Un entretien avec Jean Viard

Temps de lecture estimé : 4 minutes

L’auteur de La révolution que l’on attendait est arrivée décrypte en sociologue un nouveau modèle de société.

L’Europe se déconfine, la vaccination progresse, la lutte contre la covid-19 continue car le virus circule, mais se dessinent les grandes transformations sociétales et les grands bouleversements collectifs et individuels induits ou accélérés par la crise. L’humanité est à un carrefour. Jean Viard, sociologue de son état, essayiste, éditeur, en est persuadé : l’après-covid ouvre le champ des possibles et le renouveau s’est engagé. Dans La révolution que l’on attendait est arrivée, publié aux Éditions de l’Aube qu’il codirige, le sociologue constate l’opportunité de changement radical qu’offre la pandémie. Entre révolution numérique, effort collectif et transition écologique, les années à venir seront, écrit-il, les premières d’un nouveau modèle de société. Nos questions, ses réponses.

Après plus d’un an de crise sanitaire, quels sont les grands changements que vous observez ?

Une crise comme celle-ci, je crois que c’est d’abord un accélérateur de tendance. Les sujets qui étaient déjà là, et portés par des Greta Thunberg ou des #metoo, se sont affirmés. C’est aussi la fin d’un cycle, celui du monopole de l’économie sur la rationalité qui avait été ouvert par Reagan et Thatcher il y a 50 ans. Et qui a correspondu à la lutte finale contre l’URSS au nom d’une stratégie planétaire du moindre coût, même sur un objet insignifiant comme un masque. La chaîne de valeurs a régenté le monde, et le politique apparaissait comme un service technique méprisable ! La pandémie a replacé le politique au-dessus du consommateur et a montré qu’il était très dangereux de mettre tous ses œufs dans le même panier.

En conséquence, les entreprises ont multiplié leurs sources d’approvisionnement par mesure de sécurité. Et puis se pose la question de la relocalisation de certains secteurs. Les entreprises sont de plus en plus « automatisées » grâce à l’intelligence artificielle. De quoi accélérer aussi le nouveau rapport entre les grandes villes et le reste du territoire qui était déjà en mouvement. Cette déconnexion entre le lieu du travail et le lieu de l’habitat va grandir. De manière générale, nous avons tous basculé définitivement dans le monde numérique, y compris dans la cellule familiale. C’est définitivement engagé.

La société numérique s’installe donc durablement ?

Nous avons acquis un niveau de compétence et d’équipement numériques que nous n’avions pas. L’occasion de multiplier les opportunités et, dans certains cas, la productivité. On se rend compte que diminuent notamment les tranches d’heures supplémentaires, personne n’en demande quand on est en télétravail. C’est aussi le frein sur la location de vastes bureaux dans les villes.

Le lien social cultivé au travail, la machine à café, n’est pas non plus le bout du monde de l’érotisme. Pendant longtemps, nous avons trop concentré le travail et réduit les espaces de non-production. En quelque sorte, la société numérique d’aujourd’hui est la suite des 35 heures d’hier : plus d’attention pour la cellule familiale, plus de réduction du temps de travail pour les indépendants et les paysans, la place du travail dans les couples.

Peut-on dire que vous portez une vision optimiste sur l’avenir ?

Je ne porte pas de jugement en disant que c’est positif ou pas positif. C’est comme après la dernière guerre, quand le pétrole a gagné alors qu’avant les gens marchaient, se déplaçaient à vélo ou en train. Je n’ai aucun jugement de valeur, mais je pense simplement que nous sommes passés dans une civilisation numérique et que nos habitudes ont changé durablement.

En ce moment, ce qui se vend bien, c’est le pessimisme. Mais je ne vois pas ce que ça a de si optimiste de dire que nous sommes dans une civilisation numérique. De la même façon, on constate que les gens recommencent à quitter les grandes villes et qu’il y a 59 000 Parisien·nes de moins qu’il y a dix ans.

Il ne faut pas oublier que les gens déterminent leur vie en fonction de leur mode de vie, de leur vie de couple, de famille… Le travail est seulement une des dimensions du cadre de vie, et il a beaucoup changé. Beaucoup de patron·nes se sont rendu compte qu’on peut être productifs sans être en présentiel.

Cette crise sanitaire a vu toute l’humanité se battre contre un ennemi commun, quelle leçon en tirer ?

Nous avons vécu quelque chose d’unique dans l’histoire humaine : 5 milliards d’hommes et de femmes qui se confinent chez eux pour sauver les anciens et les malades. C’est un événement unique. Ce qui est sûr, c’est qu’il s’est créé une génération pandémie, un peu comme il y a eu une génération de la Libération ou de Mai-1968. Les personnes entre 15 et 40 vont se définir comme telles toute leur vie, ils vont faire corps, et pourront dire « je suis de la génération qui a vécu la pandémie » . Ça leur donne une force, une forme d’appartenance à un groupe social. S’agissant des récits qui seront donnés sur cette période, nous ne sommes encore sûrs de rien. Il y a une forme de concurrence de récits aujourd’hui, entre des récits négatifs, loin d’être faux, mais concentrés sur les morts et la mauvaise gestion de la covid. Et puis il y a des récits comme le mien, qui consiste à dire que nous n’avons jamais été aussi humaniste dans l’histoire de l’humanité, en se privant de tas de choses pour sauver les plus fragiles. Est-ce ce récit qui restera ? Je suis bien incapable de vous répondre.

Peut-on dès lors parler d’un changement de civilisation au sein duquel cette génération de la pandémie jouera un rôle central ?

Je pourrais employer ce mot de changement de civilisation, mais je ne l’emploie pas. Chaque génération a vu évoluer les plus anciens, comme ce fut le cas en 1968. Une rupture n’intervient pas sur une seule génération. Les jeunes d’aujourd’hui apprennent le télétravail, les cours par correspondance. Et il existe un lien entre cette pandémie et le réchauffement climatique, on se rend compte violemment que l’humain n’est pas maître et possesseur de la nature.

Je pense que la bascule est avant tout numérique et écologique, sans pour autant parler de « nouvelle civilisation » . Un contexte qui n’est pas forcément favorable au parti Vert, qui est un parti de plus en plus sectaire, mais favorable aux politiques centrées sur la lutte contre le réchauffement climatique.

La crise a aussi été très négative pour les régimes populistes qui l’ont très mal gérée, contrairement aux deux « mondes » positifs dans cette crise : le communisme chinois et la démocratie. Reste à savoir si les régimes ou dynamiques populistes vont sombrer, je pense au Brésil, aux États-Unis ou même à l’Inde.

Cet après covid dont nous parlons tant, y sommes-nous déjà ?

Non, nous ne sommes pas encore dans l’après, mais on avance. Il y a toujours le risque d’une nouvelle vague même si le virus recule. En revanche, les grandes transformations sont déjà engagées. Pour ne prendre que l’exemple des entreprises, beaucoup d’entre elles commencent déjà à réfléchir à réduire la taille de leurs bureaux en présentiel. Peugeot, par exemple, a déjà généralisé le travail à domicile. Les acteurs agissent, le plan de l’UE est en grande partie à dimension écologique. L’après se prépare, mais n’est pas encore là.
Le renouveau que vous prédisez est-il aussi, et peut-être surtout, moral et philosophique ?
Toute grande rupture, qu’elle soit individuelle ou sociale, entraîne une forme de régénération. Mais ça peut mener au régime soviétique, à Mussolini, au surréalisme ou à Hitler. Entraîner des désirs de vie différents, qui peuvent connaître des issues différentes, qui ne sont pas forcément dans le monde du bien. Personnellement, en tant qu’intellectuel, je ne suis pas futurologue, je suis sociologue. J’observe des sociétés et des points de changement. Est-ce que ce sont ceux-là qui vont gagner ? Ils ne peuvent gagner que s’ils sont éclairés, si des gens portent ces analyses dans les médias, que les médias les portent dans la sphère politique et si la sphère politique s’en saisit. Chacun fait son boulot dans cette affaire. Si on accélère les transformations numériques et des espaces de travail, si on accélère la transition écologique, en ce moment la société est prête à l’accepter. La question est simple : allons-nous profiter de l’opportunité ?

Faut-il donc une telle crise pour que l’humanité évolue ?

Une situation de crise est propice au changement parce qu’elle nous sort de nos espaces de confort. En l’occurrence, on a masqué nos sourires et nous avons été obligés de ne regarder plus que nos yeux. Ça, ça modifie les comportements, les façons de se regarder, de se séduire. Avoir en plus été enfermé chez soi, de travailler à distance, tout cela conduit les gens à faire de nouveaux choix de vie et de prendre des décisions tous les jours. Aujourd’hui par exemple, les restaurants ont du mal à trouver de la main-d’œuvre, pourquoi ? Parce que beaucoup sont partis faire autre chose. Les pratiques sociales évoluent, je ne porte pas de jugement de valeur, je dis que nous sommes dans une période de forts changements individuels et de fortes attentes pour que la vie redémarre. Comment tout cela va-t-il s’articuler ? Je ne sais pas encore, mais il est certain que lorsqu’on regarde l’histoire, toutes les pandémies comme toutes les guerres ont été des périodes de fort changement.

Entretien mené par Adam Belghiti Alaoui

Au Sommaire du dossier 

1. Restauration, discothèques, événementiel, spectacle vivant, les plus touchés relèvent la tête

2. Ces métiers qui se préparent à changer

3. Un entretien avec Jean Viard

4. Les régions attendent l’été de prés fermes

5. Le monde d’après-covid se recolore !

 

 

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