Les champions de niche : Créer son marché et en devenir leader

Vous ne le savez pas encore, mais voici le rêve de chaque entreprise…

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Terra Incognita

Pour vivre heureux, il faut vivre caché. Certes, mais se créer un nouveau marché ou trouver de nouveaux créneaux porteurs, c’est mieux. Enquête sur ces nouveaux pionniers.

Quelles ressemblances entre Dickson Constant (conception de tissus techniques pour la protection solaire), Favi, (fonderie sous pression d’alliages cuivreux), Gemalto (sécurité numérique des cartes à puces), Gianonni (échangeurs de chaleurs), JC Decaux SA (communication extérieure de mobilier urbain), Le Creuset (ustensiles de cuisine en fonte émaillée), Barrisol Normalu (plafonds tendus, acoustiques et luminaires) ou encore Lesaffre dans la levure de panification et les extraits de levures… ? Les plus fins observateurs de la vie économique hexagonale vous répondront qu’il s’agit de champions français, leaders mondiaux dans une activité qui n’est souvent pas connue du grand public. EcoRéseau Business revient sur ces leaders cachés pour grapiller quelques recettes de leur succès. Ou comment créer son marché et toujours posséder une longueur d’avance sur ses concurrents ?

Eviter la noyade dans l’univers concurrentiel

Qui n’a jamais vu d’empire s’effondrer ? L’avenir et la pérennité des entreprises sont incertains dans un contexte où la complexité de l’économie et sa digitalisation vont grandissantes. Comment dynamiser sa croissance lorsque l’environnement concurrentiel semble saturé ? Comment s’affranchir des contraintes de son marché ? Comment opérer un déplacement stratégique vers un espace de marché entièrement neuf ? Telle est peu ou prou la théorie conceptualisée de «l’Océan Bleu» par W. Chan Kim et Renée Mauborgne, tous deux professeurs de stratégie qui co-dirigent le Blue Ocean Institute de l’INSEAD. Les exemples dans le monde sont légions : E Bay, Amazon, Apple, le Cirque du Soleil. «Les océans rouges sont composés de toutes les entreprises existantes (…) Le seul moyen pour écraser la concurrence est de ne pas essayer de l’écraser. L’océan bleu se caractérise au contraire par un espace stratégique non exploité, la création d’une demande nouvelle et une croissance extrêmement rentable. Si certains océans bleus surgissent bien au-delà des frontières des secteurs existants, la plupart sont créés à partir d’océans rouges. On repousse les frontières présentes, comme l’a fait le Cirque du Soleil », comme l’expliquent les co-auteurs de la Stratégie Océan Bleu.

Rassurez-vous les océans bleus existent en France. Et le cas du Cirque du Soleil pourrait ressembler en de nombreux points à la stratégie de l’entreprise Lamberet spécialisée dans les véhicules frigorifiques et la carrosserie, qui a décidé d’ultra-segmenter son offre pour se spécialiser dans son secteur afin de dénicher de nouveaux clients – tout en nouant de nouveaux partenariats – et d’amoindrir ses coûts à l’export. Quelles que soient les contraintes fiscales, réglementaires et celles de marché, les pépites existent en France hors du monde merveilleux des licornes. D’autres PME et ETI ont fait le choix stratégique de créer leur propre marché et d’investir un secteur inédit.

«La première étape consiste à comprendre quels sont les attributs qui caractérisent votre produit ou votre service. Ensuite, vous devez comprendre les points d’insatisfaction ou de pénibilité que vos clients connaissent. L’étape suivante consiste à rechercher de nouvelles idées sur les attributs que vous pourriez ajouter à votre produit (autres industries, concurrents). Puis vous créez un prototype que vous expérimentez. Un exercice dans lequel on peut reconnaitre le concept hôtelier du Formule 1 du groupe Accor, exemple de leur Blue Ocean datant des années 1980 dans l’industrie hôtelière. À l’heure actuelle, il y a beaucoup d’imitateurs, mais Accor a été le leader incontesté dans cet espace depuis de nombreuses années », nous explique Andrew Shipilov, Professeur de Stratégie à l’INSEAD.

L’importance des alliances est également primordiale pour accélérer à moindres coûts la création d’un marché de niche comme un moyen de générer des Blue Oceans plus rapide et moins cher. « L’idée est que l’innovation au 21ème siècle viendra de l’innovation avec les autres, qui ont des compétences complémentaires à votre entreprise », soutient Andrew Shipilov. Eric Méjean, Dg. de Lamberet poursuit : « nous exportons de nombreux kits. C’est une manière de rester dans notre cœur de métier très spécialisé tout en faisant supporter les coût de montage à l’étranger. Un peu à l’image d’Ikéa dans le BtoC. »

Casser la sagesse traditionnelle du marché

L’une des lignes directrices spécifiques qui aide à déterminer si votre positionnement stratégique est un océan bleu revient à défier la sagesse traditionnelle de votre industrie. « L’un des exemples classiques du mouvement stratégique Blue Ocean est une entreprise appelée Casella Wines qui est entrée sur un marché américain avec un vin appelé «Yellow Tail». La sagesse conventionnelle dans l’industrie du vin était que pour réussir, le vin devait être complexe et qu’un producteur devait proposer une grande variété de vins aux clients. Le défi de Casella à cette sagesse était de faire un vin très jeune, facile à boire et vendu dans seulement deux variétés : rouge et blanc, en oubliant le marketing jargonneux des étiquettes de vin (étiquette jaune avec un kangourou) tout en élargissant le marché aux buveurs de bière en proposant  un produit vendu dans les sections de bière des supermarché à 6,99 $, prix de base du 6-pack de bière aux États-Unis à l’époque  », illustre Andrew Shipilov.

La genèse de JC Decaux est également un autre exemple frappant de ce désir de marcher hors des sentiers battus en créant de nouveaux modèles. Jean-Charles Decaux, actuel président : « il s’agit à chaque fois de ne pas rater le virage. La société débute dans la commercialisation de panneaux d’affichage qualitatifs au bord des routes nationales. (…) Mais une loi de 1964, qui interdit la publicité sur le réseau routier et ne la tolère que dans les agglomérations, vient ruiner son business (…) Devant se réinventer, notre fondateur imagine le concept de mobilier urbain publicitaire. Il s’agit de fournir aux villes des équipements – des abribus dans un premier temps – de les entretenir gratuitement, avec comme contrepartie la commercialisation de la publicité. Ecosystème tripartite original profitant à la collectivité locale, à l’annonceur et au citoyen-contribuable puisqu’il n’y a pas de dépense publique. C’est l’invention d’un nouveau business model ».

Un cycle infatigable d’innovation à implémenter

Comment éviter que les concurrents entrent dans les nouveaux océans bleus ? « Vous attirez des clients en leur offrant quelque chose qu’ils n’avaient pas auparavant. Vous n’éviterez jamais les entrées des concurrents. Dans le même temps, vous développez la reconnaissance de marque auprès de vos clients ou capturez des ressources précieuses, comme Accor en mesure de capturer les emplacements immobiliers avec beaucoup de trafic automobile pour son Formule 1. Enfin, la stratégie Blue Ocean n’est pas de venir avec un seul produit. Il s’agit plutôt d’acquérir une capacité à apporter continuellement de nouveaux produits sur le marché afin que la concurrence soit toujours obligée de jouer au catch up », explique l’expert de l’INSEAD. Pour Jean-Charles Decaux, l’innovation est « inhérente à la société et à son concept de mobilier urbain publicitaire. Nous possédons un bureau d’études intégré. Ecrans digitaux, écrans interactifs «  Live Touch  », vélos en libre-service à assistance électrique portative, etc., sont les preuves d’une vitalité que nous maintenons grâce à une culture forte et à un management incitatif insufflé aux collaborateurs de 100 nationalités différentes. Quand je vais en Chine ou au Japon, je rencontre les équipes de terrain, je visite les dépôts de véhicules… Je partage avec chacun notre souci du détail et de la propreté qui est à la fois l’image de l’entreprise et un vecteur d’adhésion fort ».

Des recettes multiples mais des caractéristiques communes

Selon Hermann Simon, qui a écrit sur « les champions cachés » et enseigné à Harvard, l’INSEAD et au MIT, ces entreprise peu connues du grand publics, de taille intermédiaire, occupent l’une des trois premières places de leur marché mondial. Malgré des secteurs d’activité bien distincts, toutes ces entreprises, d’après le spécialiste, tendent vers les caractéristiques stratégiques, à savoir un budget R&D représentant 6% du CA en moyenne, des dépenses s’orientant davantage vers la relation client plutôt que dans la publicité et la communication. Un financement en fonds propre en priorité et par les marchés financiers en dernier recours. Coté organisationnel, les champions de niche possèdent souvent une structure interne décentralisée et un faible turnover, tout en possédant des sièges sociaux en zone rurale…

Ces sociétés décident d’élargir l’étroitesse de leurs marchés de niche par une très forte internationalisation et privilégient les méthodes en interne plutôt que l’externalisation de leur process, comme le soulignait l’économiste britannique Ernst Friedrich Schumacher  «Medium is beautiful». Ces champions de niche seraient l’un des fers de lance de notre économie qu’il faut choyer. Politiques et financiers l’ont d’ailleurs compris. Le lancement de fonds tels que Quadrige ou Novo, lancé par la Caisse des dépôts et doté de 1 milliard d’euros, vont dans le sens de cette prise de conscience. Car les moyennes cylindrées de l’économie bleu-blanc-rouge représenteraient selon Bpifrance une création de 80 000 emplois entre 2009 et 2013 dans un intervalle où les TPE n’embauchaient pas et les grands groupes faisaient fondre leurs effectifs de 60 000 postes… Bpifrance souligne que leur nombre actuel est de 640 sur le territoire. Et que 50% d’entre elles étaient des PME il y a 10 ans. De quoi se pencher davantage sur les destins de ces entreprises cachées,   selon Bpifrance qui les classent en cinq grandes familles : «hexagonales optimistes»  ; «résistantes en sursaut», «leaders mondialisés», «serial innovantes»  ; «routinières à l’heure du choix». Autant d’idées et de parcours qui montrent que plonger dans un océan bleu et y nager n’est pas inconcevable en 2017.

Barrisol Normalu

La R&D made in France qui rayonne mondialement

Comment propulser des rectangles de toile à la pointe de l’innovation ? Barrisol y est parvenu en quelques décennies. Entreprise du patrimoine vivant, le numéro 1 mondial du plafond tendu fait aussi dans le «  made in France  ». L’usine de production, les bureaux, le centre de formation sont tous situés à Kembs et Colmar en Alsace. Le point de départ de cette histoire entrepreneuriale ? Fernand Scherrer, père de Jean-Marc Scherrer président du groupe Normalu SAS depuis 2010 – sous l’impulsion de Jacques Mattern, alors architecte à Montbéliard, se lancent dans la production de toiles tendues et fondent la société en 1967. Ils seront les premiers à créer le plafond démontable et remontable, prouesse rendue possible en 1975 par un système de lisses visibles en PVC munies d’encoches pour clipser la toile. « La stratégie a été de proposer des produits différenciateurs par rapport à l’utilisateur, à la pointe sur les aspects santé, sécurité, design, et esthétique. Tous ces savoir-faire ont été protégés par 80 brevets avec une distribution assurée par un réseau Barrisol dans plus de 80 pays pour garantir la qualité d’installation », explique Jean-Marc Scherrer, son actuel président. Les cycles d’innovations s’enchainent: durant les années 1980 pour rendre les ouvrages plus esthétiques : créations de lisse enjoliveur, d’une lisse invisible, de  toiles laquées, satinées ou en finition métallisée, de plafonds miroirs. Mais les progrès ne sont pas seulement tournés vers les produits… Le département R&D œuvre aussi à concevoir de nouveaux outils de pose tels que le canon à chaleur ou de nouvelles spatules. En grandissant, Barrisol-Normalu décide également de se diversifier autour de son métier d’origine : «  au-delà de l’esprit design, nous axons notre développement sur l’acoustique, l’impression, les réalisations en 3D, détaille Jean-Marc Scherrer. Ces huit dernières années, nous avons fait rentrer dans nos ateliers de production des imprimantes 3D et des imprimantes numériques qui ont permis de produire de nouveaux concepts tels que les toiles lumineuses ou des motifs imprimés sur toile.  » Sur cette même période, presque la moitié de l’appareil productif a ainsi fait peau neuve, tandis que Barrisol se spécialisait notamment dans les toiles microperforées qui absorbent les sons et réduisent les nuisances et les sources lumineuses, avec la production de nouveaux systèmes d’éclairages (fluos, leds, etc.). Et Jean-Marc Scherrer de conclure sur l’avenir de Barrisol : « Aujourd’hui nous ne fermons la porte à aucun projet créatif. Designers, musiciens, artistes, architectes… Tous ces publics viennent nous rencontrer. Et cela accouche souvent de nouveaux produits.»

Groupe Gorgé

L’ETI, la diversification comme salut

Robots terrestres, drones, sécurité des biens et des personnes imprimantes 3D… Le groupe Gorgé, qui a reçu le prix de l’audace créatrice 2014, fait feu de tout bois avec intelligence. « Nous sommes un groupe industriel indépendant, innovant et exportateur, spécialisé dans les produits et services de haute-technologie : les systèmes intelligents de sûreté, la protection en milieux nucléaires, les projets et services industriels et, depuis peu, l’impression 3D », détaille Raphaël Gorgé, qui s’est installé sur le fauteuil de Pdg. en 2011. Légèrement inférieur à 215 M€ en 2013 (contre 208 M€ en 2012), le CA consolidé du groupe (1 300 salariés dans 12 pays) atteint les  millions en 2016. Une performance autorisée par la croissance de l’impression 3D et par le dynamisme du pôle Projets et Services Industriels (PSI), qui compense intégralement le tassement attendu de l’activité protection en milieux nucléaires (PMN).

Lamberet

L’ultra-segmentation en recette magique

Créée en 1935 par Marius Lamberet, l’entreprise, d’abord basée à Vonnas dans l’Ain sera déplacée à Saint-Cyr-sur-Menthon en 1969. Elle va connaître un développement important grâce à plusieurs innovations. « Mais la gestion est catastrophique à ce moment de la vie de l’entreprise », nous assure Eric Méjean, actuel DG de Lamberet.

En avril 2009, le tribunal de commerce de Bourg-en-Bresse place Lamberet en redressement judiciaire. L’entreprise est alors reprise par le groupe Caravelle (et depuis peu par un groupe chinois). La moitié des postes du site de Saint-Cyr-sur-Menthon sont supprimés. Depuis, l’entreprise a retrouvé des couleurs grâce à un gros travail de recherche et développement. Son CA est passé de 40 millions d’euros en 2009 à plus de 100 millions d’euros en 2011 pour aujourd’hui atteindre les 200 millions.

« La restructuration fut profonde. Car nous avons essuyé les plâtres et dû faire face au déficit d’image et au manque de SAV avant la reprise. Nous avons même songé à changer le nom de la marque. Nous avons décidé d’attaquer le marché autrement en segmentant notre offre. Il fallait faire ce que personne ne faisait et l’idée au départ fut celle de réaliser un semi dédié aux longues distances, puis un autre pour le transport de la viandes, puis encore un autre pour les distances plus courtes et un suivant qui correspondrait à la problématique du dernier kilomètre tout en étant électrique », se souvient son Dg. Eric Méjean. Aujourd’hui l’entreprise est la seule d’Europe à présenter une gamme de produits aussi large avec des sites de production dédiés, dont deux qui sont sortis de terre respectivement en 2015 et 2016.

Geoffroy Framery

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