Le rebond entrepreneurial dans tous ses états

Grande entrepreneure habituée aux pivots, mais qui garde secrets ses techniques de choix de stratégie…
Grande entrepreneure habituée aux pivots, mais qui garde secrets ses techniques de choix de stratégie…

Temps de lecture estimé : 4 minutes

Penser le changement, pour ne pas changer le pansement

Pivoter son business pour le faire croître de manière exponentielle. Belle idée sur le papier, mais à concrétiser au bon moment, sans abus…

Ce fameux revirement, dans lequel il faut embarquer toutes les parties prenantes, n’est pas l’apanage des start-up. Nokia commence dans l’industrie du papier puis s’oriente dans le caoutchouc avant de prendre le tournant de l’industrie électronique… Bien mené, il peut sauver des emplois et créer de la valeur, comme en témoigne Olivier Remoissonnet, sauveur de la Brosserie Française dans l’Oise, créée en 1846, et menacée de liquidation, en repensant totalement la fabrication et la vente de brosses à dents, puis de brosses à cheveux. Emery Jacquillat, repreneur de la Camif, a aussi agi au bon moment, en la transformant en une plateforme en ligne de «consolocation», évitant à 568 salariés d’être laissés sur le carreau à Niort. Mais d’autres n’ont pas eu la même fortune, échouant dans la réorientation ou le timing. Quelques facteurs clés de succès peuvent être distingués.

Une certaine tournure d’esprit

Le pivot n’est pas une amélioration, un changement à la marge du business, mais bien une révolution complète de l’approche, en se servant toutefois des acquis de l’expérience passée. Lancée en 2005, Criteo se positionnait en premier lieu sur de la recommandation de vidéos. En 2006 et suite à une première levée de fonds de trois millions d’euros, la jeune pousse change de business model, pour proposer une technologie de recommandation de produits destinée au e-commerce. C’est finalement en 2008, suite à une nouvelle levée de fonds de sept millions d’euros, qu’elle se lance dans le retargeting publicitaire. Les raisons ? Des modèles pas assez rentables et «scalables». Ce sont le produit, le business model, la cible de clientèle, le mode de distribution ou la technologie qui peuvent être modifiés. Facile ? Pas tant que cela. Les entrepreneurs sont concentrés sur la résolution d’un problème spécifique, d’un besoin qu’ils ont décelé chez des clients potentiels. « Agiles, ils sont normalement prêts à tester une myriade de solutions pour réussir. Mais certains tombent amoureux de leur idée », révèle Alice Zagury, seriale entrepreneure, fondatrice de The Family, société d’investissement qui accompagne aujourd’hui des centaines de start-up. Certains s’entêtent parce qu’ils craignent le pivot. « Les entrepreneurs n’aiment pas tant que cela prendre des risques. Le changement devient ardu après deux mois d’existence de la société, même si elle est en crise. Et cette difficulté s’accroît avec le temps », déplore Didier Tranchier, dirigeant d’Adelit, cabinet de conseil en innovation, fondateur d’IT Capital, club de business angels. Si les entrepreneurs peuvent s’apparenter à des chercheurs, qui font des expérimentations, la réalité est bien souvent autre. Quand Olivier Remoissonnet est parti rechercher des moules à injection en Chine pour relocaliser et a axé le développement sur la marque Bioseptyl en abandonnant les MDD, il n’avait pas droit à l’erreur. De nombreux emplois étaient en jeu. « Il a fallu convaincre, batailler pour imposer le «made in France» intégral, la RSE avec des matières recyclables, et surtout la recherche du circuit direct, du contact avec le consommateur final grâce à un système d’abonnement où la brosse à dents est livrée tous les six mois. J’ai démontré que j’avais préparé de longue date ces nouveautés », se souvient le dirigeant.

De l’agilité à la girouette

Il est désormais acquis, dans le monde des start-up surtout, que celui qui commence avec une idée pourrait bien au final rencontrer le succès avec un business très éloigné du concept originel. Le risque consiste aussi à abuser de ces réorientations et de ne pas suivre un fil rouge. « L’entrepreneur a quand même l’intuition qu’une des solutions est meilleure que les autres, et se doit de l’explorer en profondeur. Pivoter n’est pas forcément la panacée », nuance Alice Zagury. Un équilibre fragile doit être trouvé par le créateur, qui n’a pas intérêt à remettre sans cesse sa stratégie en cause en fonction des opportunités qui se présentent. « Ce qui m’a guidé pour la Brosserie Française est une stratégie du contre-pied, une vision sur neuf ans visant à se différencier complètement des multinationales des biens de grande consommation, contre qui nous n’avions aucune chance si nous nous positionnions sur la bataille des prix, des produits basiques et de la grande distribution. Notre présence dans les magasins bio, nos produits élaborés pour répondre à des problèmes bucco-dentaires, notre production complète en Picardie, notre écocitoyenneté… sont autant de preuves de cohérence. Nous ne sommes pas là pour faire un coup », énumère Olivier Remoissonnet. L’entreprise doit se fixer un objectif ambitieux, souvent jugé inatteignable par d’autres. « Puis toute l’organisation, toutes les décisions s’ensuivront pour pouvoir prétendre y parvenir. Ce point en ligne de mire est essentiel, surtout dans une start-up, pour que les employés acceptent les changements de taille et les pivots », soutient Jean-Charles Samuelian, créateur d’Alan, start-up très en vue de par sa croissance, qui a obtenu l’agrément d’assureur. La jeune pousse de ce professeur à Lion – l’école des employés de start-up –, évoluait au départ dans la prévention santé et le matching patients/médecins spécialistes. Un premier départ qui lui a permis d’acquérir une grande connaissance du monde de l’assurance, ainsi que de ses rouages. La volonté d’apporter de la fluidification dans ce domaine est restée la même. Une constance dans le changement également suivie par Maxime Renault, cofondateur de MonBanquet, traiteur qui intervient lors d’évènementiels en agrégeant les artisans proches. Avec deux comparses il a d’abord lancé le site DuBonPain pour promouvoir la qualité de la production artisanale des boulangeries sur la Toile. Il a rendu visite aux boulangers en leur proposant de se référencer en ligne. « Les «râteaux» se sont enchaînés, car les commerçants ne percevaient pas la valeur ajoutée de cette solution », se souvient celui qui a tout de même créé une page Internet, donc une vitrine gratuite sur le Web, pour 30 000 artisans boulangers – dont 300 l’ont agrémentée. « Nous sommes finalement parvenus à gagner une véritable crédibilité auprès de la profession, et c’est ce qui nous a servi plus tard lors du pivot. » L’entrepreneur espérait se rémunérer en proposant des outils supplémentaires de dynamisation des ventes, telle la possibilité de commandes en ligne. Cela n’a pas fonctionné. Mais il a pu faire appel à eux pour développer l’activité de traiteur.

Un contexte qui évolue, une vision qui subsiste

MonBanquet a finalement pivoté autour de son idée centrale : promouvoir la production artisanale locale grâce à la Toile, avec une valeur ajoutée qui réside dans la capacité à réunir divers savoir-faire et être l’unique interlocuteur du client final. « Nous sentions que nous pouvions leur apporter de la valeur, mais nous ne savions pas encore comment, malgré quelques signaux faibles. Le rebond est survenu naturellement. Nous n’avions pas vu le marché traiteur », relate l’ancien étudiant de Centrale Paris. Contextes d’affaires et rencontres vont faire évoluer la société dans des directions insoupçonnées. Avec un risque pour les dirigeants de se perdre ? « Avant de travailler sur un projet, l’équipe fondatrice doit se mettre d’accord sur le sens qu’elle veut apporter au monde. A ce moment elle peut pivoter autour de cette vision. Sinon elle change de produit, de marché à l’aveuglette, sans fil rouge, selon le cash et le temps dont elle dispose encore », précise Michaël Coenca, cofondateur et coordinateur de Start The F*** Up, collectif d’entrepreneurs pluridisciplinaires qui ont appris les méthodes d’innovation par leur expérience en start-up. Une clarification initiale sur laquelle insiste aussi Didier Tranchier : « Pour moi qui suis formateur et administrateur, la capacité à pivoter tient plus à la gouvernance qu’à l’état d’esprit. L’organisation doit permettre à l’entrepreneur d’analyser la situation et de comprendre l’intérêt de tester. Il importe d’éviter l’acharnement thérapeutique, et de prendre des décisions rapides et… collégiales. » Mieux vaut effectivement convaincre également les équipes du bienfondé du changement. « Dans une start-up la décision de pivot n’appartient pas aux employés, mais ils ont souvent leur mot à dire. L’entrepreneur a plutôt intérêt à prendre le pouls, les écouter, et surtout les convaincre. Car ces moments clés peuvent être violents pour eux », précise Marion Rousset, responsable des opérations dans l’école Lion. Ce que confirme Jean-Charles Samuelian, fondateur d’Alan : « Dans la prévention en santé je n’étais pas sûr à 100% du modèle de distribution, et de revenu. Je m’en suis ouvert à l’équipe, en toute transparence, pour qu’elle intègre les raisons du pivot vers une société d’assurance. »

Le pivot positif d’opportunité

Parfois le pivot est exécuté non pas parce que la solution précédente ne fonctionnait pas ou ne trouvait pas son public, mais parce que l’entrepreneur a découvert un élément inattendu et, suffisamment confiant, décidé de repartir de zéro. « La bonne surprise, comme une demande pour une solution différente identifiée, ou un nouveau vivier de clients détecté, est dans ce cas l’élément déclencheur », décrit Alice Zagury, qui cite en exemple Slack, service de messagerie professionnelle. « Le fondateur Stewart Butterfield avait dans l’idée de créer un jeu vidéo. Afin de faciliter la communication entre les designers, développeurs, storyboarders, etc., son équipe a mis en place un système de messagerie interne qui s’est révélé si performant que la société l’a finalement commercialisé. » Certains réussissent, dégagent du chiffre d’affaires, mais restent déçus en leur for intérieur parce qu’ils rêvaient d’une croissance exponentielle. « Ils testent alors d’autres business, en utilisant juste une partie des ressources de l’entreprise. Une sorte de pivot partiel », observe Didier Tranchier, qui cite Travelsoft, qui édite la plateforme de distribution de voyages Orchestra par laquelle transitent des ventes de packages touristiques en France à destination des agences de voyage : « Les fondateurs ont plus tard donné naissance à Meteojob, utilisant le même logiciel afin de révolutionner les processus de recrutement et de matching. La filiale a vite connu une croissance supérieure. » Avec des cycles de marché toujours plus courts, ceux qui restent à l’affût des opportunités tout en restant cohérents semblent bien être les grands gagnants.

Julien Tarby

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