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La «disneylandisation» du travail
Chasse au trésor, jeux de rôles, challenges… Le jeu institue un nouvel ordre et une forme d’autorité qui passent par la responsabilisation de l’acteur.
Au travail, le jeu revêt une autre signification que dans la vie ordinaire. Sous prétexte de «coolitude», d’égalité de tous et de refus de l’ordre hiérarchique, il rend possible l’intégration d’un ensemble de normes qui servent l’entreprise davantage que le bien-être du salarié. Le jeu ne serait-il alors plus convivial ?
Seul contre tous
« Après 68, avec ce que Boltanski et Chiapello appellent la «critique artiste», la question de l’épanouissement au travail est devenue centrale. Les salariés réclament plus d’autonomie et veulent que leur talent individuel soit reconnu. Contre le taylorisme et le fordisme, ils demandent une reconnaissance individuelle », soutient Emmanuelle Savignac, anthropologue, maître de conférences à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, membre du CERLIS CNRS (Centre de recherches sur les liens sociaux). Le management intègre cette demande et se réforme. L’important est de reconnaître le talent personnel. La figure du créatif s’impose. Le cœur des pratiques managériales est centré autour de l’individu qu’on considère désormais comme un acteur. « Le management deviendrait alors vecteur d’épanouissement individué et personnel, dont l’acmé culmine aujourd’hui dans la figure du Chief Happiness Officer », constate Emmanuelle Savignac. Le management joue sur la psychologisation jusqu’à devenir narcissique. « Pour soustraire l’autorité aux fonctions de gestion et d’audit afin d’aboutir à une «entreprise libérée» (selon Geetz), l’acteur doit être responsable et se prendre en charge intégralement. Dans ce nouveau mode de management, qu’on pourrait en fait penser dériver du toyotisme, le travailleur est mis en situation centrale et devient entrepreneur de lui-même. »
S’aliéner dans la joie
L’ordre est intimé de jouer. « La «coolitude» est le modèle managérial prôné par la culture start-up qui déborde le cadre de l’entreprise et devient un style de vie à part entière », explique Mathilde Ramadier, diplômée en design graphique, spécialiste de philosophie française contemporaine, réchappée des start-up berlinoises. Le travail est encore aliénant, mais on dirait bien qu’on s’y amuse. « Avec l’open space, on croit décloisonner et limiter les effets d’une hiérarchie surplombante et autoritaire. Le faux-semblant consiste à faire croire que le dirigeant n’est plus dans sa tour d’ivoire et que tous les salariés sont égaux. Or, l’open space fonctionne comme un panoptique », défend Mathilde Ramadier, auteur de Bienvenue dans le nouveau monde. Comment j’ai survécu à la coolitude des start-ups (Premier Parallèle, 2017). Le travail en start-up n’est cool qu’en apparence et le jeu n’est peut-être pas amusant. Aucun débat préalable au jeu et les problématiques abordées sont imposées. « Le jeu est vecteur de normes sociales et professionnelles. On joue dans un cadre problématisé qui se substitue à la définition des problèmes rencontrés qui pourrait être faite par les travailleurs eux-mêmes. Le jeu apparaît comme un dispositif d’incorporation des normes qui passe par l’action ludique et non plus par un discours argumenté », indique Emmanuelle Savignac. Rien n’est explicite dans le jeu, tout passe par les processus et les dispositifs. Sous couvert du jeu, on fabrique des individus disciplinés.
Lénine, pionner de la «gamification» ?
Vital Roux – fondateur de l’École spéciale de commerce et d’industrie en 1819 – introduit le jeu dans les apprentissages des commerciaux. Lénine fait entrer la «ludification» au travail. Jusqu’en 1929, dans les usines, le «socialisme compétitif» propose des jeux d’émulation aux prolétaires. La performance est récompensée par l’octroi de médailles et de distinctions. Le management par le jeu est repris en Suisse dans les années 30. Il explose au début des années 80 avec les figures du Fun work environment et du Fun management héritées de la contre-culture hippie des seventies dans la Silicon Valley. Aussi le jeu devient-il une autorité qui ne s’énonce plus, mais à laquelle tout le monde se soumet. « Au travail, c’est la performance qui prime. On fonce sans toujours réfléchir. L’inflation des challenges produit une vision «court-termiste» où tout est fait à la va-vite », regrette Mathilde Ramadier, auteur de Vous n’espériez quand même pas un CDD ? (Seuil, à paraître en mai 2018). Le jeu est une activité imposée qui n’a rien de complètement innocent. « Le jeu, souvent infantilisant et régressif, permet d’intégrer le fait qu’il y a nécessairement des gagnants et des perdants. » L’argument managérial du bien-être au travail grâce au jeu évolue donc entre la responsabilisation du salarié et l’omniprésence de l’autorité. « L’émancipation au travail est taraudée par une «force de rappel» qui réintroduit les rapports sociaux hiérarchiques par une hyper-responsabilisation du salarié. C’est le salarié qui intériorise alors la contrainte », conclut Emmanuelle Savignac.
Joseph Capet