La notion de time to market mieux appréhendée

Cela s’est parfois joué à quelques années...
Cela s’est parfois joué à quelques années...

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Chrono-maîtres

Être le premier n’est pas toujours un avantage sur le long terme : rien ne sert de courir, il faut arriver à point. La notion de « time-to-market » est désormais mieux appréhendée…

Né dans les années 90 aux Etats-Unis comme un concept universitaire, le « time-to-market » était au départ axé sur les technologies. « Le concept s’est répandu en France entre 2008 et 2010, et la bascule s’est produite en 2010 », souligne François Prévost, expert et mentor en innovation à HEC et SLP, fondateur de Time To Planet. Aujourd’hui, il est au cœur de la plupart des stratégies de développement. Pourtant, même dans sa définition classique, la notion de time-to-market montre une certaine imprécision. Définie comme « le temps nécessaire pour mettre un produit sur le marché », elle s’appuie donc sur une date de début et une date de fin. Or ces deux dernières sont de plus en plus floues également : est-ce que l’on parle du début du projet ? Du moment où l’on a l’idée ? Ou bien de celui où un budget est alloué, ou encore les équipes mobilisées ? La même imprécision caractérise la date de fin : est-ce qu’il s’agit de la date d’annonce du produit ? De lancement ? Des premières livraisons ?

Ne traîne pas, Coco…

Pour autant, ces imprécisions ne sont pas un défaut. Elles sous-tendent même la plupart des méthodes utilisées pour réduire au maximum le time-to-market – car aujourd’hui, il faut aller vite. « Réduire le time-to-market est une priorité stratégique, pour principalement trois raisons, explique Manuel Cartier, maître de conférence à l’Université Paris-Dauphine. La première est qu’en allant plus vite, on utilise moins de ressources. La deuxième est de pouvoir lancer le produit avant la concurrence, pour bénéficier de ce que l’on appelle l’avantage pionnier. Et le troisième est qu’en allant vite, on sera plus en phase avec les goûts des consommateurs, qui n’auront pas eu le temps de changer d’avis. » Par exemple, dans le monde de la mode, « les entreprises doivent réagir instantanément aux changements de mode ; il faut qu’elles arrêtent de chercher les tendances, et écoutent ce qui fait le buzz. Elles doivent alors passer d’un mode «time-to-market» à un mode «time-to-consumer» », décrit Bob McKee, directeur stratégie pour la mode chez Infor. Cela demande par exemple de songer en particulier à l’étape de vente directe et de distribution… lesquelles peuvent maintenant intervenir à des moments bien distincts, et d’ainsi raccourcir le cycle. Par exemple, en pratiquant des préventes, ce qui donne en exemple extrême la Tesla 3 d’Elon Musk – les voitures étaient vendues alors que l’usine pour les produire n’était pas encore achevée – ou encore en sortant une version bêta du produit, non achevée, destinée à être utilisée/testée par les entreprises et premiers clients. La méthode, courante dans le digital, s’applique désormais dans le monde analogue. « C’est l’idée du MVP : le Minimal Viable Product, explique Manuel Cartier. L’important, c’est que le produit soit viable – on l’améliore ensuite. »

Raccourcir le temps de développement

Néanmoins, la course à la vitesse peut s’avérer être une impasse. Car en fait, les avantages de la rapidité sont moins établis qu’on ne le pense. Il existe tout d’abord des limites à l’accélération que l’on peut apporter à un projet. « On a réalisé qu’investir sur six mois la même somme que sur deux ans, dans le cadre d’un développement accéléré, ne donne pas les mêmes résultats, explique William Barnett, professeur de Business Leadership, Stratégie et Organisations à la Graduate School of Business de Stanford. Ce problème, baptisé «le mythique mois-homme», se produit pour deux raisons. La première est que compresser le temps de développement conduit à faire travailler en parallèle et en simultané beaucoup de personnes, ce qui crée des complications liées aux questions de coordination. Et la deuxième est que parfois, un développement est par essence séquentiel – les données d’une étape étant essentielles pour la suivante – et ne peut pas, du coup, être mené de façon simultanée. » Du coup, il arrive souvent que le coût du développement accéléré soit plus élevé que si ce dernier avait été mené de façon plus classique. Et en plus, ce n’est pas parce que l’on va plus vite que les autres que l’on fait mieux qu’eux. « Lorsque nous avons étudié le rapport entre le succès d’un produit et la rapidité de son time-to-market, nous avons remarqué que si le lien était en général positif, il était néanmoins tempéré par l’incertitude du marché, explique Jiyao Chen, professeur associé en Gestion de l’innovation à l’Oregon State University. En fait, les stratégies axées sur la rapidité semblent plus adaptées aux marchés qui présente des risques – émergent, changeant rapidement, ou inconnu – qu’aux marché stables. »

Chasse aux signaux faibles

De même, l’avantage pionnier, quand on l’examine avec objectivité, s’avère peu fiable. Alors que le pionnier ne dispose que d’une vision floue de son (futur) marché, lui-même par définition de taille réduite, le suiveur dispose d’une base de données beaucoup plus riche et d’un marché plus large. L’avantage est du coup peu clair. Et les contre-exemples abondent : Pfizer a réussi un coup d’éclat avec le Viagra, mais c’est Cialis qui domine aujourd’hui le marché, en ayant sorti le même produit, mais avec des effets plus longs – ce que demandaient les consommateurs. Archos avait sorti des baladeurs mp3 plus performants que l’iPod, avant l’iPod – et tout le monde sait comment cette histoire s’est terminée… De fait, dès 1993, une étude extensive menée par Peter Golder et Gerard Tellis, de l’Université de Californie du Sud, arrivait à la conclusion que « près de la moitié des entreprises pionnières échouaient à devenir des leaders sur le marché », mais qu’en revanche, « les premiers leaders historiques sur un marché connaissent une meilleure réussite sur le long terme et arrivent sur le marché en moyenne 13 ans après les pionniers ».

Il ne s’agit donc pas tant d’arriver le premier que d’arriver au bon moment, que l’on pourrait définir comme le croisement de la maturation d’une technologie avec celle de son marché. Deux indicateurs ont été développés autour de cette idée : le BRL et le TRL – Business Readiness Level et Technology Readiness Level – chacun gradué de 1 (naissant) à 6 (mûr). Les deux doivent être à un niveau de 4 ou 5 pour que les conditions soient favorables. Et parfois, cela peut prendre du temps. « Le micro-ondes était prêt, du point de vue technologique, depuis dix ans avant d’être lancé en France. Le marché, lui, n’était pas prêt… », souligne Manuel Cartier. Comme lire l’avenir dans une boule de cristal n’est pas une option à présenter en comité stratégique, la seule solution reste d’étudier attentivement son marché pour tous les signaux faibles utiles, tout en restant prêt à foncer si besoin. Plus facile à dire qu’à faire, mais heureusement, Internet a apporté un outil presque magique : le crowdfunding, qui constitue à la fois un test du marché, une façon de l’éduquer, et un raccourcissement du time-to-market.

Jongler entre temps courts et longs de l’innovation

La seule façon de concilier la nécessité d’aller vite avec celle d’arriver au moment opportun est d’adopter une organisation interne qui le permette. « Il est essentiel de maîtriser les temps longs et courts de l’innovation », souligne Manuel Cartier. Il faut parfois aller lentement, mettre les projets en «back burner», avec des équipes réduites, et parfois aller vite, en concentrant moyens humains et financiers sur un projet spécifique. Et toutes les méthodes et techniques seront à utiliser : outils digitaux, prototypage numérique, incentives pour les équipes, réduction du nombre de projets pour concentrer les équipes…

En termes d’organisation, cela demande de pouvoir utiliser toutes ces ressources : il faut donc encourager la flexibilité, l’adaptabilité, la collaboration… Et surtout, cela demande des arbitrages : quels projets garde-t-on ? C’est d’autant plus difficile que, là encore, il est impossible de prédire l’avenir, et de savoir quand une technologie deviendra – ou redeviendra – porteuse. Une première solution est de développer des solutions de niche : de quoi rentabiliser la recherche, en quelque sorte. C’est, par exemple, ce que font les acteurs intéressés par la propulsion à l’hydrogène, en sortant des solutions pour véhicules d’entrepôts ou des groupes électrogènes pour les événements sportifs. Une autre option est de développer des partenariats avec des start-up (ou de les racheter au moment voulu), pour les laisser mener les premières phases du développement.

Storytelling et crowdfunding pour tout activer

Mais la solution la plus efficace pour arriver au bon moment sur le marché est… de le provoquer. « La prospective consiste à comprendre le marché, rappelle Manuel Cartier. Sous sa conception classique, on fait de la veille, de la collecte de données, de l’analyse… On en déduit les opportunités. Mais dans une conception moins naïve, on agit sur son environnement : on envoie des signaux, on fait du lobbying… » Les acteurs de la voiture autonome, par exemple, n’attendent pas que les gouvernements se décident, et poussent leurs recherches et leurs demandes de législation – et les gouvernements suivent, parce qu’eux non plus ne veulent pas être en retard.

Mais faire pression sur les institutions n’est qu’une facette d’une prospective active. Plutôt que d’attendre que le public soit mûr pour un produit, il est possible de l’éduquer, ou tout du moins de l’intriguer. Et cela passe par un storytelling solide. « La qualité du storytelling est une dimension essentielle du time-to-market, souligne François Prévost. C’est lui qui créera de l’attraction pour le projet. Il ne faut pas hésiter à étudier plusieurs options et à les tester… » Si l’on reprend l’exemple d’Archos et d’Apple pour les baladeurs mp3, l’histoire mise en avant par Steve Jobs – simplicité, design, marketing… – était beaucoup plus efficace que celle du pionnier. En fait, le storytelling est aujourd’hui une caractéristique essentielle d’un projet, tout autant que la technique. « Il faut tester le concept et le storytelling ensemble dès le départ, pour déterminer les projets intéressants, continue François Prévost. La plupart des PME attendent d’arriver jusqu’à l’entrée sur le marché pour s’y consacrer, ce qui est trop tard. » Là encore, le recours au crowdfunding se montre un outil d’expérimentation précieux, puisqu’il permet également, en échangeant avec la communauté, de voir si l’histoire attachée au produit est efficace à peu de frais. Et si l’histoire ne marche pas, inutile de s’acharner : il vaut mieux recommencer sous un angle d’attaque nouveau. L’histoire regorge d’inventions qui n’ont connu le succès qu’après avoir été « réinventées » : Coca-Cola a d’abord vu le jour comme une boisson médicinale, mais c’est à partir du moment où il a été gazéifié et redéfini comme un soda que la marque a vraiment décollé.

Digital

Accélérateur par excellence

« De plus en plus, les entreprises, tous secteurs confondus, adoptent des logiciels de simulation et d’analyse dans leur course pour devenir pionniers et innovateurs de référence sur leur marché, souligne Amit Sharma, analyste chez Technavio. Et la tendance ne va pas faiblir : ces solutions, en réduisant la durée du cycle de développement et de test, améliorent considérablement le time-to-market. » Il existe maintenant des solutions numériques pour toutes les étapes du cycle de vie d’un produit, de la conception à la fin de vie. Lors du design, le prototypage rapide (à l’aide d’une imprimante 3D) et les simulations de test permettent de gagner jusqu’à plusieurs mois ; les outils de gestion de projet collaborative sont maintenant légion (c’est trouver celui qui vous convient qui devient, du coup, compliqué), et ceux d’optimisation du marketing et de la communication connaissent une révolution tous les trois ans : de la plateforme de gestion électronique de document au CRM, puis maintenant aux diverses variations autour du big data. Le problème est qu’il ne suffit pas de s’équiper des solutions en question : il faut s’adapter jusque dans son organisation interne pour pouvoir les exploiter au mieux – c’est toute la question de la transformation digitale de l’entreprise, un sujet d’actualité pour beaucoup. Heureusement, les évolutions demandées par la transformation numérique sont du même ordre que celles qui permettent une gestion axée sur le time-to-market : collaboration poussée, utilisation de structures type «shadow start-up», organisation matricielle flexible… On peut ainsi faire d’une pierre deux coups…

Jean-Marie Benoist

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