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Jeremy Rifkin fait peur. Jeremy Rifkin alerte. Mais Jeremy Rifkin a un plan. Cet essayiste prospectiviste américain connu comme le loup blanc, espèce pourtant disparue, aboie depuis longtemps. Son New Deal vert mondial n’est pas pour autant un nouveau pamphlet décliniste qui en appelle à l’holocauste de l’humanité. L’écologie s’y fait économie. Un plan économique en bonne et due forme pour préparer la 3e révolution industrielle, celle de l’Internet et du renouvelable, entre « horizontalisation » du pouvoir et utilisation massive du numérique. Au final, une vision très positive.
En 2012, il l’avait théorisée, cette Troisième révolution industrielle. À l’orée de 2020, il en livre aujourd’hui le mode d’emploi pour entrer concrètement dans ladite révolution. Son constat de départ n’a rien de particulièrement révolutionnaire : « La civilisation fossile va s’effondrer d’ici à 2028. » À part la proximité de la date et sa précision, l’assertion ne surprend pas : même les théoriciens du capitalisme expansionniste à la consommation sans fin de ressources ne misent plus sur le « fossile », à part, peut-être, Mister Trump, comme le chanterait Renaud. Mais à cet effondrement s’ajoute l’alléguée sixième extinction de masse qui sert d’argument massue (que ne démentent plus non plus les spécialistes du vivant). Le nouveau monde qu’il nous promet – comme le relaient déjà les démocrates américains, à l’image d’Alexandra Ocasio Cortez, Elizabeth Warren ou Bernie Sanders – doit atteindre 100 % d’énergie renouvelable. Rifkin montre que chacune des deux précédentes révolutions industrielles s’est établie sur la base de trois variables : énergie, communication et modes de transport. La première se sera accomplie avec le charbon, couplé au télégraphe et à la multiplication des chemins de fer. La deuxième aura bénéficié du pétrole, des technologies du téléphone et de la télévision, comme de la voiture et des camions. Cette fois, il voit sa trilogie vérifiée par l’avènement des énergies renouvelables, d’Internet et des voitures autonomes non polluantes.
Un monde renouvelable
Pour l’essayiste, la bascule entre notre société actuelle très carbonée et un monde qui tournera à l’énergie renouvelable pourrait se réaliser en dix ans. L’inquiétante « bulle du carbone » dont il promet l’explosion pour 2028 – d’où la précision – constitue son argument majeur. Selon Rifkin, à partir de 14 % d’énergie renouvelable dans le mix énergétique, la bulle explosera, libérera des centaines de milliards de dollars d’actifs, alors réinvestis dans le renouvelable (l’Europe fait ici figure de bonne élève, puisque la barre des 20 % a été passée en 2017). Pour appuyer son argument, Rifkin montre que le coût des énergies renouvelables est moins élevé que celui du fossile. La critique n’a pas tardé à riposter. Nicolas Bouzou, économiste et fondateur du cabinet de conseil Asterès, lui reproche l’oubli d’une variable : « Il ne prend pas en compte la totalité de l’équation. Le renouvelable, c’est intermittent, ça ne marche pas quand il n’y a pas de vent ou de soleil. Il faut regarder les choses lucidement, le coût du renouvelable est supérieur au coût du nucléaire. » Mais outre que les technologies de stockage de l’intermittent se mettent en place, le coût réel du nucléaire avec ses déchets pourrait dépasser le renouvelable…
Logique avec lui-même, Rifkin demande aux gouvernements de mettre en place les investissements d’infrastructures nécessaires à la bonne implantation de banques vertes pour attirer des investisseurs en quête de rendements stables. Taclé à nouveau par Bouzou pour qui les gouvernements n’ont pas même besoin d’investir directement : « Si vous faites de la fiscalité écologique, beaucoup d’investissements verts deviennent rentables, donc le système financier et bancaire classique s’y mettra spontanément. » Quelle fiscalité ? Pour inciter les industriels de l’énergie à aller dans ce sens, Rifkin préconise un prix du carbone fixe et très élevé.
Un monde numérique
Afin de faire tourner ce nouveau monde du renouvelable, le numérique constitue pour le New Deal vert un moteur d’un maillage numérique menant à la rationalisation de l’énergie. Rifkin prône la connexion totale, les maisons, les voitures, des villes entières… IA, big data, algorithmes, blockchain, sont les points cardinaux d’une consommation contrôlée. Sur ce point, le plan de Rifkin est entravé, en Europe, par le Règlement général sur la protection des données (RGPD) créé en 2016. Une brèche dans laquelle s’engouffre son contradicteur. « Green Deal ou pas, si vous voulez mener une politique écologique basée sur l’innovation, créer de l’éco-efficacité énergétique, vous avez besoin du numérique et de l’IA, qui se fondent sur les données. L’algorithme fonctionne aux données : plus vous en avez, mieux c’est. Avec le RGPD, on limite considérablement ce flux de données. » Moralité : pour la nouvelle économie du renouvelable rifkinienne qui ne peut se passer de l’exploitation massive des données personnelles… l’Europe bonne élève devient beaucoup moins un modèle.
Un monde horizontal
Jeremy Rifkin repense aussi les structures de pouvoir, qu’il souhaite horizontales et décentralisées. Il dessine un pouvoir bénéfique aux citoyens, impulsé par les travailleurs et leurs cotisations, mis en place au sein des localités, à l’image de son système d’assemblées de pairs, des centres de gestion des données interconnectés, dirigés par des responsables locaux. Son contradicteur favori ne lui donne pas tort, suggestion à la clé : « Dans le domaine de l’économie circulaire, il y a beaucoup de politiques qui pourraient être mises en place localement, notamment en partenariat avec le monde agricole. Il existe une décentralisation de la production énergétique très intéressante, et ce ne sont pas des investissements décidés par l’État, mais plutôt à l’échelle d’une intercommunalité. »
L’« écolonomie », nouveau levier électoral pour une certaine frange de la gauche élargie, est en tout cas porteuse d’espoirs. Ce nouveau livre de Jeremy Rifkin aura bénéficié d’une influence sans frontière, à l’image du monde numérico-écologique que dessine le penseur, des salles de conférences de Science Po jusqu’aux oreilles des démocrates américains. En réalité, le monde de Rifkin, séduisant et rassurant, n’est guère éloigné des scénarios positifs que multiplient bon nombre des penseurs du monde fossile qui se meurt. Mais le bon sens qu’il suggère n’est pas la chose au monde la mieux partagée : la COP 25 de Madrid, au-delà des exhortations de rigueur, montrera que les États, à commencer par les plus puissants, n’ont pas lu Rifkin…
Jean-Baptiste Chiara, avec Olivier Magnan