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Jusqu’ici, tout va bien…
L’approche quantitative – la délégation de start-up françaises au CES en atteste – n’est pas si incohérente. Les problématiques sont ailleurs.
«La French Tech a-t-elle un maillot de bain ? » Le titre humoristique du post LinkedIn de Jean-David Chamboredon, co-président de France Digitale, association d’intérêt des start-up numériques, ne soulève pas moins une question fondamentale : alors que Warren Buffet a déclaré qu’on voit ceux qui nagent nus quand la mer se retire, l’écosystème français de start-up numériques porte-t-il un maillot de bain ? La French Tech enchaîne les records et les effets d’annonce, mais la stratégie suivie, après quatre ans d’existence du label, est-elle la bonne ? L’impressionnant contingent de jeunes pousses hexagonales au CES de Las Vegas, supérieur à celui des autres pays européens ou même des Chinois, parle au grand public, mais seront-elles les championnes de demain, créatrices d’emplois et résistant à la prochaine crise ?
Une montée en puissance indéniable
Le label visait à mettre la France sur le radar des grosses sociétés, des principaux médias du monde de la tech. Il s’agissait de montrer que la gastronomie, la haute couture et le parfum n’étaient pas les seuls atouts. « François Hollande avait inscrit dans son programme sa volonté de créer des quartiers numériques, dans une optique plutôt sociale d’accès aux technologies par tout le monde. Finalement le dossier est passé chez Jean-Marc Ayrault, puis Fleur Pellerin, pour devenir beaucoup plus économique et entrepreneurial. Les décideurs étaient aussi titillés par l’Allemagne avec sa Berlin Valley et les succès de Rocket Internet, par Israël vu comme la «start-up nation» de référence, et surtout l’Angleterre qui enjolivait les chiffres en comptant les salariés des filiales de grandes sociétés américaines (Oracle, IBM…). Il fallait exister », retrace Olivier Ezratty, consultant et auteur chaque année du Rapport du CES de Las Vegas. L’objectif a été rempli au-delà des espérances. 88 % des investisseurs s’attendent à ce que la croissance des start-up Deep Tech soit plus forte en France que dans le reste de l’Europe, et 61 % classent la France dans leur top 5 de destinations pour investir dans la Deep Tech, d’après une étude menée par le cabinet de conseil Wavestone en décembre 2017. « L’écosystème a triplé en cinq ans, les montants levés par les gérants de fonds et ceux levés par les entreprises innovantes ont triplé depuis 2012. Faits historiques : en 2016, la France a connu plus de tours de financement de type capital-risque que la Grande-Bretagne et en 2017, les capitaux-risqueurs français ont levé sur les trois premiers trimestres plus d’argent que leurs homologues britanniques. La France a un portefeuille de start-up «early to mid-stage» extrêmement fourni et prometteur. Les VCs Français ont les moyens d’être offensifs pendant les trois ou quatre prochaines années », se réjouit Jean-David Chamboredon, également CEO du fonds d’investissement Isai. La délégation française au CES – mais aussi dans d’autres manifestations – accompagnée par la French Tech et les régions, est toujours plus conséquente. Le portefeuille de jeunes pousses est incontestablement devenu dense et diversifié. « Mais il est difficile de discerner si des champions vont émerger de ce terreau fertile. Nous en sommes là, la Grande-Bretagne a dix ans d’avance, avec un portefeuille plus ancien et donc déjà des têtes de pont, qui ont profité de Business Angels et d’un capital risque plus fournis. De notre côté, nous verrons si ces graines prometteuses pousseront, se feront racheter par des gros ou péricliteront », résume Jean-David Chamboredon.
Un risque d’éparpillement ?
Les start-up hexagonales au CES, accompagnées pour les trois quarts par les régions ou de grandes sociétés comme La Poste, sont censées rencontrer distributeurs, clients, fabricants, investisseurs… Mais « les Françaises représentent le tiers des exposants de l’Eureka Park, qui est une espèce de grand hall rempli de stands de 8 m2 enfilés les uns à côtés des autres, une sorte de Rungis des start-up », reconnaît Olivier Ezratty. N’est-ce pas le symbole d’une stratégie qui a fonctionné les premières années pour acquérir de la notoriété, mais qui peut à terme favoriser la dilution, l’éparpillement ? D’autant plus qu’un certain contexte de rivalité entre les régions amène à la surenchère de jeunes pousses encouragées à faire le voyage, même si elles ne sont pas prêtes. « Certains innovent dans des domaines où il n’y a pas apport d’un réel «bénéfice cognitif» pour l’utilisateur final. La technologie est désormais accessible, elles le font pour faire parler d’elles. Je ne suis pas sûr que le préservatif connecté soit fondamentalement utile », illustre Nicolas Mourier, consultant spécialisé IoT. D’autres pays semblent privilégier des thématiques, presque des filières. Les Allemands mettent en avant leurs start-up du secteur automobile par exemple, les hébergeant directement sur leur pavillon, plutôt en mode «showcase». Les Suédois ont adopté la même logique. Une plus grande spécialisation dans la stratégie serait donc à réfléchir. La French Tech a commencé à mettre l’accent sur l’IA et la Deep Tech, et une présence plus sectorielle pourrait être envisagée. Mais la dynamique start-up est par nature multisectorielle…
Un faux problème qui va se résoudre de lui-même
La French Tech remplit en fait à merveille sa mission de marque ombrelle. Et le marché va s’»écrémer» tout seul. L’exemple des objets connectés – secteur fragmenté qui ne se développe pas aussi vite que prévu, ce qui rebute les grands acteurs –, est éloquent selon Nicolas Mourier : « Ceux qui répondent à un vrai besoin et parviennent à simplifier l’usage pour convaincre un maximum d’utilisateurs et donc collecter des data pertinentes perdureront, ou se feront racheter par de grands industriels. Les autres disparaîtront. » Malgré le nombre, certaines start-up profitent à plein de leur présence au CES, à l’exemple de Netatmo, spécialisée dans les objets connectés : en six ans la jeune pousse a obtenu des prix et levé 20 millions d’euros. Comptant Legrand comme actionnaire, avec qui elle expose désormais au CES, elle est devenue une des locomotives du secteur. Tout ne peut être régenté et organisé, les thématiques se mettent en place d’elles-mêmes, petit à petit. « Quand je vois que Valeo, Faurecia et Business France exposent au même endroit, je me dis que les choses vont dans le bon sens. La force des grands, l’innovation des petits et l’accompagnement sont bénéfiques », témoigne Olivier Ezratty, qui cite aussi Myfox. « Ce spécialiste de la maison connectée a été exposant trois ans, puis a été racheté par Somfy, qui organise désormais un stand. Start-up et entreprises plus traditionnelles finissent par collaborer de manière intelligente ». L’effet masse n’est donc pas néfaste et permet des rapprochements, parfois orchestrés. « Nous ne sommes pas là pour amuser la galerie chez Business France. Et les régions ont peut-être moins l’habitude de coacher sur la partie business, mais elles le font accompagnées de consultants externes. Nous sommes tous embarqués dans un processus d’apprentissage collectif », déclare Olivier Ezratty.
Des soucis de plus long terme
Tout est donc rose au pays de la French Tech ? Oui pour l’instant, en partie pour trois raisons selon Jean-David Chamboredon : « Premièrement Bpifrance, lancée fin 2012 a, depuis sa création, fait feu de tout bois en mobilisant des montants en forte croissance à la fois en financements directs dans des start-up ou indirects dans de nombreux fonds de capital-risque tricolores. Deuxièmement les grandes groupes français ont, dans leur quasi-totalité, lancé des initiatives de type «open innovation/corporate venture» investissant eux-aussi en direct ou en indirect dans l’écosystème français. Troisièmement les investisseurs internationaux basés à Londres, Berlin, New York voire Moscou ont redécouvert l’Hexagone depuis la belle entrée en Bourse de Criteo fin 2013 et ont, depuis, été les chefs de file de plus de 60 % des gros tours de tables réalisés par nos «start-up/scale-up». » Ces facteurs expliquent les progrès colossaux accomplis, mais rendent la French Tech vulnérable à une éventuelle crise financière mondiale. « Tous ces investisseurs retireraient leurs billes et Bpifrance ne pourrait pallier. Nous ne disposons pas encore assez de capital long, essentiel pour construire un écosystème pérenne », regrette Jean-David Chamboredon. Regrettable, quand on sait qu’il faut dix ans pour construire un champion du numérique. Il manque d’investisseurs institutionnels ou de très gros fonds. Les concurrents étrangers bénéficient d’investissements longs avec les university endowments (35 milliards de dollars pour Harvard !) ou les caisses de retraite par capitalisation qui investissent de 5 à 10 % de leurs actifs dans le non-coté, dont un quart dans le capital-risque. France Digitale recommande que l’assurance-vie soit réformée en ce sens, mais le sujet est délicat pour les épargnants français. Quant aux fonds paneuropéens, ils sont plutôt situés à Londres, et Paris serait bien inspiré de les faire venir suite au Brexit. Autre écueil, plus structurel, pouvant empêcher de faire émerger des leaders mondiaux : le manque de talents internationaux. Les convaincre de venir en France sera possible quand il y aura une vraie continuité pour eux, ce qui signifie des écoles internationales, des régimes de retraite par capitalisation… Depuis le Brexit et la concurrence des places financières pour attirer les traders, les pouvoirs publics semblent avoir pris la mesure du problème…
On l’aura compris, c’est une combinaison de facteurs qui déterminera la réussite de nos start-up. « Leur produit doit être pertinent, leur histoire doit évoluer dans le temps pour qu’elles puissent intéresser les médias, leurs équipes doivent avoir cette capacité à établir des relations avec les revendeurs, distributeurs, investisseurs… », énumère Olivier Ezratty. Mais en tout cas la French Tech pour le branding, Bpifrance pour le financement et Business France pour l’opérationnel jouent – pour l’instant – une partition des plus pertinentes pour elles.
Périmètre
Qu’est-ce que la mission French Tech au juste ?
La French Tech recouvre l’écosystème des start-up. C’est aussi une initiative publique innovante au service de ces jeunes pousses qui représentent la valeur et les emplois de demain, portée par le ministère de l’Economie. Trois actions peuvent être distinguées :
Fédérer avec une marque collective, un réseau national (Paris IDF, 13 métropoles, neuf réseaux thématiques), des acteurs de l’accompagnement et du financement qui s’associent.
Accélérer avec un fonds d’investissement de 200 millions d’euros pour les accélérateurs de start-up privés, une bourse French Tech pour financer l’amorçage opéré par Bpifrance, un Pass French Tech (une offre premium) pour les start-up qui ont la plus forte croissance, un programme French Tech diversité pour favoriser l’accès à tous publics.
Rayonner avec un budget de 15 millions d’euros pour promouvoir à l’étranger, les French Tech Hubs qui est un réseau mondial de 22 communautés French Tech labellisés, le French Tech ticket qui est un programme d’accueil d’entrepreneurs internationaux dans les métropoles. Le French Tech Visa sert à faciliter les démarches des investisseurs et entrepreneurs étrangers.
Julien Tarby