Métiers en mutation : le défi de la formation

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Les conseillers d’orientation psychologues ont de quoi s’arracher les cheveux ! Selon un think tank américain – Institute for future –, 85 % des emplois de 2030 n’existent pas aujourd’hui. Le britannique Da Vinci Institute table, lui, sur 60 %, dans une étude plus ancienne, qui date de 2014. Angoissantes, ces statistiques ?
Française, Marylène Delbourg-Delphis vit dans la la Silicon Valley depuis 1987*. Son créneau ? Les high tech. Elle appelle à dédramatiser et à en relativiser la portée. « Le cinéma autour de ces données n’a pas lieu d’être, commente celle qui a vécu le développement des bases de données, la naissance du big data. Évitons la névrose autour de la quatrième révolution industrielle. L’introduction des moissonneuses-batteuses n’a pas exigé des agriculteurs qu’ils préparent un doctorat pour les utiliser », insiste encore cette normalienne de formation, serial PDG hier et aujourd’hui conseillère auprès de grandes entreprises. L’OCDE abonde dans son sens en revoyant (très) à la baisse la part des emplois menacés par le numérique : l’Organisation passe de 47 à… 9 %.
De cette querelle de chiffres, une idée à retenir toutefois : quelle que soit la position du curseur, des métiers seront bouleversés, chamboulés ou disparaîtront. D’autres créés ex-nihilo. Pour Estelle Raoul, directrice exécutive chez Page Personnel, « la formation va devenir le moyen pour les entreprises de rester compétitives. Elle est indissociable de la stratégie. Si on ne forme pas, on recule par rapport aux structures concurrentes. C’est le nerf de la guerre. Qu’est-ce qui fait qu’une société reste compétitive ? Ce sont les hommes !  Dirigeants et salariés ont intégré l’enjeu de la formation. »
D’après l’institut de sondages YouGov, 60 % des Français déclarent spontanément que formation professionnelle et faible taux de chômage sont étroitement liés (enquête réalisée à l’occasion de la cinquième édition du Salon du travail et de la mobilité professionnelle, janvier 2019). « Les compétences techniques sont de plus en plus volatiles, éphémères, commente Christine Le Naour, consultante à l’Association pour l’emploi des cadres (Apec). Le monde des entreprises de services du numérique (ESN) comme l’industrie en font état. Dans les années 1970, la durée de vie d’une compétence était de deux ans et demi (selon l’enquête de l’OCDE). En 2025, elle passe à un an et demi. Peut-être moins. »

Une formation,mais comment ?

« Comment passer d’un discours prophétique à la réalité, s’interroge François Galinou, président de l’ICPF & PSI (Institut de certification des professionnels de la formation & de la prestation de service intellectuel). On ne peut pas former à des métiers qui n’existent pas. La question à se poser est : quelles sont les compétences qui ne vont pas changer ? Les exposés sont nombreux, mais difficiles à mettre en œuvre. » Le tout dans un climat de défiance. Moins de trois Français sur dix (28 %) estiment que les formations professionnelles répondent aujourd’hui aux besoins exprimés des entreprises (institut YouGov). « Le fossé entre les attentes du monde du travail et les cursus dispensés dans les écoles est patent, appuie François Galinou. Croire que, dans ce contexte, on peut continuer à former tout le monde comme avant est illusoire. À l’instar de ce qui se passe dans le foot,
25 millions de Français ont un avis sur le sujet, quand seul un million se retrouvent en situation de face à face avec des élèves. »
Écoles de commerce, d’ingénieurs… tous les établissements d’enseignement supérieur remettent sur l’ouvrage leurs programmes. « On a tout démonté », annonce Isabelle Barth, qui pilote l’Inseec. Depuis son arrivée aux manettes de la business school, 80 collaborateurs planchent sur le nouveau canevas de la formation. « Il serait irresponsable de le maintenir en l’état. » Coût d’une telle opération ? Isabelle Barth le ne connaît pas. « Ne pas le faire engendrerait un coût plus important encore », tient-elle à marteler. « En quoi les métiers auxquels on forme seront impactés par l’automatisation, questionne Valérie Ferrebœuf, directrice de la prospective formation et recherche à CentraleSupélec ? En quoi présentent-ils un caractère répétitif ? S’ils sont concernés, ils sont alors susceptibles de disparaître. Ce qui va rester, c’est bien la capacité à renouveler ses compétences pour absorber les nouvelles technologies, à manier de nouveaux concepts… »
Directeur général d’Eseo, école d’ingénieurs à Angers axée sur les objets et les systèmes intelligents, Olivier Paillet garde lui aussi les yeux rivés sur l’évolution des métiers. « Le data scientist n’existait pas il y a encore cinq ans. Notre école n’avait pas de filière dédiée. Or, au vu des enquêtes d’insertion, nombre de nos diplômés ont trouvé un emploi dans ce domaine. Un métier est éphémère. Mieux vaut axer son raisonnement sur les compétences à développer. »

Le boom des soft skills

La gestion de projet arrive en tête de liste des compétences recherchées par les entreprises partenaires de l’ESG. « La capacité à se remettre en question les intéresse, note Alain Kruger, directeur des masters of business administration (MBA) à l’ESG, mais avec une vraie méthodologie à l’appui, pas de bidouillage. » Les soft skills recouvrent aussi les compétences relationnelles, de quoi doper la satisfaction client, contribuer à la paix sociale, le savoir communiquer, les techniques oratoires et la capacité à argumenter, la maîtrise de soi – pour ne pas sur-réagir –, la gestion du risque, la culture générale ou les humanités, un peu de design aussi, un soupçon de techniques de codage… Sans oublier le retour aux fondamentaux, mâtinés d’interdisciplinarités – haro sur les matières en silo. Un autre virage pris par les établissements. Un vrai millefeuille !
Résultat, les programmes débordent, il leur faut un chausse-pied. Tout faire rentrer dans la matrice des diplômes s’avère un exercice de plus en plus rock’n roll. « La réforme a diminué le volume horaire du titre d’ingénieur, déplore Jean-Marc Dedulle, directeur du département formation continue de l’Institut national polytechnique (INP) de Grenoble, pour des raisons financières. L’autoformation devrait se développer davantage. » Le blended learning a la cote. Autre exemple : les MBA à l’ESG (groupe Studialis) s’étalent dorénavant sur deux ans. Tout ne tenait plus en une année.

Incontournable formation continue

« L’innovation n’est pas un flash de génie, explique Julie Bertoni, responsable des ressources humaines de FED, cabinet de recrutement indépendant, mais bien un travail qui doit s’organiser comme une activité régulière. » Finalement, si la prise de conscience des entreprises remonte à quelques années en arrière, le passage à l’acte date d’il y a deux ou trois ans. « L’investissement est mesuré, mieux orienté, analyse Sylvia Di Pasquale, rédactrice en chef de Cadremploi. Le sujet revient sur la table en comité de direction toutes les semaines, et non pas une seule fois par an. Les responsables formation se transforment en marketeurs. Ils évangélisent. Le secteur se professionnalise. »
Au sein du cabinet Page Personnel, la population cible change. « Avant, seules les nouvelles recrues et les nominations bénéficiaient d’une formation, analyse Estelle Raoul, directrice exécutive. C’en est terminé de cette vision. La formation doit s’adresser à tout le monde. Personne ne doit se sentir exclu. C’est un outil pour fédérer les collaborateurs. » De même, un poste de responsable de formation a été créé. Et ce qui est plutôt rare, le budget global de la formation du groupe a augmenté. Une plate-forme en libre accès a été lancée en fanfare –même si tout n’était pas parfaitement ficelé.
Même élan du côté de chez Mazars, organisation d’audit et de conseil. « Déployer l’employabilité de nos collaborateurs est au cœur de nos préoccupations, explique Mathilde Le Coz. Ce sont des jobs à passerelle. Il est de notre responsabilité de les former pendant leurs années Mazars à leur deuxième partie de carrière, de les préparer à leur coup d’après. Si on ne tient pas cet engagement, ils ne viendront plus. » La réponse apportée – en termes de formations – par les entreprises à ce marché de l’emploi en plein bouillonnement participe de la politique de la marque employeur.
L’arrivée échelonnée sur le marché de l’emploi des générations X, Y et Z n’est pas étrangère à cette nouvelle considération accordée à la formation et à sa nouvelle répartition. Au déploiement des formats courts, très tendance. La quête de sens compte pour eux. En réponse, le groupe FED mise sur la notion de développement de l’intelligence collective, l’innovation qui émerge du terrain, et non descendante pour une meilleure appropriation.

La revanche des RH ?

On peut se poser la question. Exit l’image du service RH enfermé dans sa tour d’ivoire. « Les transformations ne les épargnent pas, commente Christine Le Naour, consultante de l’Apec depuis plus de vingt ans. Ces métiers se fragmentent, avec des besoins réels d’expertise qui apparaissent : recrutement, formation, marque employeur… » Mathilde Le Coz, directrice des talents et de la transformation RH parle de « fonction disruptée ». L’occasion pour cette profession de reprendre la main, de se replacer au cœur de la stratégie. Et si tel n’est pas le cas, « jetez un pavé dans la mare, lance Marylène Delbourg-Delphis aux DRH. Les ressources humaines sont au cœur du management (in Tout le monde veut aimer son travail), du business et de sa transformation. Vous êtes, pour l’entreprise, un conseil continu de gestion […] La banalisation de leur fonction est probablement l’une des erreurs les plus coûteuses que puisse commettre un dirigeant. »

Muriel Wolski

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