avoir des conséquences encore plus lourdes. « En Angleterre, les politiques menées par les néo-travaillistes de Tony Blair ont contribué à réduire le poids de l’Etat dans le secteur éducatif et l’enseignement supérieur… et à l’explosion des frais d’inscriptions à l’université de 300 à 9 000 livres sterling par an ! », indique Annabelle Allouch, maître de conférence de sociologie à l’université de Picardie Jules Verne, et auteur de La société du concours, l’empire des classements scolaires (Seuil 2017). « On assiste actuellement à une véritable bulle spéculative sur la dette étudiante en Angleterre. Et si l’efficacité de ces mesures reste difficile à évaluer, il n’est pas sûr que ce désengagement ne soit pas plus coûteux que les dépenses induites en matière d’accompagnement professionnel, de chômage ou de santé… Sans parler des conséquences en termes d’accès au logement et de mixité sociale ! »
Dans les secteurs les plus stratégiques, le fait de conférer des positions privilégiées à des entreprises privées peut entraîner de graves dérives, comme l’ont montré les crimes, notamment sur le sol irakien, des mercenaires privés de Blackwaters. « Plus on s’approche du régalien, moins cette externalisation est légitime et souhaitable, car elle implique le risque pour l’Etat de perdre définitivement certaines compétences », juge Frédéric Marty.
Ces échecs n’empêchent pas l’émergence de nouvelles initiatives encore plus extrêmes : en Inde, des villes entièrement privées sont construites par des entreprises à qui les habitants paient le loyer, leur facture d’eau ou encore une police privée. « Potentielle, on peut presque tout envisager, comme ce nouvel Etat entièrement privé actuellement en projet en Polynésie, imagine Alexandre Delaigue. Et en terme d’efficacité, pourquoi pas ? En particulier comparé aux nombreux états dysfonctionnels dans le monde ! »
Pierre Havez