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La révolution ne fait que commencer
L’intelligence artificielle est en train de changer de fond en comble les modèles d’affaires – et elle n’en est qu’à ses débuts.
Il suffit de jeter un coup d’œil à la presse – spécialisée ou non – pour se rendre compte que l’intelligence artificielle est clairement le sujet du moment. Entre le foisonnement d’initiatives plus variées les unes que les autres, les prises de position gouvernementales, les paris pris par les Gafa et les BATX (pour les géants chinois Baidu, Alibaba, Tencent, et Xiaomi), on a l’impression que l’IA s’immisce partout. Et ce n’est, de fait, pas qu’une impression. L’intelligence artificielle est en train de révolutionner le monde, et notamment les entreprises et la façon même dont elles envisagent le concept de valeur.
Si l’IA occupe aujourd’hui les devants de la scène, ce n’est pas le fait du hasard. Car l’intelligence artificielle n’est pas nouvelle : elle existe depuis au moins 50 ans. « La combinaison de trois facteurs a fait l’émergence de l’IA : l’augmentation du volume des données et l’Internet des objets, le développement continu d’algorithmes, et surtout une augmentation exponentielle de la puissance de calcul disponible », estime Loïc Voisin, en charge de l’innovation, du marketing stratégique et de la performance pour Suez. « En combinant tout cela, on arrive à répondre à des défis nouveaux, alors qu’auparavant on disposait d’approches nettement moins définies. » D’une certaine façon, on pourrait dire que l’IA a dépassé un seuil critique : si auparavant les prévisions sur les avancées à venir péchaient par optimisme (il a fallu 40 ans et non dix pour qu’une IA batte un humain aux échecs), on a plutôt l’impression que c’est aujourd’hui l’inverse, et que les experts pèchent par prudence…
Révolution à tous les niveaux
« L’IA, c’est avant tout une boîte à outils ; c’est ce qu’on fait des outils qui va créer la valeur », souligne Antoine Imbert, en charge de l’entité Insight and Data pour Capgemini en France. En simplifiant, l’intelligence artificielle est en train de révolutionner les modèles d’affaire de deux façons différentes. La première pourrait être résumée par « faire mieux, différemment » : c’est ce que font la majorité des entreprises, en automatisant des tâches, en ouvrant de nouveaux canaux de communication comme des chatbots avec leurs clients… « Les systèmes de machine learning remplacent non seulement les algorithmes plus anciens dans de nombreuses applications, mais ils sont maintenant supérieurs aux humains dans nombreuses tâches », estime Erik Brynjolfsson, directeur de l’initiative sur l’économie digitale du MIT. « Bien que les systèmes soient loin d’être parfaits, leur taux d’erreur – environ 5 % – sur la base de données ImageNet est égal ou supérieur à la performance au niveau de l’être humain. La reconnaissance vocale, même dans les environnements bruyants, est maintenant presque égale à la performance humaine… »
Et la deuxième serait « faire autrement » : c’est, par exemple, le passage à une maintenance prédictive chez certains industriels, ou encore la création de nouveaux services et de nouveaux revenus avec l’IA. « Cela consiste, par exemple, à passer d’une logique de produit à une logique de services, comme Airbus le fait avec Skyways, qui est basé sur la récolte des données », explique Antoine Imbert.
Et ces services reposent aujourd’hui beaucoup sur l’individualisation. La personnalisation est – du moins pour l’instant – un des principaux axes d’application de l’IA. « L’idée est de cibler, de façon très fine, les préférences de chacun, résume Antoine Imbert. Et la nouveauté, c’est qu’on passe d’une logique d’hypothèse à une certaine objectivité reposant sur les données collectées ». Et ces données ne sortent plus d’un système déclaratif, ce qui renforce encore leur aspect « véridique ».
L’IA à toutes les sauces
Les exemples d’applications sont légion, et il arrive souvent que des idées se débloquent en cascade. Par exemple, Suez multiplie les capteurs dans ses réseaux d’eau et dans ses camions. « En sus de récolter des informations directement liées à l’activité – taux de remplissage des bennes, itinéraire optimal… – qui permettent d’optimiser la collecte et, de façon plus générale, la filière de traitement, ces capteurs peuvent également fournir des données liées au trafic routier, à la qualité de l’air… », souligne Loïc Voisin. À l’échelle d’une ville ou d’un territoire, on arrive ainsi à des systèmes très complexes, générant beaucoup de données, mais où les cas d’usages se multiplient. Par exemple, Suez a récemment pris en charge le pilotage du réseau d’eau de la ville de Singapour, avec un double objectif à la clé : éviter les inondations qui jusqu’à récemment menaçaient régulièrement la ville, grâce à un pilotage diffus du réseau et des données prédictives sur les marées, la météo, etc. ; et, en même temps, garantir sa qualité. Inutile de préciser qu’un service tel qu’« éviter les inondations » est une nouveauté majeure… « De façon générale, l’IA, appliquée à des réseaux complexes, va apporter des changements majeurs, estime Loïc Voisin. Elle nous permet d’aller sur de nouveaux secteurs d’activité. Nous venons, par exemple, de remporter un contrat à Dijon, qui est le premier au monde concernant le pilotage global des flux au niveau de l’agglomération dijonnaise : trafic, eau, échanges publics… C’est un gros contrat, signé avec des partenaires (Bouygues, EDF…), et qui inaugure un nouveau modèle d’affaires : l’optimisation des performances à l’échelle d’une ville. »
As above, so below
En bon ingrédient alchimique moderne, cependant, l’intelligence artificielle-pierre philosophale ne fait pas que révolutionner l’univers extérieur à l’entreprise, mais opère les mêmes transformations dans son univers intérieur, où elle consiste aujourd’hui surtout en des solutions et des outils très liés à la notion de productivité. « On peut discerner trois niveaux : remplacer, assister, et augmenter », estime Cécile Dejoux, professeure des Universités au CNAM et directrice du Learning Lab Human Change. « Dans le premier, l’IA peut remplacer l’homme pour certaines tâches. Dans le deuxième, elle peut aider les managers à être plus efficaces. Et dans le troisième, elle permet de faire des choses nouvelles. » Les exemples abondent d’utilisation de l’IA selon ces trois angles. Par exemple, beaucoup de systèmes de prise de rendez-vous sont pris en charge par des IA, avec des agendas partagés ; il existe nombre de solutions d’aide à la gestion de projet, qui reposent sur de l’intelligence artificielle ; et on commence à voir arriver, dans les entreprises, des systèmes de coaching reposant sur de l’IA, qui devraient permettre de fournir un coaching individualisé… Les parallèles entre extérieur et intérieur ne s’arrêtent pas là. De la même façon que l’individualisation de la relation au consommateur est une tendance majeure, l’individualisation de la relation au collaborateur grâce à la data va devenir le nouveau standard. Avec, à la clé, de nombreux enjeux : le bien-être au travail, l’intégration, le e-learning… Sans oublier, côté face, l’amélioration des processus rendue possible grâce aux données collectées.
« L’alliance de l’intelligence artificielle avec l’Internet des objets et la robotisation ouvre la voie à quantité de nouveaux services, et permet de repenser la chaîne de valeur », souligne Cécile Dejoux. Par exemple, on peut accélérer la robotisation et garder les collaborateurs sur les tâches à vraie valeur ajoutée… Attention cependant : s’il est vrai que ce sont, en général, les emplois les moins qualifiés qui seront le plus impactés, il faut bien faire attention au contexte. Dans celui d’un hôpital, le radiologue sera plus influencé par l’IA dans son travail quotidien que les infirmières. Tout cela va forcément impliquer les postes, et donc les profils requis. « Il va falloir avoir plusieurs niveaux d’expertise, et savoir apprendre vite, souligne Cécile Dejoux. Et il faudra aussi montrer qu’on est capable d’apprendre de façon autonome, et cultiver ses soft skills… » Par exemple, être capable de gérer une situation où il y a des incertitudes, ou encore aléatoire, ou complexe. L’IA est en effet très efficace sur des domaines très spécifiques, mais l’improvisation n’est pas (encore) une de ses forces. À moyen et long terme, cela va vouloir dire repenser non seulement son modèle d’affaires, mais aussi ses métiers, et en développer de nouveaux fondés sur l’idée de complémentarité entre ce qu’apporte l’IA et ce qu’apporte l’homme. L’un des défis actuels est l’hybridation des compétences : il ne faut pas que l’intelligence artificielle soit le domaine réservé de quelques spécialistes. « La connaissance de l’IA est insuffisamment décentralisée dans la plupart des grandes entreprises », souligne Olaf Erichsen, Managing Director et cofondateur de Heldenkombinat GmbH. « À l’heure actuelle, seules quelques personnes comprennent vraiment les avantages réels de l’IA et ce qui est nécessaire pour la développer et la mettre en œuvre dans les processus de base d’une organisation matricielle. »
Trois problèmes majeurs se posent cependant. Le premier est que plus une IA est efficace, moins elle est visible – et plus on risque d’oublier qu’elle est là, ce qui pose un problème pour l’élaboration des interactions homme/machine. « Un deuxième problème est que l’abondance de coaching individualisé sur tous les sujets – travail, santé, bien-être, sport… – pourrait mener à une société basée sur l’assistanat, avec le danger de perdre une partie de ses compétences », estime Cécile Dejoux. En enfin, le troisième problème est de comprendre quelles sont les bonnes données et les biais de l’IA, afin de pouvoir au mieux interagir avec elle.
Savoir (plus ou moins) où l’on met les pieds
« Comme tant d’autres nouvelles technologies, cependant, l’IA a généré beaucoup d’attentes irréalistes, souligne Erik Brynjolfsson. Nous voyons des plans d’affaires généreusement saupoudrés de références au machine learning, aux réseaux neuronaux et à d’autres formes de technologie, mais qui présentent peu de liens avec les capacités réelles de l’IA. Le simple fait de dire qu’un site de rencontres est «alimenté par IA», par exemple, ne le rend pas plus efficace, mais cela pourrait aider à la collecte de fonds. » Il importe donc de bien faire attention avec qui on décide de se lancer dans l’aventure… et comment. « Comme pour tout projet, il faut se poser la question du ROI », souligne Antoine Imbert. Car se lancer dans l’intelligence artificielle a un coût, non seulement financier, mais aussi humain (en termes de recrutement ou de formation, par exemple).
Par ailleurs, il est tout aussi dommageable de partir sur une logique très planificatrice, avec en tête un unique objectif. « L’IA reste encore, par nature, très exploratoire : on ne sait jamais vraiment exactement ce que l’on va trouver, continue Antoine Imbert. Il faut donc pouvoir être suffisamment flexible pour se réorienter le cas échéant. » Et surtout, il faut réussir, une fois que l’on a trouvé, à passer à l’échelle…
Tout cela demande une organisation interne solide. « Nous avons ainsi défini trois axes prioritaires, explique Loïc Voisin. Le premier est la relation et l’expérience client : par exemple, utiliser de plus en plus le mobile comme plateforme, ou encore des portails web, des plateformes e-commerce… Les cas d’usages sur cet axe sont très nombreux. Le deuxième est l’optimisation de la performance des actifs : usines, réseaux… Et le troisième est la création de nouveaux business et de nouveaux partenariats. Le contrat remporté à Dijon en est un exemple. »
La nature des partenaires est en effet de plus en plus variée : instituts de recherche, agglomérations, industriels, start-up, voire un mélange de tous. C’est non seulement assez nouveau, mais cela pose plusieurs difficultés nouvelles. La première est qu’il faut prêter particulièrement attention à bien équilibrer le partenariat, en fonction des forces, faiblesses et fonctions de chacun. Il faut également définir la gouvernance de ce type de partenariat, ce qui est plus facile à dire qu’à faire : par exemple, il faut résoudre les questions de l’appartenance des données, de propriété intellectuelle… Et là-dessus, l’Europe a un léger avantage sur les mastodontes américains, qui se montrent moins à l’aise dans ces partenariats horizontaux. Et la France, même, se trouve plutôt bien placée. « Il y a trois endroits dans le monde où il faut être pour travailler sur l’IA, et Paris est l’un d’entre eux », souligne Loïc Voisin. L’écosystème français, qui mélange la recherche, les grands groupes et des start-up, est très actif, et possède un certain nombre d’atouts, notamment son implication continue dans les algorithmes. En témoigne la création de l’Institut Prairie, qui a fait suite au rapport Villani sur l’intelligence artificielle, et qui a réuni de nombreux acteurs : les Gafa, Suez, l’Inria, Microsoft, le CNRS… Un mélange de recherche, de public, de privé, d’acteurs historiques du secteur et de nouveaux arrivants, comme il sied à un projet sur l’intelligence artificielle.
Jean-Marie Benoist