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Une analyse signée Sabrina Tanquerel, professeure à l’EM Normandie, et publiée par The Conversation.
« Réarmement démographique », la formule employée par le président de la République lors de sa dernière conférence de presse le 16 janvier dernier a marqué les esprits. Il est vrai que la natalité baisse en France depuis quelques années. Ainsi, le nombre de naissances a reculé de presque 7 % en un an et de près de 20 % depuis 2010, année du dernier pic des naissances. Le nombre moyen d’enfant par femme est de 1,68, soit beaucoup moins qu’en 2010, où elles avaient plus de deux enfants et en deçà du seuil de renouvellement des générations.
S’il y a un domaine où avoir des enfants crée d’importants bouleversements, c’est bien celui du travail. Surtout pour les femmes… Les mères travaillent davantage à temps partiel que les femmes qui n’ont pas d’enfants (35 % contre 19 %) ; et 51 % des femmes à temps partiel indiquent l’être pour s’occuper de leurs enfants, contre seulement 14 % des hommes. La maternité creuse ainsi les inégalités salariales et a des impacts délétères sur le parcours professionnel des mères (interruption de carrière, réduction des opportunités de promotion, de mobilité inter-organisationnelle).
L’inégale répartition des tâches ménagères et parentales (lessive, éducation des enfants, nettoyage, cuisine, dont la responsabilité continue d’être assumée à 64 % par les femmes), et la charge mentale qui lui est associée, génèrent un stress 40 % plus élevé et un bien-être dégradé parmi les femmes, mères de famille. Ces effets, regroupés sous la terminologie de « motherhood penalty », sont corroborés dans toutes les recherches scientifiques (le phénomène est inversé pour les pères de famille « Fatherhood premium »).
Le coût d’être mère au travail
C’est donc au moment des naissances que se creusent les inégalités de partage des tâches domestiques, puis que s’accentuent les inégalités salariales. Or ce coût est de moins en moins accepté par les femmes, qui remettent en question (davantage que les hommes) les configurations classiques du couple et de la famille. Le rapport à la parentalité et à la conjugalité évolue : si fonder une famille a toujours été considérée comme une étape essentielle d’une vie fructueuse, beaucoup de Françaises ne semblent plus percevoir les choses ainsi.
Selon un récent sondage, 30 % des femmes en âge et en mesure de procréer déclarent ne pas vouloir d’enfants. La première raison de ce choix est le désir de rester libre de son destin. La moitié des sondées déclarent ne pas envisager la maternité comme un facteur d’épanouissement personnel. L’autre moitié, à 48 %, justifient leur choix en affirmant qu’elles ne souhaitent pas assumer une responsabilité parentale, suggérant ainsi une vérité facilement perceptible : avoir des enfants est devenu un choix et implique un besoin d’opérer des changements radicaux dans sa vie, ce que toutes ne sont pas disposées à faire. L’idée d’une « vocation parentale » spécifique aux femmes est aujourd’hui fortement chamboulée.
La difficile conciliation travail-famille
Avoir des enfants implique également d’y engager des ressources temporelles, affectives, et financières. La conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle est devenue un sujet de préoccupation majeure pour les salariés. Selon le baromètre de l’Observatoire de l’équilibre des temps et de la parentalité en entreprise, publié en juin 2018, 92 % des salariés interrogés, trouvent « important » le sujet de l’équilibre des temps de vie. Ce pourcentage s’élève à 97 % pour les salariés parents d’enfants de moins de 3 ans. Néanmoins, 60 % des salariés trouvent que leur employeur « ne fait pas beaucoup de choses » pour aider à équilibrer leurs temps de vie.
La culture contemporaine du travail en France axée sur le présentéisme, la disponibilité permanente et le don de soi, cannibalise souvent les sphères personnelle et familiale. Les individus entrent en situation de « conflits » (temporel, cognitif, conflit de rôles) qui les mettent en difficulté. Selon l’Observatoire de la Qualité de Vie au Travail, 72 % des salariés français ont le sentiment de manquer de temps au quotidien, un sentiment plus prononcé chez les parents d’enfants de moins de trois ans (88 %). Sans compter que les contraintes liées à la parentalité aujourd’hui sont plus nombreuses qu’avant.
Les conflits travail-famille sont associés à une tension psychologique accrue, à des niveaux de stress plus élevés et à des niveaux de bien-être inférieurs. Les parents de jeunes enfants sont particulièrement exposés au conflit travail-famille. Ces injonctions et la crainte de ces difficultés éclairent probablement le phénomène du « workisme », qui renvoie à la priorisation accordée à la réussite professionnelle avec le corollaire de réduire inévitablement l’espace pour la vie familiale, même lorsqu’on a l’intention d’avoir des (ou plus d’) enfants.
Les organisations doivent concevoir des conditions de travail sécurisantes et flexibles pour garantir cette conciliation et qualité de vie. Elles doivent transformer leur culture d’entreprise et adapter leurs pratiques managériales (par exemple, leurs systèmes de récompense et d’avancement de carrière, qui entrent souvent en contradiction avec la biologie reproductive féminine). Elles doivent aussi œuvrer davantage à reconnaitre, soutenir et accompagner la parentalité, et pas exclusivement pour les femmes.
Où sont les pères ?
La question des inégalités de genre est sous-jacente à ces débats. L’ordre social et familial se construit avec des injonctions qui vont peser différemment et inégalement selon les hommes et les femmes. Les mères payent le prix fort pour assurer cet ordre familial (disparités suite aux absences de maternité, dans le retour à l’emploi et en matière de salaires). Les femmes doivent faire carrière en même temps qu’elles font face à des obstacles non rencontrés par les hommes hétérosexuels ; elles continuent (majoritairement) à assumer les tâches traditionnelles de genre, telles que le soin aux enfants et les tâches domestiques.
Les hommes sont un peu plus nombreux à prêter main-forte au quotidien dans les activités domestiques. Cependant cette évolution est lente, en sept ans, leur taux de participation est passé de 36 à 43 %). Et même, lorsqu’ils le désirent, ils se heurtent à de nombreuses barrières au travail. De plus, les représentations stéréotypées des rôles de chacune et chacun se renforcent. 70 % des hommes pensent encore qu’un homme doit prendre soin financièrement de sa famille pour être respecté dans la société, 30 % qu’il faut savoir se battre ; 78 % des femmes pensent que pour correspondre à ce que l’on attend d’elles dans la société, il faut qu’elles soient sérieuses, discrètes, et 52 % qu’elles aient des enfants. Plus de la moitié de la population trouve normal ou positif qu’une femme cuisine tous les jours pour toute la famille. Les stéréotypes de genre sont tenaces.
Il serait nécessaire de davantage inclure les hommes dans ces discours « natalistes » et qu’ils participent davantage à créer cet équilibre, dès le plus jeune âge. S’interroger sur le système patriarcal, la masculinité hégémonique, la paternité engagée et l’inclusion de tous les hommes dans ces sujets constitue une étape cruciale pour comprendre la dénatalité et les intentions d’une partie des femmes sur cette question. D’autant plus que certaines idées hostiles persistent et croissent ; 37 % des hommes considèrent que le féminisme menace la place et le rôle des hommes dans la société et que ces derniers sont en train de perdre leur pouvoir (HCE, 2024).
La réflexion sur ces sujets doit être collective et systémique. Les comportements de natalité ne dépendent pas uniquement de décisions individuelles, mais ils s’insèrent dans une organisation sociétale, politique et environnementale donnée. Notre capacité à questionner et transformer nos structures sociales et organisationnelles déterminera résolument l’issue réussie à ce défi.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence creative commons. Lire l’article original.