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VISAGE DE LA RÉINDUSTRIALISATION
La France est un pays avec des atouts
gigantesques mais qui a pourtant du mal à être fier de lui-même
C’est l’histoire de six hommes qui ont décidé d’incarner, à travers un projet commun, le défi de la réindustrialisation. Ce projet commun ? Verkor. Une entreprise de production de batteries électriques pour décarboner la mobilité et le stockage d’énergie. Et parmi ces six entrepreneurs : Benoît Lemaignan. Après un passage par Carbone 4 et Airbus, mais également après avoir fondé plusieurs entreprises dont Waga Energy, le quarantenaire cofonde Verkor en 2020. Une jeune pousse silencieuse pendant un temps. Puis, par la force des choses – comprenez une levée de fonds record à 2 milliards d’euros et la construction d’une gigafactory à Dunkerque qui fera naître 1 200 emplois directs – la start-up devenue licorne se fait de moins en moins discrète. Tout comme son PDG, Benoît Lemaignan, qui fréquentait il y a vingt ans les bancs de l’École Nationale Supérieure de l’Aéronautique et de l’Espace. Une tête bien pleine qui agit au nom d’un rapprochement entre combat environnemental et défi industriel. Parce que les batteries électriques nous rendront moins dépendants du pétrole, l’un des protagonistes du dérèglement climatique. Et parce que les batteries électriques sont produites en France et non à des milliers de kilomètres. Délocaliser n’a plus la cote. La France veut se réconcilier avec ses usines, qu’elle a trop longtemps laissé filer. Elle en est capable : « Réenchantons ce que l’on fait et ne soyons pas toujours pessimistes. La France du Concorde et du TGV a existé, et elle n’est pas si loin », défend Benoit Lemaignan. Un optimisme cher à EcoRéseau Business. Entretien.
Verkor, c’est une aventure qui a démarré à six, en pleine crise covid-19.
L’étincelle créatrice est venue d’une société qui s’appelle EIT InnoEnergy, pour laquelle j’ai travaillé. « On veut faire des batteries dans le Sud- Ouest de l’Europe, ça t’intéresse ? », me proposaient les dirigeants. Evidemment, grâce à mes expériences chez Carbone 4 et avec Waga, j’avais un solide bagage industriel, entrepreneurial et financier. Je me suis laissé tenter. Mais pas question d’y aller seul. J’en ai parlé à mon ami Gilles (Moreau, ndlr), expert en électro-chimie et fondateur de LANCEY Energy Storage. Forcément le projet lui a plu. Gilles me suggère de me rapprocher également de son ami, Christophe (Mille, ndlr), ingénieur-mécanicien, spécialiste des batteries et passé par Tesla et Apple aux États-Unis. Lui aussi est partant et me propose d’en parler à Philippe (Chain, ndlr), qui a travaillé pour Tesla, Renault, Audi. Là-encore Philippe est enthousiaste. Se sont ensuite ajoutés Sylvain (Paineau,ndlr) et Olivier (Dufour, ndlr). La pandémie covid-19 nous a permis d’échanger et d’avancer sur notre projet. Car nous avions du temps. EIT InnoEnergy a mis un peu d’argent au départ et d’autres entreprises ont cru en notre vision : le groupe IDEC, Schneider Electric (Benoît Lemaignan y a d’ailleurs travaillé, ndlr), et enfin Capgemini.
VERKOR EN CHIFFRES :
→ 6, le nombre de
cofondateurs
de l’entreprise
créée en 2020
→ 550 personnes
aujourd’hui dans
ses effectifs, et 800
d’ici à fin 2024
→ 1 200 emplois sur le
site de Dunkerque
à horizon 2027
→ 2 milliards d’euros, la
levée de fonds record
en septembre 2023
→ 1 milliard d’euros,
le chiffre d’affaires
visé d’ici à 2 ans
→ 1,3 milliard d’euros, la
somme sécurisée en
mai 2024 par Verkor
dans le cadre d’un
prêt vert auprès de 19
acteurs bancaires
Votre projet se concrétise d’autant plus que vous avez obtenu votre premier client dès 2020 ?
On a du soutien qui rend possible la construction d’une équipe solide. D’une vingtaine de personnes fin 2020, nos effectifs passent à 60 mi-2021 en parallèle d’une levée de fonds en série B, 200 personnes fin 2022, et 550 aujourd’hui. Surtout, nous avons rencontré Renault à l’été 2020 et Luca de Meo partage notre vision et nous fait confiance. C’est notre premier client, qui a été séduit par notre volonté d’électrification et notre envie de production locale, à travers notre gigafactory, en cours de construction à Dunkerque (Nord, ndlr).
Qu’est-ce qui est le plus difficile au démarrage ?
Savoir maintenir un équilibre. Notamment entre le côté technique, l’aspect financier, les discussions avec les parties prenantes. Le but n’est pas de passer un an à se concentrer uniquement sur la technique et complètement oublier les clients. Donc oui, le plus difficile, c’est d’arriver à conserver cette homogénéité parfaite de progrès avec l’ensemble des dimensions qui entourent un tel projet.
L’industrie, ce n’est pas le monde des Web apps. C’est un secteur qui se construit sur le temps long
Concrètement, que fait Verkor ?
Très simplement, Verkor produit et développe des batteries pour véhicules électriques. L’objectif étant de décarboner à la fois la mobilité et le stockage d’énergie. Notre entreprise, c’est en quelque sorte le chaînon manquant pour basculer dans un système socio-économique décarboné, et qui contribue directement à la sortie de notre dépendance au pétrole. Dit autrement les batteries que l’on produit sont des outils de stockage d’énergie qui peuvent être directement mis sur les routes, donc dans les voitures, camions, bus et autres, mais également dans des conteneurs afin de compenser l’intermittence des énergies renouvelables.
Concrètement, que fait Verkor ?
Très simplement, Verkor produit et développe des batteries pour véhicules électriques. L’objectif étant de décarboner à la fois la mobilité et le stockage d’énergie. Notre entreprise, c’est en quelque sorte le chaînon manquant pour basculer dans un système socio-économique décarboné, et qui contribue directement à la sortie de notre dépendance au pétrole. Dit autrement les batteries que l’on produit sont des outils de stockage d’énergie qui peuvent être directement mis sur les routes, donc dans les voitures, camions, bus et autres, mais également dans des conteneurs afin de compenser l’intermittence des énergies renouvelables.
Quand on pense à Verkor, on a forcément en tête cette levée record de 2 milliards d’euros (850 millions d’euros auprès d’investisseurs privés) en septembre 2023. Vous y pensez tous les jours ?
Deux milliards d’euros, oui c’est beaucoup. Mais c’est ce qui est nécessaire pour mener à bien le projet que l’on a en tête, notamment construire cette usine industrielle de rang mondial à Dunkerque. Lever de l’argent est un moyen et non un but. Lever de l’argent, je le répète, n’est pas une finalité. Notre objectif reste d’équiper en batteries électriques 200 000 à 300 000 véhicules dans les années qui viennent. Certes cette levée est un record, mais je la vois comme une conséquence d’un enjeu d’ampleur, celui de la décarbonation. Alors non, ces deux milliards d’euros, on n’ y pense pas tous les jours. Ce qui nous obsède en revanche, c’est de sortir les batteries de nos usines et servir nos clients. Renault nous a fait confiance, à nous d’honorer nos engagements.
Où en sont les travaux de la gigafactory de Dunkerque justement ? C’est un projet qui va forcément créer beaucoup d’emplois ?
Les toits et murs sont finis. Le chantier avance comme prévu. On est actuellement en train de préparer l’arrivée de nos premières machines. Pour l’heure, l’équipe se compose d’une soixantaine de personnes, puis 200 à la fin de l’été et enfin 400 autour de Noël. À horizon 2027, l’usine de Dunkerque contribuera à la création de 1 200 emplois directs à l’échelle locale.
L’usine de Dunkerque incarne cette volonté de réindustrialisation chère au gouvernement. Or réindustrialisation implique qu’il y ait eu, au cours des dernières décennies, désindustrialisation. Pourquoi selon vous la France a-t-elle accepté de laisser filer ses usines ?
Je crois qu’il y a eu une forme de croyance collective, selon laquelle ce qui était bon pour les consommateurs était forcément bon pour la France, bon pour l’Europe. Alors nombre d’entreprises françaises sont allées chercher à l’extérieur des coûts moins élevés. Délocaliser devait être le graal, ce qui allait nous permettre de renouer avec la croissance économique. Hélas les effets ont été nombreux, et loin d’être toujours positifs. On a eu toutes les peines à financer notre état social, qui est le nôtre dans les pays développés. Des usines ont fermé, et des métiers liés à ce que l’on appelle la « middle-class jobs » ont disparu. Le constat : des produits moins chers certes mais avec de moins en moins de gens pour les acheter. Deuxième point : la France est un pays avec des atouts gigantesques mais qui a pourtant du mal à être fier de lui-même. Contrairement aux Allemands par exemple. Je prends aussi parfois l’exemple de la Corée qui, d’un pays détruit, a su se reconstruire grâce à son industrie, ce qui a permis des gains de productivité, donc de pouvoir d’achat. L’ubérisation de la société est ce qui tire vers le haut la croissance en France aujourd’hui, mais ce n’est pas ce que je veux pour mon pays, ni pour mes enfants. Notre responsabilité en tant que consommateur est aussi engagée. Si l’on achète des produits pas chers, et donc le plus souvent de piètre qualité, il ne faut pas s’étonner ensuite que notre pays éprouve des difficultés à financer nos écoles et universités, par exemple. Ce lien doit refaire sens dans la tête des gens, pour que le tout le monde puisse comprendre l’impact de ses décisions.
VERKOR ÉLUE
ENTREPRISE
DE L’ANNÉE
DES TROPHÉES
OPTIMISTES
ECORÉSEAU
Fin mars se sont déroulés les Trophées Optimistes EcoRéseau, organisés en lien avec la CCI ParisÎle- de-France et sous le
parrainage de Monsieur Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté
industrielle et numérique. Une cérémonie au cours de laquelle Verkor a été désignée « entreprise
de l’année ». Un jury, composé de personnalités emblématiques
(ministres, entrepreneurs, représentants de médias,
etc.), s’était réuni en amont
de l’événement pour
finaliser le palmarès.IL L’A DIT
Philippe Chain, cofondateur Verkor
« Verkor, comme toutes les
histoires entrepreneuriales,
c’est une aventure
optimiste, que nous avons
partagée à six […] Notre
conviction : décarboner
et réindustrialiser la
France et en particulier la
mobilité. C’est un enjeu
considérable de l’industrie
pour les années qui
viennent », dans le n°108
d’EcoRéseau Business.
La donne est en train de s’inverser, et l’heure est à la reconquête de notre souveraineté ?
Heureusement, la reconnexion est en train de se faire. Des filières se recréent en France. Des filières nouvelles surtout, comme la nôtre, puisqu’il est plus difficile de relocaliser des activités déjà parties plutôt que d’en constituer de nouvelles autour de marchés émergents. Le sommet Choose France par exemple, qui s’est tenu en mai, est une formidable initiative qui va dans le sens de cette réindustrialisation. Notamment parce que l’on y trouve uniquement des opérationnels, soit des patrons et dirigeants présents pour faire du business. Ce n’est pas là que le monde se régule, à coups d’accords qu’on ferait passer derrière les rideaux. Il y a une dynamique économique louable. Et le Président de la République Emmanuel Macron y est pour beaucoup. Microsoft qui investit en France, c’est une bonne nouvelle dont il faut se réjouir. Réenchantons ce que l’on fait et ne soyons pas toujours pessimistes. La France du Concorde et du TGV a existé, et elle n’est pas si loin. Notre industrie spatiale est exceptionnelle. Beaucoup d’entrepreneurs sont fiers de créer leur activité en France et en Europe, on n’a pas à rougir par rapport à qui que ce soit.
Comment a été
choisi le nom « Verkor » ?
→ Le nom fait références
à trois langues
européennes : le
français avec « Vert » ;
l’anglais avec « core »
qui évoque les cellules
et la concentration
énergétique ; et
l’allemand pour
« Der Verkher », soit
« circulation ».
→ Verkor fait évidemment
penser au Vercors,
massif montagneux
français qui rappelle
la nature et l’histoire
de la résistance.
→ Une consonnance
tranchante pour marquer
une volonté d’agir,
« ici maintenant » !
D’ailleurs, vous accueillez 43 nationalités différentes à Verkor, preuve que la France attire toujours.
Quarante-trois nationalités dans nos effectifs, ce n’est pas forcément une volonté de notre part. On ne recrute pas en fonction des nationalités mais des compétences, et on les cherche là où elles sont. Beaucoup de nos collaborateurs viennent d’Asie et d’Asie du Sud Est, d’États- Unis, d’Allemagne, etc. Une telle hétérogénéité des nationalités est aussi possible parce que la France propose un dispositif exceptionnel, le visa « passeport talent ». En quelques semaines, la machine étatique qu’on aime tant critiquer fonctionne de manière remarquablenpour accueillir des travailleurs étrangers. Alors qu’ils partaient autrefois, nombre d’ingénieurs décident aujourd’hui de rester en France, et, d’autres viennent même de l’étranger.
Après la gigafactory de Dunkerque, d’autres projets en tête pour Verkor ?
L’usine de Dunkerque va nous prendre encore deux ans. L’industrie, ce n’est pas le monde des Web apps. C’est un secteur qui se construit sur le temps long. L’usine de Dunkerque se construit à la vitesse où le béton sèche. Évidemment, après la gigafactory, on pense à construire deux ou trois autres usines pour poursuivre notre développement et la décarbonation. On a des partenariats avec les États-Unis, au Brésil aussi, mais on préfère y aller doucement.
A titre plus personnel, au fur et à mesure que Verkor grandit, votre rôle change peu à peu ? Avec une dimension plus politique et de représentation ?
Quand l’aventure évolue, on doit soi-même être capable de se spécialiser. Le chemin personnel se transforme, mais le tout est d’être capable d’en parler à son équipe, de verbaliser les périmètres et aspirations de chacun. Ce qu’il faut : accep-ter de ne pas être l’homme-orchestre, toucheà- tout, mais se spécialiser là où l’on se sent le meilleur. Mon rôle aujourd’hui se concentre sur le développement, l’engagement des parties prenantes, la représentation auprès des médias notamment. C’est fabuleux de témoigner de tout ce que l’on peut faire !
Avez-vous eu des gens qui vous ont marqué au cours de votre parcours ? Des mentors ?
Bien sûr, quelques personnes m’ont marqué et inspiré. Comme Jean-Marc Jancovici et Alain Grandjean, que j’ai tous deux côtoyés dans les rangs de Carbone 4. Je les admire pour leur approche du management et leur capacité à réconcilier les défis climatiques avec les enjeux industriels. Je pourrais également citer Diego Pavia, CEO d’EIT InnoEnergy, très engagé sur tous les sujets industriels. On présente souvent dans les médias les patrons comme de grandes brutes épaisses. Je crois que ce n’est pas la généralité, la plupart ont ce souci du bien-être de leurs collaborateurs.
Ultime question. Vous reste-t-il du temps pour faire autre chose ?
Bien sûr qu’il me reste du temps et c’est nécessaire. Être toujours au coeur du réacteur, dans le jus en permanence… vous empêche de prendre une hauteur de vue, si essentielle pour préparer l’avenir et prendre les bonnes décisions. Il faut savoir poser les clés sur la table, pour que d’autres s’en emparent afin que vous puissiez vous ressourcer. Heureusement, je ne travaille pas 24 heures sur 24. Lorsque je souffle, j’aime le faire en montagne.