Temps de lecture estimé : 2 minutes
2e volet du dossier “Travailler demain”
En cette matinée de quasi-mousson parisienne de mai 2038, je m’attarde quelques instants devant mon café à 30 nouveaux euros, et consulte mes divers messages : trois propositions de transfert, deux contrats de mission et des rappels pour ma session de formation de la semaine prochaine. En quelques minutes, j’accepte les premiers et mets de côté les seconds pour plus tard. Et je ne peux m’empêcher de penser à la conversation que j’ai eue avec mon grand-père, la veille, à qui j’essayais d’expliquer « ma carrière », comme il dit. Sauf que je n’ai pas une carrière, du moins au sens où il comprend, lui, le terme. J’ai une vie professionnelle, avec ce que cela sous-tend de bouleversements, imprévus, changements de directions… Je ne compte plus mes spécialisations : micro-computing, coding, social media, etc. De son point de vue, j’ai, en fait, déjà changé plus d’une dizaine de fois de « carrière », alors que je n’ai même pas la trentaine : indépendant, salarié, parfois les deux en même temps, je mène ma vie professionnelle au gré des opportunités et de mes envies – et de mes capacités.
Nouvelles exigences, nouvelles compétences
Tout s’est accéléré, en fait, à partir de 2020, avec la conjonction de la deuxième révolution numérique – quand l’IA est véritablement entrée dans les entreprises – et le départ à la retraite de la génération des baby-boomers. Si le deuxième phénomène a ouvert, mathématiquement, des places sur le marché de l’emploi, il ne s’agissait pas, à cause du premier, de remplacements poste à poste. Dans un univers où les tâches à faible valeur ajoutée s’automatisent, il n’y avait plus vraiment besoin, par exemple, d’ouvriers peu qualifiés… mais il fallait des personnes capables de concevoir les optimisations continuelles à apporter aux processus automatiques. De fait, la plupart des métiers que nous exerçons aujourd’hui n’existaient pas encore à l’époque ! S’il y avait, effectivement, du travail disponible, il n’était pas facile à décrocher pour autant. De nouvelles exigences sont apparues : par exemple, la flexibilité et l’adaptabilité sont devenues plus importantes que la fidélité… Il faut aujourd’hui suivre l’évolution – rapide – des nouvelles technologies et savoir les maîtriser en même temps qu’elles naissent, grandissent et disparaissent. Cette capacité d’apprentissage en continu est ce qu’il y a de plus important lorsque l’on veut séduire un client ou un employeur. En un sens, le travail est devenu plus intensif et plus difficile : l’époque où l’on pouvait acquérir une spécialisation pendant ses études et en faire le cœur de l’intégralité de sa carrière est révolue (sans même parler de l’idée, aujourd’hui saugrenue, de passer l’intégralité de sa vie active dans la même entreprise). Chacun se doit d’être plus polyvalent, toujours à jour dans ses connaissances, et c’est une démarche avant tout personnelle. Une vie professionnelle, aujourd’hui, c’est un investissement permanent que l’on fait sur soi-même… Si ça répond à une forte exigence de sens dans sa vie active, tout le monde ne peut (et ne veut) pas suivre le rythme.
Organisations modulaires et contrôle numérique
Ces mêmes constats s’appliquent aux entreprises. L’essor de plates-formes virtuelles, les modèles de production en flux tendus et la réorientation massive vers une création de richesse liée à l’économie du savoir les ont poussées à fortement modifier leurs philosophies internes et leurs valeurs. Du coup, la plupart d’entre elles ont recours à des organisation complexes et modulaires qui mélangent dans des proportions variables salariats, indépendants, et « slasher » – sorte de statut intermédiaire, il/elle enchaîne missions courtes, entrepreunariat, etc. – aujourd’hui probablement la forme la plus courante de vie professionnelle… Car contrairement à ce qu’on annonçait parfois à l’époque, le freelancing n’est pas devenu la norme, même si l’essor des plates-formes numériques l’a certainement normalisé. Le défi, aujourd’hui, pour les entreprises, est de ne pas devenir schizophréniques : entre management à la carte, encouragement des projets personnels, plates-formes collaboratives et, en même temps, la nécessité de normes, contrôles (principalement basés sur la data), standards de plus en plus nécessaires compte tenu de la nature de plus en plus intermittente des trajectoires professionnelles. Chaque entreprise a dû trouver son équilibre, tout comme chaque membre de la population active.
Par Jean-Marie Benoist
Au Sommaire du dossier Travailler demain
1. Etat des lieux et tendances
3. Le travail, ça se travaille… dans l’avenir
RÉTROSPECTIVE : Le travail en France : une brève histoire du Code