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La banque publique d’investissement Bpifrance fête ses dix ans. Et Nicolas Dufourcq est toujours là. Car après le feu vert du Parlement en février, le banquier et inspecteur des finances a rempilé pour un troisième mandat, de cinq ans. C’est simple, depuis sa création en 2013, l’institution n’a connu que Nicolas Dufourcq à sa tête. Voilà donc une décennie que le banquier des entrepreneurs – et ses équipes – accompagne celles et ceux qui ont fait le choix de l’aventure, de l’indépendance, de la création d’entreprise(s). Bilan, dix ans après : 70 000 entreprises financées chaque année en moyenne. La « BPI » est devenue une institution pour tous les porteurs de projets, l’organisme auquel on pense lorsque l’on se trouve en quête du coup de pouce qui peut faire la différence. Entreprendre, oui. Mais pas seul.
Avant cela, Nicolas Dufourcq fréquente les bancs du lycée Henri IV à Paris, d’HEC et de l’ENA (baptisée depuis INSP). Les cases sont cochées pour s’offrir une carrière dans les grands groupes. Un passage d’abord par les ministères au début des années 1990, notamment ceux de l’Économie et des Finances, puis à la Santé et aux Affaires Sociales. En 1994, Nicolas Dufourcq rejoint France Telecom, crée la division multimédia, s’essaie à l’intrapreneuriat… en ressort, au passage, Wanadoo ! S’ensuit, en 2004, Capgemini, qui n’était pas encore le mastodonte de l’industrie du conseil que l’on connaît aujourd’hui. Là-bas encore, Nicolas Dufourcq devient progressivement la pièce centrale du puzzle Capgemini : en charge d’abord de la région Europe Centrale-Europe du Sud, puis directeur financier, membre du comité exécutif, et enfin directeur général adjoint. Bref, un travailleur acharné, obnubilé par cette envie de faire sortir de terre un tas de projets et d’innovations. Que ce soient les siens ou pas.
Il existe quantité de Français qui ont le potentiel pour devenir entrepreneurs
Car oui, dans un monde où l’individualisme est roi, Nicolas Dufourcq fait du collectif sa priorité. Puisque c’est le destin de la France – à la fois sa souveraineté, son indépendance, sa santé économique, et sa capacité à peser à l’international – qui est en jeu. Un amoureux de son pays qui s’attelle chaque jour à le faire grandir un peu plus, grâce aux entrepreneurs. Et tout cela, avec le même entrain que lorsqu’il assiste à un concert de musique électronique !
Inspecteur des finances, banquier, entrepreneur… à la fois institutionnel et sur le terrain, comment vous vous définissez ?
Je me définis plutôt comme un entrepreneur. À HEC, durant mon cursus, je créais déjà des boîtes. J’ai découvert Internet aux États-Unis, avec l’arrivée de Prodigy (l’un des premiers fournisseurs d’accès Internet, qui arrive en 1993, ndlr). En rentrant en France, j’avais en tête de faire la même chose avec France Telecom. D’où la naissance de Wanadoo. J’ai fait de l’intrapreneuriat. J’ai entrepris, et avec mes équipes nous avons pu coter Wanadoo pour 20 milliards d’euros. Pour l’époque, en juillet 2000, c’était fou. Après, à Capgemini, j’ai été numéro 2 du groupe pendant 10 ans. Avec Paul Hermelin et l’équipe, on a tout transformé, pour redresser la profitabilité et passer de 50 000 à 150 000 personnes quand je suis parti, dont 80 000 en Inde, aujourd’hui c’est encore bien davantage. Donc oui, j’ai toujours voulu pousser les lignes.

Puis on pense à vous pour lancer Bpifrance, c’est cette âme d’entrepreneur qui a séduit ?
À l’origine le projet visait à fusionner des sociétés qui n’étaient pas forcément faites pour s’entendre (OSEO, CDC Entreprises et FSI, ndlr). Emmanuel Macron, à l’époque conseiller de François Hollande, m’a appelé, après en avoir parlé avec David Azema et Pierre Moscovici, ministre au sein du gouvernement Ayrault. David Azéma, était commissaire de l’Agence des participations de l’État (APE). Odile Renaud-Basso, à l’époque directrice adjointe du cabinet de Jean-Marc Ayrault, a également soutenu le projet. Puis ils ont soufflé l’idée à François Hollande. C’est comme cela que ça s’est fait. Après, tout était à accomplir. Ils me connaissaient dans mes capacités d’indépendance, ils avaient en tête mon parcours, fait de déploiements de projets complexes et entrepreneuriaux, donc ils m’ont fait confiance. Je me suis retrouvé à la tête de Bpifrance en 2013, que je n’ai plus quittée depuis !
Justement, présent depuis dix ans, et vous avez été reconduit récemment pour un troisième mandat, vous ne vous lassez pas ?
Dix ans, ce n’est rien, cela passe extrêmement vite ! Quand vous regardez le temps que ça prend pour qu’une entreprise du CAC40 devienne ce qu’elle est… les grandes choses se construisent dans la durée. Je suis très heureux ici. Tous les gens qui travaillent à Bpifrance partagent les mêmes valeurs, les collaborateurs, dans tous les métiers et toutes les régions, sont tous très impliqués.
En dix ans, l’action de Bpifrance en chiffres clés :
■ 535 000 TPE, PME, ETI et grandes entreprises soutenues (dont 70 % de TPE)
■ 70 000 entreprises financées chaque année en moyenne
■ 3 500 PME-ETI accompagnées dans le cadre d’un accélérateur
■ 50 milliards d’euros d’actifs sous gestion, contre 20 milliards en 2013
■ 500 fonds de capital investissement privés souscrits par Bpifrance, gérés par 200 sociétés de gestion partenaires
■ 20 000 entreprises ont été soutenues pour des projets d’internationalisation
■ 50 milliards d’euros injectés dans l’industrie en 10 ans
■ 23 milliards d’euros consacrés à la Transition écologique et environnementale (TEE) des entreprises, avec une forte accélération depuis 2020
■ Plus de 3 500 collaborateurs aujourd’hui répartis au sein des 50 implantations régionales du groupe.
Source : rapport Bpifrance « 10 ans d’impact, 2013-2023 »
Parlez-nous de la mission de Bpifrance…
Bpifrance, c’est un éditeur d’entrepreneurs. On considère qu’il existe quantité de Français qui ont le potentiel pour devenir entrepreneurs. Au même titre que nombre d’entrepreneurs pourraient doubler, tripler, décupler la taille de leurs boîtes. Eh bien on est là pour rendre des projets possibles. Pour les faire fleurir et les accélérer. Ce qui n’empêche pas une discipline du résultat. On ne finance pas les yeux fermés, les projets doivent tenir la route. On est à leurs côtés aussi en cas de coups durs. Même s’ils vont mieux actuellement, les entrepreneurs ont beaucoup souffert en période de covid-19. C’est dans ces moments aussi que Bpifrance révèle son ADN. Sa capacité à anticiper et réagir en quelques jours, et heures parfois. On a tenté d’absorber le stress des entrepreneurs. Concrètement, je leur proposais des rendez-vous réguliers, tous les jeudis en visioconférence. Ils pouvaient échanger, me poser des questions, comment allaient fonctionner les PGE (prêts garantis par l’État, ndlr). Un moment fort entre un éditeur et ses auteurs, c’est comme cela que je l’ai vécu.
Mais tout le monde ne peut pas devenir entrepreneur ?
Non et tout le monde ne doit pas le devenir. Un entrepreneur doit avoir une énergie débordante, une volonté folle de réussir, de l’ambition, et en même temps il doit être très opérationnel. Je dis souvent qu’un entrepreneur, c’est la rencontre entre un grain de folie et un tableur excel dans la tête. Savoir compter reste indispensable, c’est évident.
Certains aimeraient se lancer dans l’aventure, et ils le pourraient. Mais ils n’osent pas. À cause de la peur. La peur du vide ou un manque de confiance dans le parachute. Échouer fait partie du processus, c’est normal. Beaucoup de gens passent à côté de leur vie car ils se posent trop de questions. On vit dans un pays où l’on aime philosopher, analyser, décrypter… au risque d’oublier d’agir ! Parfois, il faut y aller, on verra après. On a trop tendance à vouloir à tout prix réduire le risque, presque l’annuler. Or quand on entreprend c’est tout simplement impossible. À vaincre sans péril on triomphe sans gloire. Et si l’on échoue, qu’est-ce qu’il se passe ? Si vous êtes malade, on vous soignera gratuitement parce que vous êtes en France. Si ce sont vos parents, idem, la société s’en occupera. La France, voilà un paradis pour les entrepreneurs !
L’événement : 5 octobre 2023
Big Bpifrance Inno Generation, le plus grand rassemblement business d’Europe, se tiendra à l’Accor Arena à Paris, sur le thème de la fierté.
Parmi tous les porteurs de projets que vous avez accompagnés, lesquels gardez-vous en tête encore aujourd’hui ?
Vous savez, nous accompagnons 70 000 entreprises chaque année… difficile d’en citer quelques-uns. Chaque jour les entrepreneurs m’impressionnent, qu’ils dirigent des petites ou grandes boîtes. La France peut et doit être fière de ses entrepreneurs. Y compris des très grands. Si l’on regarde le CAC40, un Bernard Arnault fait rayonner notre pays à l’international. Pourquoi est-il décrié ? Pour sa fortune ? Le succès du luxe français est extraordinaire. Une fierté. Impossible de ne pas respecter et valoriser ces performances-là, cette force marketing aussi. C’est en France, tant mieux !
La désindustrialisation, disséquée par Nicolas Dufourcq
« La désindustrialisation est un moment majeur de l’histoire de la France, et pourtant elle est couverte d’un halo de mystère. Elle a commencé dans les années 1970 mais s’est brutalement accélérée à l’aube de l’an 2000. Entre 1995 et 2015, le pays s’est vidé de près de la moitié de ses usines et du tiers de son emploi industriel. Des quantités de communes et de vallées industrielles ont été rayées de la carte. D’innombrables savoir-faire ont disparu, les filières se sont désagrégées, la société tout entière s’est détournée de l’industrie, synonyme de défaite. Une défaite à bas-bruit en effet, toujours incomprise, toujours controversée, beaucoup plus grave que dans les autres pays d’Europe continentale. » Une analyse clinique, sorte d’autopsie à laquelle s’adonne Nicolas Dufourcq dans son ouvrage La désindustrialisation. Il n’est pas seul, l’inspecteur des finances a convié nombre d’experts pour évoquer ce qui pourrait être l’une des causes du déclin français ces dernières décennies. Comme des entrepreneurs (Xavier Fontanet d’Essilor, Laurent Burelle de Plastic Omnium, etc.), des politiques (Alain Madelin, Jean-Pierre Chevènement…), des hauts-fonctionnaires (François Villeroy de Galhau, Louis Gallois…) ou encore des économistes (Laurence Boone, etc). Témoignages, expertises, chiffres à l’appui, Nicolas Dufourcq explique les raisons de cette désindustrialisation à la française : un coût du travail qui n’a cessé de s’élever, le manque d’anticipation de la déferlante chinoise, la surestimation des accrocs allemands – car l’emploi industriel s’y maintient alors que le nôtre s’effondre –, l’épisode Lionel Jospin, son absence de soutien à l’offre et l’erreur des 35 heures. L’influence anglo-saxonnedes élites françaises y passe aussi, « les grands groupes français étaient exposés aux influences anglo-saxonnes, via leurs sièges parisiens, leurs banques, leurs consultants et leurs actionnaires, tous mondialistes, tous favorables aux délocalisations et au fabless », regrette celui qui fera tout pour que la France renoue avec son industrie, reprenne son destin en main. La désindustrialisation de la France, 1995-2015, aux éditions Odile Jacob.
La BPI fête ses dix ans, quels sont les grands projets à venir ?
Le grand projet fondamental de Bpifrance : faire en sorte que l’on compte toujours plus d’entrepreneurs en France ! Encore trop nombreuses sont les personnes qui font des choix régis par le fatalisme, qui réalisent des carrières salariales lentes alors qu’ils aspirent intérieurement à autre chose. Nous allons poursuivre notre combat pour la liberté d’entreprendre. Créer son entreprise ne doit plus faire peur. Quand ceux qui nous gouvernent mettent en place des politiques familiales, les Français font des enfants… alors les politiques entrepreneuriales nous pousseront à monter plus d’entreprises ! Bpifrance agit en ce sens. Il y a ceux qui pensent que l’avenir sera au revenu universel, d’autres qui croient à un monde d’entrepreneurs. Vous savez dans quel camp je me range. Figurez-vous que les deux ne sont pas incompatibles, mais le premier implique forcément le second. Pas de revenu universel sans davantage d’entrepreneurs qui réussissent, donc mon rôle indirectement, c’est d’augmenter la masse fiscale qui finance la redistribution.
Autre pilier, on doit tâcher d’accompagner des projets qui participent à la réindustrialisation de la France (notre territoire s’est vidé de la moitié de ses usines entre 1995 et 2015, ndlr). Une réindustrialisation verte, l’objectif étant de décarboner le tissu productif français. C’est donc autant un projet industriel que moral. La France doit reprendre son destin en main, elle doit retrouver sa souveraineté. C’est tout l’objet du plan « France2030 ».
Enfin, l’économie doit s’immiscer dans toutes les sphères de la population, y compris au sein des plus modestes. Le private equity doit se démocratiser. C’est pourquoi, très concrètement, nous venons de lancer notre troisième fonds grand public. Toujours plus accessible : avec un ticket d’entrée de 1 000 euros seulement. De manière à ce que tout un chacun puisse détenir une partie du portefeuille de Bpifrance, et donc injecter son épargne dans l’économie réelle. Pour les citoyens, Bpifrance peut devenir un tiers de confiance. Elle rassure par sa proximité.
Vous avez une vision, pourquoi ne pas endosser les premiers rôles politiques ?
Ce sont deux choses différentes. Bpifrance, encore une fois, c’est un éditeur d’entrepreneurs. On procède au cas par cas, projet par projet, entrepreneur par entrepreneur. Parce que ce sont leurs choix aussi, ils viennent nous solliciter, et on les aide. La politique, au sens où vous l’entendez, c’est la République, c’est bleu-blanc-rouge. On est souverain. Mon rôle de proximité à Bpifrance me convient parfaitement.
Dernière question. Quels sont vos hobbies, qu’est-ce qui vous passionne ?
Quand je ne travaille pas vous voulez dire… ! J’aime beaucoup l’histoire. Et la musique bien sûr. La musique électronique. Un concert d’électro réussi, c’est quelque chose d’extraordinaire. De la grande musique. Un espace sonore qui vous transperce des pieds jusqu’aux cheveux comme en janvier à l’IRCAM avec Lucie Antunes.
Propos recueillis par Geoffrey Wetzel et Jean-Baptiste Leprince
À retrouver également dans ce numéro :
Notre grand dossier : IA et entreprises, la révolution est en marche.
Parmi nos autres sujets : la création d’entreprise en Auvergne-Rhône-Alpes, les séminaires pour motiver vos équipes, ou encore notre Œil décalé : le télétravail – où je veux et quand je veux ?