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Avec moins d’une centaine de cas recensés depuis 2014, la relocalisation de l’activité en France reste un phénomène marginal. Les enjeux et les attentes sont pourtant forts en la matière, et les politiques publiques pas toujours au (bon) rendez-vous. Enquête.
Le « Fabriqué en France » retrouvera-t-il un parc industriel à la mesure des attentes qu’il porte ? Depuis plusieurs années, on observe une relocalisation dans l’hexagone de certaines activités, délocalisées précédemment pour réduire les coûts de main d’œuvre dans un contexte de concurrence par les prix. Atteignant les 20 % du PIB français au milieu des années 1980, le secteur industriel n’en représente ainsi aujourd’hui plus que 12 %, contre 20 % en Allemagne et au Japon. Malgré cette tendance de long terme, le Groupement des fédérations industrielles s’attend à un regain et table sur un secteur industriel revenant à 15 % du PIB d’ici cinq ans.
Mais pour l’heure, le phénomène reste marginal. Sur la période de mai 2014 à septembre 2018, la Direction générale des entreprises (DGE) a identifié seulement 98 cas de relocalisations. Ces dernières « auraient induit la création de 2 990 d’emplois et généré 430 millions d’euros d’investissements », note l’institution. Dans le détail, ces relocalisations concernent principalement la métallurgie et la fabrication de produits métalliques (24 %), les industries agro-alimentaires (12 %), la fabrication de produits informatiques, électroniques et optiques (13 %), le textile, l’habillement et les chaussures (11 %), et la fabrication de machines et d’équipements (8 %). Toujours selon les données de la DGE, les cas de relocalisations concernent de manière prépondérante des sites délocalisés en Asie (52 %) et pour 26,5 %, des sites délocalisés en Europe, majoritairement issues des pays d’Europe de l’Est. C’est la région Centre qui accueille le plus grand nombre de cas de relocalisations (13 %), suivie par les régions Hauts de France et Normandie avec chacune 10 % des relocalisations identifiées.
Pour l’économiste El Mouhoub Mouhoud, professeur à Paris Dauphine et auteur de Mondialisation et délocalisation des entreprises (La Découverte, 5e édition, 2007), trois types de relocalisation sont à distinguer. « La relocalisation ricardienne, d’abord, intervient après un inversement des coûts. Quand le processus est automatisable et robotisable et que les coûts de transport augmentent, il devient rentable de rapatrier la production. On observe ce phénomène aux États-Unis et en Allemagne par exemple : la productivité y augmente plus vite que le coût salarial, grâce à l’automatisation tandis que, dans les pays en développement asiatiques, les salaires ont fortement augmenté ces dernières années, sans que la productivité ne s’améliore », analyse l’économiste. Vient ensuite la relocalisation issue d’un arbitrage entre plusieurs sites de production. Et enfin, la relocalisation peut être d’origine schumpétérienne avec un développement de la compétitivité par l’innovation. Ainsi, « quand l’activité ne nécessite pas de matériel spécifique, comme c’est le cas des centres d’appel par exemple dans le secteur des services, la tendance est encore à la délocalisation », nuance El Mouhoub Mouhoud.
Des relocalisations aux motivations variées
Du côté de la DGE, on constate trois motivations à l’œuvre : la montée en gamme des processus de production, l’amélioration de la chaîne de réactivité des entreprises et l’impératif de la qualité. Ainsi, la logique d’amélioration des processus de production guide une part significative des cas de relocalisations observés (28 %). Elle repose sur des investissements de productivité, comme l’automatisation des lignes de production notamment, qui permettent une réduction conséquente des coûts de production en comparaison des coûts de production à l’étranger, notamment pour des sites délocalisés en Asie (Chine, Taïwan, Thaïlande). En second lieu, l’amélioration de la chaîne de réactivité est à l’origine de 26 % des cas de relocalisations identifiés par l’institution. Dans ces cas, il s’agit d’augmenter la réactivité vis-à-vis de ses marchés, de sécuriser les approvisionnements, ou encore d’améliorer les liens entre la R&D et l’industrialisation dans une logique d’innovation comme afin de renforcer la capacité d’amélioration des produits. Enfin, face à des problèmes de non-qualité de la fabrication concernant des sites implantés en Chine, 18 % des relocalisations sont motivées par une logique d’amélioration de la qualité. Cette logique va de pair avec une préoccupation d’image et de valorisation ou de communication sur des produits à haute valeur ajoutée comme dans les secteurs de la maroquinerie et de la joaillerie notamment, mais également dans la fabrication de biens d’équipements.
Pour Romain Bertrand, secrétaire général de l’association Pro France, créée en 2010 suite à une initiative du député Yves Jégo pour piloter le label « Origine France Garantie », « la relocalisation reste souvent un combat. Les montres Routine par exemple ont dû recréer une filière horlogère devenue moribonde. Plus d’une année aura été nécessaire pour rétablir un réseau local de fournisseurs. Et malgré ses efforts, la marque n’a pu trouver toutes les compétences nécessaires sur le territoire et s’appuie encore sur un acteur suisse pour assurer l’intégralité de ses approvisionnements ».
Chez le fabricant de brosses à dents Bioseptyl, la relocalisation de la production en France après une mésaventure asiatique a nécessité une réorientation stratégique. « Après l’échec de l’installation en Chine, le rapatriement de la production impliquait de faire autrement », raconte le PDG Olivier Remoissonnet, qui a repris les rênes de l’entreprise après une mise en redressement judiciaire en 2012. « Les efforts en interne se sont focalisés sur une démarche éco-responsable. Le développement d’une nouvelle gamme à base de plastiques recyclés ainsi que la mise en place de circuits courts et d’une distribution en direct, sans passage par la grande distribution, nous ont permis de nous différencier et de maintenir l’entreprise. » Selon Romain Bertrand, dont le label compte plus de 2 200 gammes de produits et 600 entreprises impliquées, « en l’absence de politiques publiques fortes, les relocalisations sont encore le fait de démarches isolées ».
Une impulsion politique est pourtant intervenue au milieu des années 2000 avec la création de dispositifs et de structures tels que les clusters, grappes, pôles de compétitivité, ou encore les clubs d’entreprise, dans le but d’améliorer les liens entre entreprises ou bien l’accès aux financements. En 2005, de nouvelles mesures incitatives ont été introduites à l’image du crédit d’impôt relocalisation. De même, la volonté politique affichée en 2012 avec la création d’un ministère du Redressement productif semblait forte. Sous l’impulsion d’Arnaud Montebourg, l’heure était alors à la marinière et au Made in France. Un système d’aides, de primes ou de crédit d’impôt avait été mis en place avec des subventions qui pouvaient atteindre jusqu’à 200 000 euros. L’État français était allé jusqu’à créer l’outil Colbert 2.0, sorte de questionnaire et de FAQ pour envisager une relocalisation qui servait également de plateforme d’intermédiation vers des spécialistes du développement économique territorial. Ces mesures ne sont cependant pas parvenues à intensifier le rapatriement d’industries malgré quelques réussites telles que Rossignol, Solex, Sphère ou encore la Brosserie Française.
Un effort politique inconstant
Reste que les efforts politiques n’ont pas duré. « Il n’y a aujourd’hui même plus de ministre de l’Industrie au sein du gouvernement », déplore Fabienne Delahaye, créatrice et commissaire générale du salon Made In France (MIF) Expo. « Arnaud Montebourg avait fait de la réindustrialisation une cause nationale, mais il n’a pas été suivi. L’écoute des dirigeants politiques va trop souvent aux patrons du CAC 40 qui n’ont aucun patriotisme économique, à l’inverse des dirigeants italiens ou allemands. La France reste dans une logique de non-intervention, alors qu’ailleurs un soutien est proposé, comme en Suisse. Seuls les responsables régionaux semblent en France prêts à agir ». Selon elle, les enjeux sont pourtant fondamentaux. « La désindustrialisation a des conséquences concrètes et des coûts invisibles. Elle entraîne une désertification des territoires, une perte de compétences et de savoir-faire, un déficit commercial abyssal et représente un coût pour la collectivité qui assume, entre autres, les conséquences du chômage ou encore le coût sanitaire induit par des produits ne respectant pas certaines normes. »
Pour El Mouhoub Mouhoud, « les politiques publiques qui interviennent après coup pour tenter de sauver les territoires une fois la délocalisation ou la restructuration effectuée devraient plutôt chercher à anticiper ces chocs par une meilleure connaissance des effets territoriaux des délocalisations. Il est préférable de concentrer les aides publiques sur les territoires les plus vulnérables en favorisant la formation professionnelle, la recherche et l’innovation, sources de reconquête d’avantages comparatifs ».
Pour l’heure, aucune approche globale se semble être à l’agenda politique. Seules des interventions sectorielles sont envisagées, comme dans le cas de la production pharmaceutique. Un rapport sénatorial de septembre 2018 souligne que la délocalisation des sites de production pharmaceutique, principalement concentrés en Inde, en Chine et en Asie du Sud-Est, menace l’indépendance sanitaire de la France, et plus largement de l’Europe. Afin de favoriser la relocalisation de certaines productions stratégiques, le rapport suggère notamment deux types de mesures : l’expérimentation pendant cinq ans d’exonérations fiscales pour les entreprises prévoyant d’implanter en France des sites de production, ainsi que le versement d’aides à l’embauche par l’État et les régions pendant les deux années suivant le démarrage de tels sites de production.
Ces mesures restent pourtant marginales alors que pour un emploi rapatrié en France, 20 sont encore délocalisés. Les attentes apparaissent pourtant importantes du côté des consommateurs. « La fréquentation du salon Made in France, passée de 15 000 visiteurs pour la première édition en 2012 à 65 000 attendus pour la nouvelle édition, du 10 au 12 novembre prochain, démontre l’appétence des Françaises et des Français pour des productions locales. Il y a une véritable prise de conscience des enjeux, ainsi que l’émergence d’attentes fortes de la population pour des produits respectant l’humain et l’environnement », constate Fabienne Delahaye.
Elsa Bellanger