Les effets d’entrainement des activités de défense sur les territoires

Les activités de défense, lorsqu’elles atterrissent sur un territoire, amènent aussi dans leurs bagages un état d’esprit d’innovation.
Les activités de défense, lorsqu’elles atterrissent sur un territoire, amènent aussi dans leurs bagages un état d’esprit d’innovation.

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Des territoires mieux armés

La présence historique du secteur de l’armement prête à débats, mais l’influence directe et indirecte sur l’économie des régions ne se dément pas.

La question prêterait à rire aux Etats-Unis, ou encore en Israël : les activités de défense ont-elles véritablement un effet d’entraînement sur l’industrie civile, sa capacité à innover et plus largement sur les territoires qui les accueillent ? « L’armée n’a pas vocation à faire de l’aménagement du territoire », déclarait en 2010 Nicolas Sarkozy, justifiant ainsi la réforme de la carte militaire, fermant des casernes et bases aériennes dont la localisation n’était pas jugée des plus pertinentes. Mais la présence d’une industrie de défense dans une région, que cela soit en Bretagne, en Région Centre-Val-de-Loire ou en Occitanie par exemple, semble générer des bienfaits insoupçonnés. Enquête sur la fertilisation qu’elle peut engendrer.

Retombées directes

Alors que l’heure était à la réduction de sites pour l’armée de l’air en 2010, tous les experts se sont tournés vers la base aérienne de Luxeuil en Haute-Saône. Rien ne pouvait justifier son maintien : ses Mirage 2000-N des escadrons Dauphiné et La Fayette étaient appelés à disparaître, compte-tenu de l’annonce de la réduction de la composante aéroportée de la dissuasion nucléaire française. Désormais, seuls deux sites allaient être concernés par la force de frappe : Saint-Dizier et ses Rafale, et Istres, avec le 3/4 Limousin. Mais finalement, tout a été maintenu. Pour des raisons autres que stratégiques. Le départ des aviateurs aurait eu des conséquences désastreuses sur la vie économique de la région, la BA 116 concernant près de 2000 emplois. En effet certains territoires bénéficient à plein des emplois directs générés par la grande Muette. L’armée reste le premier employeur du territoire berrichon par exemple. La présence militaire se manifeste par une école, la Direction générale des armées techniques terrestres (DGATT), la base aérienne d’Avord qui héberge les AWACS (avions radar à longue portée à forte importance stratégique)… « Le monde de la Défense fait partie intégrante du territoire », estime Eric Bentz, responsable du service développement économique de la communauté d’agglomération Bourges Plus. L’industrie aéronautique œuvre à plein régime, si bien que le groupe Michelin, installé près de Bourges dès les années 50, s’est spécialisé dans les pneus d’avions, embauchant plus de 3000 personnes. Au total, 15000 personnes travaillent dans l’un des trois pôles industriels – pneus, armement terrestre et aviation militaire – pour une population de 70000 habitants à Bourges !

Retombées indirectes et entreprises duales

Mais l’armée n’est pas seulement un employeur, elle est surtout un acheteur qui draine dans son sillage nombre d’entreprises. Dans le Lot, Figeac coule de beaux jours grâce à ses activités aéronautiques et au dynamisme d’entreprises comme Figeac Aéro qui produit des pièces de structures, de moteurs ou de trains d’atterrissage. Depuis 2000, le chiffre d’affaires a été multiplié par plus de 12 (204 millions d’euros sur 2014-2015) et l’effectif atteint 1600 salariés, dont un millier à Figeac et le solde ailleurs en France, en Tunisie et aux USA où elle a racheté une usine en 2014. L’équipementier Ratier-Figeac est de son côté devenu le leader mondial des hélices de forte puissance pour les turbopropulseurs civils (ATR, Bombardier…), et militaires (E2 de l’US Navy et A400M d’Airbus Military). Aujourd’hui intégré au groupe américain United Technologies, ce fabricant, qui emploie plus de 1000 personnes sur son site, est également n°1 mondial en équipements de cockpits (mini-manches, palonniers, manette de gaz) et de cabines (amortisseurs de portes, freins d’hélices et de rotor). Le taux de chômage dans la ville atteint seulement les 6%, contre 11% à Cahors. Sur 10000 habitants, on y compte 2000 emplois industriels et les embauches continuent… Dans Bourges et sa région, trois gros acteurs du secteur se sont installés du fait de la forte présence militaire : Nexter (obus, fûts de canon), qui a son siège et une usine dans la communauté d’agglomération, Rexel (poudre explosive), et MBDA (missiles). Cette dernière avait commencé dans l’aéronautique, ce qui explique que ce deuxième secteur soit très présent dans la région. Sans oublier Michelin et ses pneus d’aéronautique militaire. « Quand le contexte international s’envenime, comme ces derniers mois avec les attentats, l’activité industrielle est plus intense, les carnets de commandes publiques et parapubliques en aéronautique civile et militaire plus garnis », explique Roland Narboux, ingénieur et maire adjoint de la ville de 1995 à 2014. Résultat : « L’industrie de l’armement dans son ensemble fait travailler entre 10 et 15% de la population locale », souligne Laurent Noël, chargé de mission Risques à Bourges-Plus. Nexter embauche près de 25 personnes par an. Mais surtout le niveau de compétences technologiques demandé a pour conséquence que beaucoup de leurs salariés ne sont pas issus de la région : ces hauts profils viennent donc s’y installer avec leur famille, nécessitant toute une offre de services aux particuliers. De même ces entreprises sont des moteurs pour le tissu économique. Tout d’abord parce qu’elles utilisent aussi les services des sociétés tertiaires locales (du plombier à la construction, en passant par le ménage…), mais surtout parce qu’elles ont recours à beaucoup de sous-traitance (notamment MBDA), dans des domaines variés : l’électronique embarquée, les sous-systèmes, la mécanique de précision… Ainsi des sociétés comme Galopin, reconnue pour sa capacité à transporter des produits explosifs, peuvent émerger.

L’impulsion d’une certaine mentalité

Yossi Vardi, entrepreneur et capital risqueur, pape des start-up israéliennes qui en a soutenu plus de 90, cite bien souvent Tsahal parmi les facteurs qui ont abouti à la « start-up nation », l’armée catalysant la R&D. En France, le ministère de la Défense propose d’ailleurs un dispositif de financement qui subventionne les PME, jusqu’à 80% de leurs dépenses de R&D. De quoi multiplier les innovations spontanées « duales », qui peuvent aussi intéresser l’industrie civile, comme récemment un catamaran téléopéré par WiFi. Rb3d, PME de 17 salariés dont les deux tiers affectés à la R&D, spécialisée en robotique collaborative pour l’industrie, a de son côté mis au point un exosquelette pour soulager les fantassins dans leurs efforts, comme les opérateurs dans l’industrie devant manipuler des charges lourdes. La start-up strasbourgeoise Vaylon a aussi enfanté d’un buggy volant. Photonis Technologies, présente à Brive depuis 1937, a conçu la caméra Kameleon capable de voir en couleur la nuit même en cas de pluie (contrairement aux caméras infrarouges), grâce à sa spécialisation dans la détection de photons, activité qui a des répercussions dans le médical, les sciences, l’industrie et la sécurité. Le marché civil constitue aussi une cible de choix pour Kameleon. À commencer par les sociétés d’autoroute qui devront réduire la pollution lumineuse générée dans les portions éclairées. Le point commun entre ces nouveautés ? Toutes ont bénéficié de subventions de la Direction générale de l’armement (DGA) dans le cadre du dispositif Rapid (Régime d’appui pour l’innovation duale). Chaque année, la DGA dépense quelques dizaines de millions d’euros, sachant qu’actuellement les experts estiment que dans l’Hexagone près de 800 entreprises présentent un potentiel innovant pour la Défense. L’influence de l’armée se manifeste en aval du processus d’innovation, mais aussi en amont. Il est peu étonnant qu’un nombre important de laboratoires et pôles de recherche soient installés à Bourges et ses environs. Ainsi une antenne de l’Ineris, installée dans la cité des Bituriges, se consacre à la résistance des structures, notamment aux explosions ; le projet Dispatmo consiste à modéliser des sites sensibles et à calculer les probabilités et modalités de la dispersion atmosphérique de substances dangereuses.

Une certaine identité donnée au territoire

Le secteur de la défense et de la sécurité irrigue et génère donc d’autres secteurs. Mais non content de nourrir toute une économie, il contribue aussi à donner une « couleur » au territoire qui l’accueille, ce qui est loin d’être négligeable au regard des demandes de « smart specialisation » de la Commission Européenne en matière d’innovation. « Bourges est sortie de son sommeil en s’imposant comme l’épicentre de l’industrie de l’armement de l’Hexagone », affirme Roland Narboux, qui a aussi œuvré pendant 32 ans au sein de la société MBDA jusqu’au poste de directeur de la qualité. « J’ai tout vécu, de la production de morceaux de Concorde, d’Airbus et de Mirage à celle de missiles anti-chars, anti-navires ou encore nucléaires », se réjouit cette figure locale. Une situation qui en fait ne date pas d’hier. Napoléon III lui-même a décidé de déplacer les entreprises du secteur dans un endroit difficile à atteindre pour un envahisseur potentiel : le centre géographique du pays. Et depuis, l’armement a marqué de son empreinte la région et continue de le faire : ce n’est pas un hasard si s’est tenue pour la deuxième fois en juin la 14èmeédition de la conférence Envirorisk à l’Institut national des sciences appliquées (INSA) Centre-Val-de-Loire de Bourges, où on s’est penché sur la maîtrise des risques dans tous leurs états, de l’industriel à l’éthique en passant par l’informatique ou l’environnemental, pour assurer un développement durable mais aussi une meilleure coordination des ressources matérielles et humaines. Des spécialistes de domaines variés et des usagers se sont rencontrés, ce qui a permis une meilleure identification des dangers ainsi que la construction de solutions à forte valeur ajoutée. La raison d’un tel enthousiasme pour le domaine ? Le background mécanique et technologique est à l’origine de la spécialisation actuelle du territoire dans le domaine de la maîtrise des risques. En fait, il y a 20 ans, l’armement a connu une petite baisse d’activité. L’État a donc lancé un plan de revitalisation, en prenant appui sur les compétences du territoire, et a décidé la mise en place d’un Pôle national des risques industriels (PNRI). Dans le même temps, les écoles d’ingénieurs locales se sont elles aussi spécialisées en la matière. « Dès sa création, en 1997, l’École nationale supérieure d’ingénieurs de Bourges (ENSIB) a fait de la maîtrise des risques sa vocation et sa thématique », explique Joël Allain, son directeur. Aujourd’hui, l’ENSIB ainsi que d’autres établissements ont fusionné au sein de l’INSA Centre-Val-de-Loire, où cette orientation vers les risques industriels comme informatiques reste essentielle dans les formations et cursus proposés. Aujourd’hui, « cette thématique du risque s’étend maintenant à tout le territoire. Ainsi, sa maîtrise est l’une des deux orientations fondamentales du Technopôle de Bourges », souligne Eric Bentz. De la même façon, parmi la dizaine de laboratoires de recherche présents dans la région, deux sont spécialisés dans un certain type de risque. Depuis quelques années, Nexter, MBDA et consorts ont conclu des partenariats et des conventions avec des laboratoires et des écoles du coin pour pouvoir profiter des ressources locales. « Tous les ans, Nexter prend au moins entre quatre et cinq ingénieurs en stage. Ils nous ont contactés car ils avaient besoin de s’ouvrir sur le territoire et surtout avaient des besoins en formation spécifiques et techniques », détaille Laurent Noël. Des interactions qui conduisent à dire que quelque part, n’en déplaise à Nicolas Sarkozy, l’armée fait de l’aménagement du territoire…

Julien Tarby

 

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