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Une « remontada » pas si utopique
Malgré un indéniable déclin aujourd’hui, villes moyennes et territoires « périphériques » ont des raisons d’espérer.
«La France perd, une à une, ses villes de province de taille moyenne – pôles de vie denses et raffinés, profondément ancrés dans le milieu rural, où les juges rendaient justice, où Balzac situait ses romans, où les préfets émettaient des ordres et où les citoyens pouvaient acheter une cinquantaine de fromages différents »… Le New York Times n’y va pas avec le dos de la cuillère sur le déclin économique, urbanistique et démographique de cette France éloignée des métropoles. Mais le quotidien américain, qui a envoyé un reporter à Albi pour illustrer son propos, entre en résonance avec l’ouvrage de Christophe Guilluy sur la « France périphérique » (1). Le géographe s’est illustré en opposant les métropoles, vitrines de la mondialisation heureuse où cohabitent cadres et immigrés, aux zones rurales des classes populaires, éloignées des bassins d’emplois les plus dynamiques. Sa thèse des classes populaires sacrifiées a fait mouche. Certains l’accusent de simplisme, d’autres regrettent que ce déterminisme spatial évite une remise en cause de la production des inégalités. « La « métropole-phobie » très française et le réflexe anti-centralisateur visant à rendre Paris responsable de tous les maux l’ont aidé. Les efforts récents dévolus à l’aménagement du Grand Paris et aux grandes villes accroissent les sentiments d’abandon des autres aussi », précise Julien Damon, professeur associé au master urbanisme à Sciences Po Paris. Mais il a aussi influencé les débats, alors que la zone en question représente 60% de la population, dont on parle seulement en période d’élection. Pourtant les motifs d’espoir existent pour les « exilés de l’intérieur », comme le démographe Hervé Le Bras et l’historien Emmanuel Todd les ont nommés (2).
Dévitalisation commerciale indéniable
Bourg-en-Bresse, Charleville-Mézières, Béziers, Vesoul… Les rapports s’enchaînent pour confirmer que ce ne sont pas les 16 métropoles qui structurent le territoire qui sont les plus touchées par la crise, mais ces villes moyennes de moins de 100000 habitants. Leurs habitants, éloignés des centres de décision, se sentent les plus exposés à la mondialisation. La carte de France d’après premier tour de la présidentielle a opposé pour partie les grands centres urbains rétifs au vote protestataire – FN comme « insoumis » –, à l’arrière-pays, comme pour donner raison à Christophe Guilluy. « Une contre-société s’y structure en rompant peu à peu avec les représentations politiques et culturelles de la France d’hier », écrit-il. Le terme de « France périphérique » déplaît, d’autant plus qu’il a tendance à amalgamer la grande banlieue, des villes moyennes et des campagnes, pointe Olivier Razemon, auteur (3) et blogueur pour Le Monde, spécialiste du sujet. « Mais le phénomène généralisé de dévitalisation des communes moyennes est indéniable. Des habitants d’Evreux ou de Montluçon m’ont d’ailleurs confié que j’avais raconté l’histoire de leur cité, alors que je n’y avais jamais mis les pieds. » Tout commence par une désertification commerciale, visible dans le centre, quand les zones commerciales périphériques prolifèrent, grâce notamment au puissant lobbying de la grande distribution. A Autun, à la Roche-sur-Yon… ces déconvenues sont combattues par les pouvoirs publics en réunissant les commerçants et en essayant de les faire revenir. Mais il ne s’agit pas seulement d’un transfert, plutôt le symptôme d’un mouvement plus large d’étalement urbain depuis 50 ans. « Nous avons continué de construire des infrastructures, des agences Pôle emploi, des équipements de loisir… en dehors de la ville, la tuant à petit feu. Quand les décideurs optent pour le regroupement de deux hôpitaux à équidistance entre Castres et Mazamet, c’est évidemment la zone commerciale alentour qui en profite », déplore le journaliste. Même des villes prospères comme Rodez, Aurillac, ou des cités d’Alsace au chômage faible en ressentent désormais les effets néfastes. L’activité économique, commerciale et culturelle quitte le périmètre de la commune centrale, et la voiture individuelle amène la ville à se dissoudre dans un ensemble plus vaste.
Concentration spatiale du travail à l’échelle nationale
La mondialisation, véritable point de rupture entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen au-delà des gesticulations du débat de l’entre-deux tours, a une influence sur la répartition de l’emploi, et donc sur les dynamiques territoriales. Un rapport de France Stratégie (4) montre qu’à l’horizon 2022 l’emploi devrait poursuivre sa concentration dans les grandes métropoles de plus de 500000 habitants, « spécialisées dans des activités structurellement dynamiques, portées par l’économie de la connaissance et la tertiarisation ». Les métiers porteurs d’ingénieurs informaticiens, professionnels de l’information et de la communication, des études et de la recherche… ceux que l’universitaire et politique Robert Reich surnommait « les manipulateurs de symboles », se trouvent dans les grandes villes. La désindustrialisation pénalise surtout les communes isolées, où les agriculteurs, ouvriers, personnels des services à la personne ou de la fonction publique, sont surreprésentés. L’économie locale semble souvent axée sur un seul produit ou repose sur une unique grande entreprise. Quand celle-ci ferme ou se délocalise, c’est le drame pour une population qui ne pourra cultiver l’espoir de retrouver un emploi sans se déplacer ou accepter une régression professionnelle. Ce sentiment de déclassement perpétuel collectif et individuel a pour corollaire un certain repli identitaire et culturel. Bien sûr les villes du littoral ou celles qui bénéficient d’un climat agréable amortissent le reflux économique par les activités touristiques, mais elles sont menacées d’un jour devenir cette France muséifiée et désindustrialisée, aménagée à l’endroit des visiteurs russes ou chinois, que Michel Houellebecq anticipe dans « La carte et le territoire ».
Des leviers pour les collectivités
Il sera complexe d’accueillir dans cette France périphérique des services financiers, des agences de communication digitale ou des activités de la French Tech. Mais des efforts en termes de gouvernance peuvent attirer des acteurs – hommes comme entreprises – créateurs de richesse. « Le regroupement des communes est loin d’être terminé : les agglomérations acceptent encore trop les égoïsmes des maires, qui exigent certains équipements pour leur ville en priorité, au détriment du bon sens et du territoire dans son ensemble », déplore Olivier Razemon. En matière de revitalisation des centres-villes, les promenades urbaines, équipements de voierie… sont de bons leviers que les politiques comme les acteurs économiques activent de mieux en mieux. « Les habitants eux-mêmes ont un rôle à jouer en continuant d’y habiter », ajoute le journaliste. Même si rien n’est perdu – la dernière enquête annuelle Banque Populaire/Fédération française de la franchise démontrant que le centre-ville reste préféré à 46% par les porteurs de projets et les enseignes malgré un coût d’installation élevé – les promoteurs sont unanimes : les petites villes de demain seront plus aérées, avec moins de commerces, des espaces colis relais, des lieux d’évènementiel… Une mutation à accompagner en douceur pour les collectivités (cf. encadré). « Nous taxons les friches commerciales, vendons des concepts d’occupation de locaux commerciaux en accord avec l’avis des urbanistes, recherchons la piétonisation, le retour des restaurants avec terrasses », illustre Daniel Pereira, responsable du service développement économique dans la communauté de communes du Grand Cognac.
Attirer les ETI de demain
Nouvelles technologies et télétravail permettent d’attirer des populations qualifiées des métropoles (cf. Prospective) dans ces zones certes reculées, mais pouvant offrir une qualité de vie sans pareil, comme le souligne Emmanuel Derrien, fondateur de la start-up Enjoy Your Business, éditeur de solutions de performance pour TPE/PME à Bourges : « Le mal-être régnant dans les métropoles, dû aux problèmes de logement ou de transport, est sous-estimé. En offrant une bonne connectivité nous avons une carte à jouer avec le cadre de vie proposé, mais avec une agglomération plus grande comprenant aussi Saint-Armand-Montrond ou même Vierzon. La situation centrale est déterminante si les moyens de transports sont performants : je m’en rends compte tous les jours lorsque je dois réaliser des démonstrations physiques de ma solution à Nantes, Clermont, Lyon… » Et le président de la CPME du Cher d’en appeler à des « commandos » des structures de développement territorial, pour aller démarcher des entreprises sur d’autres territoires, comme on débauche des talents chez les concurrents. « Le simple marketing territorial ne suffit plus, il faut prouver rationnellement aux dirigeants qu’il est intéressant de déménager d’un point de vue du ROI, en chiffrant les coûts de leur turnover, des retards de leurs équipes et de leur surplus de loyer… » Les ETI, entreprises de 250 à 5000 salariés, plus dynamiques et exportatrices que les PME au-delà du simple effet de taille et qui ne délocalisent pas, sont devenues cause nationale dans les discours. Or elles sont situées à 73% en région, mieux reconnues et épaulées par les politiques que les Franciliennes perdues dans la masse. Les autorités locales sont plus à même de les « chouchouter », de résoudre les problématiques particulières de ces « locomotives » à fort effet d’entraînement sur leur circonscription.
Avenir pas si déterministe
« Paris et le désert français » était énoncé par le géographe Jean-François Gravier dans l’après-guerre. Le risque aujourd’hui serait de parler des « métropoles françaises et du désert français ». Les révolutions technologiques vont contribuer à redessiner le paysage urbain de la France. Aujourd’hui, beaucoup habitent dans les grands centres par nécessité professionnelle, pour pouvoir être physiquement présents sur leur lieu de travail. Le numérique et la connectivité vont changer la donne. Tous les métiers ne sont pas concernés, mais une grande partie de l’économie se fera à distance. Les zones de la « France périphérique » n’ont donc pas vocation à devenir un hinterland malade des métropoles, et peuvent même tirer leur épingle du jeu par un certain volontarisme politique.
Nouveaux modes de consommation
Petites et moyennes villes redessinées
Les nouvelles habitudes de consommation ont un impact direct sur l’aspect des communes. La mondialisation, ou le lobbying de la grande distribution pour tourner les infrastructures à son avantage, ne semblent pas les seules responsables des fermetures de commerces. « L’accélération du commerce en ligne, du «click and collect», les drives, les boutiques éphémères… contribuent à ce que le «quatre murs-un toit» soit moins indispensable », note Pierre Meunier, chef de projet immobilier d’entreprises et programmation économique chez Est Ensemble Grand Paris. Lequel ajoute que 37% des Français consomment d’occasion, et que demain les phénomènes de la vente directe (achats ponctuels ou abonnements) ou des « Makers » vont accélérer la tendance. Les comportements des consommateurs créent un surnombre de boutiques. Les abonnements, les locations d’électroménager, de meubles, de téléphones… font vivre le produit plusieurs fois. Les décisions des élus sont donc cruciales pour valoriser celles qui survivent, combler les friches commerciales, accompagner la mutation et non pas l’accélérer. Y compris dans les villes moyennes. « A Poitiers, on a mis en place un système de parking payant ; une décision qui a pénalisé les commerces du centre-ville. L’implantation commerciale y est peu onéreuse, mais les problématiques de transport et d’infrastructures sont devenus des fardeaux », déplore Laurent Delafontaine, dirigeant fondateur du cabinet Axe Réseaux. En outre les points relais, les lieux d’évènementiel (showrooms…) et les facilités logistiques sont autant de pistes d’avenir pour les collectivités, si elles ne veulent pas un jour figurer dans le « Tour de France des villes incomprises » de Vincent Noyoux, guide touristique humoristique des formes urbaines peu sexy (*).
(*) « Tour de France des villes incomprises », de Vincent Noyoux, éd. Du Trésor, 2016.
(1) « La France périphérique », de Christophe Guilluy, éd. Flammarion, 2015.
(2) « Le Mystère français », d’Hervé Le bras et Emmanuel Todd, éd. Le Seuil, 2013.
(3) « Comment la France a tué ses villes », d’Olivier Razemon, éd. Rue de l’Echiquier, 2016.
(4) strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/na53-fractures-territoriales-ok.pdf
Julien Tarby