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Des boulots qui sentent le sapin
Numérique, robots, IA ne vont-ils pas tuer l’emploi ? Ils le transformeront en tout cas. Mieux vaut anticiper des changements sociétaux de grande ampleur…
«Cette technologie est comme la créature de Frankenstein. Elle est sur le point de dévorer la civilisation ! » Qui s’est ainsi alarmé des progrès techniques et des destructions d’emplois engendrées ? Le maire de Palo Alto dans la Silicon Valley (!) durant la crise de 1930, dans une lettre envoyée au président Hoover. De tous temps l’innovation a fait peur et a réveillé les Cassandre. Et ce n’est pas William Lee qui le niera. L’inventeur de la machine à tricoter des bas fut éconduit en 1589 par la Reine Elisabeth Ière, à qui il venait quémander un brevet, la souveraine ne souhaitant pas prendre le risque de voir ses sujets s’appauvrir et « se constituer en hordes de clochards ». En 1811, 12000 soldats britanniques furent dépêchés dans les Midlands pour mettre fin à la révolte des briseurs de machines, qui craignaient de perdre leur emploi. N’oublions pas non plus la révolte des canuts réprimée dans le sang. Ceux-ci avaient pris pour habitude de lancer leur sabot dans les machines à tisser Jacquard, d’où le mot « sabotage ». Mais cette fois-ci les mutations semblent de plus grande ampleur et les pouvoirs publics devront inventer des dispositifs pour les accompagner.
Marché du travail bouleversé comme jamais
« « L’ordinatisation » des métiers va tuer l’emploi, les humains perdant peu à peu le monopole du travail », s’alarme Paul Jorion, Professeur associé des facultés de l’Université Catholique de Lille, selon qui les métiers concernés ne sont pas seulement manuels. Et cet ancien trader, essayiste et économiste, qui a annoncé la crise des subprimes, de citer le trading ou la chirurgie. Selon une étude réalisée par deux chercheurs de Harvard, 47% des emplois pourront être confiés à des ordinateurs d’ici 20 ans. Les robots vont-ils tuer l’emploi ? Question pessimiste, qui pourtant revient sur toutes les lèvres depuis la campagne présidentielle et la fameuse proposition de Revenu universel de base (RUB) de Benoît Hamon. Car il s’agit d’une réponse à la disparition progressive du travail, à cause de la révolution numérique. « L’intelligence artificielle (IA) autorise de nouvelles formes de travail, mais aussi remplace des tâches exécutées par l’humain. Les robots chirurgicaux se multiplient, mais des machines vont aussi parfois agir dans les métiers du « care », à la place d’infirmières par exemple. Les « bots » aussi vont apporter beaucoup d’évolutions dans la relation au client, consommateur, usager », illustre Luc Ferry, essayiste et philosophe, ancien ministre de l’Education nationale. Devant les progrès incommensurables de ces machines, les craintes s’affirment. Selon une étude de chercheurs du MIT et de la Boston University, l’introduction d’un robot pour 1000 salariés détruit cinq à six emplois aux Etats-Unis. Des chiffres à relativiser selon Clémence Aubert, économiste du travail à PSB Paris School of Business : « C’est oublier un peu vite le besoin croissant d’ingénieurs pour le concevoir, superviser, réparer… D’autres chiffres montrent que plus un pays compte de robots, moins il compte de chômeurs. Je ne sais pas si les emplois seront détruits, mais il est certain qu’ils ne seront pas les mêmes ». On prédit une IA plus rapide que le traducteur humain en 2024. Les machines seront capables de rédiger des textes tels que des mémoires ou des thèses universitaires en 2026, et feront le travail des routiers en 2027. Elles deviendront commerçantes en 2030 et les premiers robots écrivains apparaîtront en 2049, si l’émotion et l’affect leur sont inoculés. Ce n’est qu’une question de temps… 85% des emplois de 2030 n’existent pas aujourd’hui selon un rapport de Dell et « l’Institut pour le Futur », think tank californien. Luc Ferry, qui évoque la mort des disquaires, ou bientôt des libraires à cause d’Amazon, avertit : « Nous allons vivre Schumpeter fois 1000, et cette destructuration a commencé ».
Primauté de l’individu et du temps court
Des métiers vont disparaître, d’autres éventuellement apparaître. Mais même si le jeu est à somme nulle, les bouleversements sur la population active se feront sentir à grande échelle. D’autres compétences seront recherchées, sur des temps différents. « Le passage de l’industrie aux services est souvent évoqué pour illustrer la destruction créatrice. Mais cette fois l’ampleur est différente », énonce Paul Jorion. Et Clémence Aubert de souligner un nouveau rapport au temps : « Le numérique inclut un accès plus rapide à l’information, si bien que tous les métiers s’adaptent, se réinventent. Le mode projet s’impose pour coller aux besoins changeants, et le taux de rotation de la main d’œuvre bondit, d’autant que les nouvelles générations sont moins fidèles aux entreprises ». Un nouveau timing qui influence directement l’emploi : 70% des embauches se font en CDD de moins d’un mois. Même les CDI sont écourtés : selon la Dares, un tiers des CDI sont rompus la première année, la moitié au cours des deux premières années. Quant au temps partiel, il progresse et représente 19% de l’emploi selon l’Insee. Les entreprises se soucient de flexibilité, offrant la possibilité de travailler plus quand les carnets de commande sont pleins, moins quand ils se vident. Le temps de travail se confond plus avec le temps personnel, l’individu devenant plus autonome. En outre le contexte numérique donne une capacité d’action sans précédent à chacun, qui peut créer, concevoir, communiquer, vendre, payer… en ligne, comme une entreprise. « En 1960 l’économiste Jean Fourastié expliquait que la France, pour produire autant qu’en 1810, n’aurait à mobiliser que 600000 personnes. Les individus sont toujours plus productifs et dotés de toujours plus de moyens d’action grâce aux technologies », rappelle Bernard Gazier, économiste spécialiste des politiques de l’emploi, enseignant à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Une évolution qui rend toujours moins pertinente la constitution d’usines, de grandes unités pour que toutes les fonctions soient présentes en un même lieu afin de réduire les coûts de transaction. Place aux longues chaînes de prestataires et sous-traitants individuels ? Les freelances sont encore minoritaire, mais n’est-ce pas le début d’une révolution ? Serions-nous en passe d’imiter le modèle des « Sublimes » (1), ces ouvriers très qualifiés qui, au XIXème siècle, travaillaient à leur guise pour une durée qu’ils déterminaient eux-mêmes, puis, grassement payés, dépensaient leurs revenus dans les ginguettes ? (cf. EcoRéseau n°33, rubrique Prospective). Les gens sentent qu’ils doivent parfaire des compétences ou en développer de nouvelles, que la formation est essentielle. « Les machines volent des emploi et vont en créer plus. Mais pas pour les mêmes personnes. Le déversement des emplois anciens vers les nouveaux ne se fera qu’avec de la formation », insiste Luc Ferry. Les périodes de chômage et de formation ne vont faire qu’augmenter. Pour toutes ces raisons, le salariat n’est plus l’horizon indépassable des travailleurs.
Nouveaux lieux fétiches, nouvelles relations
Les révolutions industrielles, avec le train, l’industrie lourde, puis la voiture ont conduit à regrouper tout le monde en un même lieu – une usine – pour baisser les coûts de transaction, contrôler les heures de travail, avec du coup un lien de subordination très fort. « Aujourd’hui, avec l’avènement du numérique et la convergence des NBIC, les contrats se flexibilisent. Dans le cadre de l’économie de la connaissance, il y a « clusterisation », concentration géographique, les métropoles attirent les mondes du business, de la finance et de la recherche. Mais les salariés ne sont pas tout le temps sur le lieu de travail », décrit Nicolas Bouzou, économiste, directeur et fondateur d’Asterès. Le travail non salarié ne représente que 12% de l’emploi, mais il concerne des profils de plus en plus formés : informaticiens, coachs, experts… Et la pluriactivité se traduit souvent par un cumul des statuts. Les « slashers » foisonnent, ils seraient deux millions selon l’Insee. Le portage salarial s’affirme comme une solution solide, assurant à la fois un travail autonome et la protection sociale du salariat. « De nouveaux lieux apparaissent pour coller à cette société du multi-travail, de l’uberisation, du coworking, du télétravail, du travail indépendant devenant effectif avec le compte personnel d’activité », complète Gaël Perdriau, maire et président de la Métropole de Saint-Etienne.
Le travail désormais à l’aune d’une vie
Face à cette autonomie croissante des salariés, mais aussi à ces actifs non salariés qui ne bénéficient d’aucune protection de leurs droits individuels (non discrimination, égalité homme-femme…) – alors que la relation avec ceux qui leur fournissent une activité se rapproche du salariat – des mesures sont à prendre. « Depuis longtemps, bien avant la loi El Khomri et les changements du Code du travail de cet automne, la notion de flexisécurité a progressé. Faire des contrats qui engagent moins les parties – employeurs comme employés – est une réponse à ces bouleversements », remarque Clémence Aubert. Créer des statuts juridiques facilitant l’autonomie en est une autre. « L’auto-entrepreneuriat rappelle que tout le monde peut avoir des compléments de revenus grâce à des compétences personnelles. Cette idée de donner les armes aux individus pour être autonomes et se sortir du salariat date des années 70 », souligne Clémence Aubert. Mais comment assurer une protection aux chauffeurs Uber sans brider l’activité ? Gilbert Cette, professeur d’économie à l’université d’Aix-Marseille, propose un nouveau droit de l’activité professionnelle. Pour lui il faudrait associer des droits à la dépendance économique, peu importe la forme juridique. La négociation collective doit déterminer le degré de dépendance dans la profession, puis déterminer durée, rémunération, recours possibles… Les moins autonomes devant être les plus protégés (2). C’est même la convergence des statuts qui a commencé. Ouvrir les allocations chômage aux indépendants et aux salariés démissionnaires pour préparer la transition professionnelle est une piste explorée par Emmanuel Macron. Lequel a annoncé durant la campagne l’ouverture de la formation professionnelle à tous les statuts, salariés ou non, en se passant des intermédiaires que sont les organismes collecteurs (OPCA). Benoît Hamon suggérait d’ailleurs de « créer un droit universel à la formation tout au long de la vie ». Avec la concurrence des robots, l’enjeu n’est plus la formation au poste de travail actuel, mais l’adaptation au poste de travail du futur (cf. Prospective). L’entreprise ne doit plus être cette citadelle dont on ne sort pas parce qu’il fait froid dehors, c’est l’employabilité qui devient le maître mot. La direction peut proposer des missions en externe, dans d’autres entreprises, pour que le salarié d’enrichisse de compétences. Depuis 2013, la loi de sécurisation de l’emploi permet même les « mobilités volontaires sécurisées ». Le Compte personnel d’activité (CPA), qui rassemble en un seul lieu virtuel les droits à la formation, suivant chacun tout au long de son parcours, a été une étape décisive. Bernard Gazier évoque en plus une assurance emploi, aussi bien pour l’indépendant que pour le salarié, disponible pour lutter contre l’érosion des compétences, avec des droit de tirages sociaux. « Cela passe par une intervention structurante qui équiperait les gens pour le marché. » L’idée de créer un guichet unique, seul interlocuteur des travailleurs – salariés ou non – tout au long de leur vie, semble justement faire son chemin. La continuité des droits quel que soit le statut semble la meilleure voie pour encourager la mobilité et enfin regarder le travail à l’échelle d’une vie.
Polémique
Le revenu universel de base (RUB)
La proposition de Benoît Hamon a eu le mérite d’ouvrir le débat. « Ce mécanisme est pertinent, car les robots vont libérer du temps aux gens, mais le produit de ces avancées ne sera pas redistribué », approuve Paul Jorion, économiste, Professeur associé des facultés de l’Université Catholique de Lille qui prône la taxation des machines et la gratuité en matière d’éducation, de santé ou transport local. Certains doutent du diagnostic pessimiste. « Du temps d’Aristote les animaux étaient accusés de prendre le travail des esclaves, ce qui dérangeait la structure sociale. «La fin du travail» de Rifkin est une aberration », affirme Nicolas Bouzou, économiste, directeur et fondateur d’Asterès, selon qui « si effectivement il n’y a plus de travail, il sera impossible de financer ce système ». Le chômage mondial a baissé, même dans les pays développés. Quant au chômage technologique, il serait seulement transitoire. D’autres jugent le mécanisme dangereux. « Avec le RUB, 70% des gens seront débiteurs net et n’auront plus de valeur économique, quand 30% seront très riches, utiles, contributeurs net. Une majorité de la population va perdre l’estime de soi, devenir envieuse et violente. L’explosion de la démocratie serait en vue », imagine le philosophe Luc Ferry.
(1) « Tous « Sublimes » – vers un nouveau plein-emploi », de Bernard Gazier, éd. Flammarion, 2003.
(2) « Travailler au XXIème siècle : l’ubérisation de l’économie ? », de Gilbert Cette et Jacques Barthélémy, éd. Odile Jacob, 2017.
Julien Tarby