Géopolitique spatiale : cap sur le new space !

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Le spatial était « régalien », il se privatise. Cet héritier de la guerre froide et de la dissuasion nucléaire connaît une rupture sans précédent depuis son ouverture croissante aux acteurs du privé, leaders de la Silicon Valley en tête et SpaceX en embuscade. Un phénomène pour l’heure typiquement américain mais qui bouscule déjà la donne en Europe comme en Chine.

Prêt·e pour un voyage privé dans l’espace ? C’est à coup sûr le cas des trois touristes spatiaux américains sélectionnés en début d’année pour participer au premier vol orbital « civil » de l’histoire à bord d’un habitacle « civil », le Crew Dragon, au sommet du lanceur Falcon 9 prévu… fin 2021 ! Un périple de plusieurs jours organisé comme un voyage de tourisme par la société américaine SpaceX, fleuron du magnat des affaires Elon Musk. D’abord commande de la nasa pour des trajets vers la Station spatiale internationale (ISS) – qu’a utilisé le 22 avril le spationaute français Thomas Pesquet, la solution SpaceX Dragon 2 joue désormais les navettes de ligne pour voyageurs « grand public ». Une concrétisation de la montée en puissance, depuis une quinzaine d’années, d’un phénomène historique, celui du new space. « C’est-à-dire la rencontre entre le monde de la Silicon Valley et celui du spatial », résume Isabelle Sourbès Verger, chercheuse au CNRS et spécialiste des politiques spatiales. Et tous les acteurs de la géopolitique spatiale – Europe, Chine, Russie, Japon… – tentent de se mettre au diapason d’une telle configuration ! « Même si force est de constater qu’un tel modèle prometteur reste pour l’heure typiquement propre aux États-Unis, l’hyperpuissance mondiale incontestée de l’aérospatial, avertit l’experte. L’émergence du new space outre-Atlantique s’est imposée lorsque la nasa a choisi de sous-traiter ses activités de lancement à des acteurs privés détenteurs de leur propre stratégie de développement en la finançant sur fonds propres appuyés par des contrats publics. »

Projet Starlink

Une révolution de taille pour ce secteur régalien, héritier de la guerre froide et de la dissuasion nucléaire (symbolisé par le lancement du satellite soviétique Spoutnik 1 en 1957). Très gouvernemental et donc consubstantiel aux intérêts nationaux américains, un tel complexe militaro-industriel capte 45 milliards de dollars de budget annuel contre une douzaine pour l’Europe ou la Chine et 5 milliards pour la Russie. « Il semble, in fine, suffisamment arrivé à maturité aux États-Unis pour faire sa mue vers l’entrepreneuriat privé », analyse la chercheuse.

Dès les années 1980, le pouvoir politique américain et la nasa – universellement synonyme de conquête spatiale depuis ses missions Apollo sur la Lune –, voient en l’espace un domaine commercial comme un autre, tradition libérale américaine oblige. « C’est dire si tout un écosystème dopé par les fonds publics, alliance d’ingénieurs de pointe, de brevets à foison et de produits sur étagère, tend les bras à de nouveaux entrepreneurs qui investissent dans le spatial », comme le décrit Soubès Verger, constitue une démarche délibérée pour créer des champions du privé. Qu’il s’agisse de start-up à foison – quelque 21,8 milliards de dollars auraient été injectés dans plus de 220 d’entre elles entre 2000 et 2019 selon le cabinet Bryce Tech – ou de poids lourds clés, comme l’entreprise spatiale Blue Origin, de Jeff Bezos, bien sûr SpaceX, sans oublier le vaisseau CST-100 de Boeing. C’est depuis la création, en 2002, de ce pionnier du new space qu’est SpaceX « que la rupture est vraiment patente », énonce l’experte. Le fameux projet Starlink le démontre.

Constellation de satellites télécoms

Piloté par SpaceX, ce colossal projet d’accès à Internet par satellites repose sur le déploiement d’une constellation de plusieurs milliers de petites unités (12 000 satellites de télécommunications à terme) positionnées sur une orbite terrestre basse. Un chantier IT et surtout commercial très loin des « classiques » programmes d’exploration spatiale sur Mars, d’ailleurs d’actualité chez SpaceX ! « Si bien que depuis 2010, le nombre de satellites mis en orbite – quelque 9 000 en cumulé depuis 1957 – s’est considérablement accru, au point qu’une seule constellation n’en double le nombre pour le seul acheminement du signal Internet partout dans le monde », chiffre l’experte. C’est pour elle « l’enjeu d’un nécessaire positionnement stratégique européen adapté en la matière ». Raison pour laquelle l’Union européenne, appuyée par l’Agence spatiale européenne (ESA), se mobilise toujours plus pour jouer avec succès la carte du new space. Mais le modèle américain est-il vraiment transposable ? La place est-elle suffisante sur le marché (sans parler de l’espace, très encombré) pour plusieurs projets de constellations de satellites de télécoms ? Et quelles compétences et stratégie de niche à doper, au regard de nos atouts et spécificités ? Surtout dans quel but à la clé : booster d’ores et déjà la 5G ? Occuper son rang ? « L’Europe doit encore trouver sa place dans cette dynamique d’initiatives privées qui caractérisent le new space. De quoi interroger son modèle spatial aux vrais points fort – un réel savoir-faire, avec des groupes comme Airbus ou Thales. Mais aussi un gros point faible : des financements publics bien inférieurs à ceux des Américains. »

Mythe de la conquête spatiale

Une introspection qui s’impose tout autant à la Chine, remarque Isabelle Sourbès Verger, « dont la particularité est justement d’avoir besoin du spatial pour son développement d’infrastructures réseau Web, mais aussi de gestion du territoire, eu égard à la taille du pays. Si l’Empire louche sur le nouvel espace, il préfère parler de “spatial commercial”, sous contrôle du Parti ».

La déclinaison du new space dans le monde supposera des adaptations multiples. « Encore faut-il ne pas déconnecter une telle dynamique des enjeux traditionnels autour du spatial gouvernemental. Plus l’espace s’impose comme un terrain de jeu économique, plus les risques en termes de sécurité et de défense se révèlent multiples, comme la nécessaire chasse aux débris spatiaux de plus en plus nombreux avec une masse croissante de satellites en fin de vie à prendre en compte. » Plus encore, dans un contexte de forte rivalité sino-américaine, les États-Unis à l’hégémonie spatiale inégalée n’hésitent plus à adopter une posture propre à alimenter ce mythe de la conquête spatiale… Jusqu’à une possible guerre des étoiles au cœur d’enjeux stratégiques multiples ? Le tout premier exercice militaire spatial, AsterX, mené par la France en mars 2012 pour évaluer les capacités de protection de ses satellites dans un espace militarisé, a de quoi en alimenter le scénario.

Charles Cohen

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