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« La blockchain – chaîne de blocs – est une base de données dans laquelle les données sont stockées et distribuées sur un grand nombre de machines à puissance de calcul élevée. Toutes les écritures passées dans ce registre sont visibles de l’ensemble des utilisateurs, depuis sa création. » Définition de la Commission nationale de l’informatique et des libertés. Au départ associée au sulfureux bitcoin, la technologie blockchain s’immisce déjà dans notre vie. Et la plupart du temps, nous ne le savons pas !
Vous ne savez guère, par exemple que les poulets, les œufs ou les fruits et légumes sont tracés et enregistrés dans une blockchain pour garantir leur qualité et faciliter la gestion de l’approvisionnement chez Carrefour.
La blockchain devient également un socle structurant pour les villes dites intelligentes : Bouygues a mis en place à Lyon Confluence une chaîne de blocs pour gérer l’information de sa consommation énergétique mais aussi carrément partager l’énergie. Demain, la technologie « comptera », « transférera » les échanges de biens, de services, de consommation, de productions d’énergie et autres contenus et les « monétisera ».
Objectif : fluidifier la ville, prendre des décisions instantanées à l’aide des votes des habitants. Orange ou l’État de Virginie aux États-Unis l’ont expérimenté…
Samsung travaille sur l’automatisation des remplacements de pièces défaillantes ou des maintenances prédictives depuis les informations collectées dans un appareil électroménager. La technologie blockchain déclenche des actions de commandes ou de réparations de manière automatique, sans intervention humaine.
Plusieurs assureurs l’utilisent pour enregistrer les données de transports, météorologiques ou les facteurs d’un environnement. Selon les paramètres de retards d’un avion, d’intempéries, de dégâts matériels ou attaque cyber… une indemnisation est automatiquement déclenchée dès lors que le phénomène survient, le tout sans aucune intervention humaine.
Les médicaments, actes médicaux ou ordonnances… seront garantis et sécurisés. Les échanges d’informations fluidifiés entre les professionnels et les parties prenantes. Plus d’intermédiaires et à la vitesse de la lumière…
Inverser les modèles économiques
Ce sont encore des chaînes de blocs qui contrôlent la qualité des données injectées dans des systèmes d’information ou au sein des intelligences dites artificielles : elles tissent un réseau d’irrigation sûr. De quoi, autres exemples, mesurer sans erreur le temps passé par un écolier à apprendre ses cours depuis un navigateur Internet tel que Brave et le récompenser avec des jetons pour l’acquisition de produits ou services. Cette émission de jetons, mine de rien, va inverser des modèles économiques actuels en valorisant des ressources disponibles inexploitées ou des ressources de matières premières jusqu’alors utilisées et vendues : Iexec met à disposition des puissances de calculs utilisées de nos PC/Mac contre rémunération. EcoCoin lie la monnaie à un… arbre. Au lieu de créer de la valeur et des revenus sur l’abattage d’un arbre, cette devise lancée le 22 octobre 2015 par une équipe de Néerlandais au profit du développement durable renverse le flux : vous gagnez des « EcoCoin » à préserver les arbres et à les planter. Vous pouvez les dépenser pour acquérir des produits « verts ». Cette même mise en place de monnaie virtuelle dans la finance vise à réaliser des transactions bien réelles traduites en « vrai argent » dans le bilan des sociétés.
Vers un monde automatique
On s’est un temps affolé autour du libra créé par Facebook. Mais à bas bruit, la blockchain offre une multitude de nouveaux usages qui transforment de manière invisible notre quotidien.
Au fur et à mesure de la montée en puissance du numérique dans l’ensemble des infrastructures, réseaux, activités humaines et machines, la technologie blockchain innove. De façon majeure. Les capteurs, les machines, les appareils connectés, la technologie DAO (organisation autonome décentralisée qui fournit des solutions de coordination entre appareils ou IA et opérateurs humains), les socles d’infrastructures tels que la plate-forme singularityNET – l’intelligence artificielle as-a-service propulsée par le lancement d’une cryptomonnaie – concrétisent au quotidien la décentralisation : les connexions des IA vont ouvrir l’accès aux données vérifiées et aux outils en temps réel.
Traduction de cette lame de fond ? De nouveaux modèles d’entreprises, automatisées, autonomes et intelligentes, vont émerger. Des tarifications, produits ou services en temps réel seront la norme. Des robots, drones ou voitures encore plus autonomes vont non seulement circuler, mais aussi réaliser des paiements ou des transactions pour nous ou encore réaliser des contrats ou des conseils en notre nom, à l’image du projet singularityNET et Cisco. « Pour nous » et « En notre nom » ne signifient pas à notre place, sans notre consentement… Avec la sécurité apportée par la blockchain, les véhicules ou objets communiqueront de manière fiable avec les multiples réseaux. Assez pour prendre des décisions en autonomie, tout en respectant les paramétrages de limites. Les informations ainsi identifiées vont nourrir toutes les interactions dans des réseaux et technologies sécurisées.
Derniers arbitrages
Alors, le « meilleur des mondes » ? Un peu, si l’on considère que nos modèles constituent déjà les meilleurs mondes et que la technologie des chaînes de blocs va les optimiser. Mais même dans ce cadre idéologique discutable, quelques inconnues subsistent qu’il faudra lever avant de déployer la technologie à grande échelle. La capacité de la blockchain à fonctionner en grands volumes tout en restant décentralisée reste pour l’instant impossible.
Autre limite : la confidentialité des données, y compris données personnelles. Comment la transaction, par nature immuable et intouchable, sera-t-elle compatible avec l’exigence européenne du Règlement général des données personnelles (RGPD) ? Si je ne veux pas que mon nom apparaisse et soit exploité d’une façon ou d’une autre, comme lorsque j’achète un produit en ligne, il me faudra aujourd’hui recourir à un logiciel de fonction cryptographique avancée comme Cleopatra ou supprimer par un moyen ou un autre l’accès par un tiers à mes données en supprimant la clé secrète. La Cnil planche activement sur cette « approche du droit à l’effacement » comme sauvegarde de la compatibilité avec le Règlement européen. Tout est affaire de distinguo entre une transaction immuable et une transaction rendue illisible pour des tiers (sauf à imaginer que la transaction anonymisée reste accessible aux entités légitimes dans un registre privé). Bref, l’immuabilité est incompatible avec l’effacement total. Sans parler des difficultés liées à la portabilité des données ou leurs modifications…
Mais dès lors que la technologie se hissera au stade de socle d’infrastructure, comme la distribution d’électricité, toutes ces zones d’ombre seront résolues.
Progrès et limites
Pour l’heure, il existe une multitude de blockchains.
• Les « publiques » sont accessibles à tous depuis des sites comme blockchain.com. Les transactions, transparentes, autorisent à faire valoir les droits liés à l’empreinte enregistrée dans le système. Tout le monde est à même de créer une transaction et de participer au processus de validation des blocs.
• Les blockchains « à permission » ne sont accessibles qu’aux personnes amenées à participer au processus d’approbation ou à mener des transactions.
• Les blockchains « privées » restent sous le contrôle d’un acteur qui assure seul la maîtrise de la participation et de la validation. Il est possible dans ce cas de les recharger ou de les modifier et constituer alors des bases de données distribuées « classiques ».
Le choix des chaînes s’analyse comme un compromis entre la confiance, l’efficacité, les fonctions et l’évolution. Une blockchain publique est fiable mais non évolutive, alors qu’une blockchain privée se révèle moins fiable mais évolutive.
La technologie automatise les trois fonctions clés de sécurité : validation, sauvegarde et préservation de toute transaction sans aucune intervention de tiers. Comment est-ce possible ? Le système décentralisé dans des milliers de machines à puissance de calcul et dotées d’un algorithme cryptographique compare immédiatement les modèles d’informations contenus dans un « bloc ». Si le modèle n’est pas conforme dans la majorité des cas, la modification est rejetée sans intervention humaine. C’est notamment ce qui donne sa force à cette technologie, quasi infalsifiable. En outre, son piratage serait coûteux, visible et anéantirait immédiatement l’intérêt du système.
Il restait le reproche de la limite de la vitesse des transactions : c’est réglé. La chaîne australienne Lightning Network, un système d’exploitation de la blockchain, offre la possibilité d’une mise à grande échelle des blockchains publiques.
Restent des écueils démontrés par des chercheurs : failles de sécurité et coût énergétique de la blockchain. Un dollar en crypto coûte plus cher en énergie qu’un dollar de cuivre ou d’or. Mais l’avantage de sa totale dématérialisation le fait circuler à la vitesse électronique. Or, temps, c’est…
Patrice Remeur