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Prise en étau entre les sanctions commerciales occidentales et les fortes incertitudes du marché pétrolier mondial, la Russie recherche un nouveau souffle économique.
Malgré la tentative de création d’un « Front contre les sanctions », lors du Forum économique international de Yalta, en Crimée, du 18 au 20 avril, la Russie de Poutine n’est pas parvenue à infléchir les interdictions venues frapper certains de ses dirigeants, entreprises industrielles et banques publiques. Au contraire. Le vaste pays-continent, ciblé par de nouvelles pénalités de la part de l’UE, au mois de février, après les incidents en mer d’Azov, reste plus que jamais englué dans sa stratégie de diversification. Poutine veut à la fois contrer les sanctions occidentales décrétées après la crise de l’Ukraine en 2014 et lever sa dépendance aux hydrocarbures.
Investissements timorés
Une mutation d’autant plus impérative que ces pénalités commerciales empêchent la Russie d’importer certains équipements de pointe, à commencer par l’industrie offshore ou la défense. « Pour s’y substituer, les Russes cherchent à fabriquer des machines localement. Mais leur manque de technologie ou de savoir-faire les rend dépendants encore de beaucoup de fabricants allemands ou japonais, précise Dominique Fruchter, économiste spécialiste de la Russie, de la CEI et des Balkans chez Coface. Ils y parviennent davantage dans l’automobile, même si les véhicules restent majoritairement d’importation, et surtout dans l’agro-alimentaire où les machines sont moins sophistiquées. »
Mais cette volonté politique se heurte à un développement privé timide. Parfois directement impulsé par la demande de l’État, comme pour l’industrie militaire qui parvient à exporter, le nucléaire civil où Rosatom réalise d’impressionnantes percées dans les pays émergents ou encore la pétrochimie, derrière la locomotive Sibur. « D’autres réussites existent, notamment dans les services informatiques, depuis les années 1990, avec des géants comme Kaspersky, mais aussi des SSII classiques qui ont réussi à évincer les outils de Microsoft du marché russe, complète le professeur d’économie à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), Julien Vercueil, qui vient de publier Économie politique de la Russie 1918-2018 (chez Points). Même si les montants investis dans les nouvelles technologies – nanotechnologies, IA, robots – restent largement insuffisants pour rattraper son retard. »
Les dépendances russes
Mais avant de renforcer ses investissements, le pays devra d’abord réduire sa dépendance à la rente pétrolière. Depuis le début des années 2000, la croissance russe s’affaiblit un peu plus à chaque recul des prix du baril : en 2007, en 2014, puis en 2015 et en 2016. « Les bientôt vingt ans de pouvoir de Poutine n’y ont rien changé : l’économie russe reste extrêmement vulnérable aux fluctuations des prix du pétrole qui pénalisent les recettes de l’État, la demande intérieure et le pouvoir d’achat, à chaque baisse des cours, pointe l’universitaire. Poutine doit créer les conditions d’une limitation de la dépendance envers la rente pétrolière, en instaurant par exemple des quotas d’extraction ou d’autres formes de régulation. »
Une option à la portée du président russe qui garde encore une importante main mise sur de nombreux pans de son économie. « On estime qu’un tiers du PIB du pays est encore rattaché au pouvoir russe. Environ 30 000 entreprises sont toujours la propriété de la Fédération ou des collectivités locales, en particulier dans les secteurs stratégiques : énergie, transport, secteur militaro-industriel », observe Dominique Fruchter.
Poutine aux manettes
Ce rôle stratégique de l’État avait permis à Poutine, au début des années 2000, de redresser une économie totalement désorganisée par sa libéralisation débridée de la précédente décennie, certes bien aidé, à l’époque, par la spectaculaire remontée du prix de pétrole.
Mais le bilan paraît aujourd’hui bien mitigé pour les ménages russes. « Leur revenu réel ne progresse pas. Au contraire, il recule depuis 2013, calcule Dominique Fruchter. Pire, les inégalités apparaissent assez fortes avec un indice de Gini de près de 40 % qui le place derrière des pays comme l’Ukraine ou la Moldavie ! »
En réaction, Vladimir Poutine a pris, en mai 2019, un décret visant à augmenter les dépenses en matière de formation, d’infrastructures et de santé. « Dans son discours du nouvel an, il a insisté sur les sujets économiques et sociaux qui ternissent actuellement sa popularité. L’âge de la retraite a même été repoussé une première fois de six mois pour cette année, observe l’économiste de chez Coface. Mais ces manques demeurent inégalement répartis sur le territoire. »
La transformation de l’économie russe, dernier défi déclaré de son président, devra ainsi passer par son développement en dehors des métropoles, notamment vers l’est, et ses partenaires chinois et japonais. Il sera relevé, peut-être, sans Poutine. Après 24 ans au pouvoir, le « dictateur » ne pourra se représenter une nouvelle fois en 2024, en théorie. Mais au vu des confortables sondages d’opinion dont il bénéficie toujours, nombre d’observateurs doutent d’un retrait définitif de l’homme fort de Russie.
Pierre Havez