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Pour un nouvel art du consentement
Redistribuer les cartes et les codes. Comprendre ses interactions dans l’espace public. Rendre simplement la parole et le pouvoir aux femmes… Si elle veut devenir un exercice partagé et ne pas être perçue comme une agression, la séduction doit s’inscrire dans le consentement.
Dans un monde qui sort de l’horreur de la Seconde guerre, le dit « baiser du marin » immortalise un baiser farouchement volé de Georges Mendonsa à Greta Zimmer Friedman. Tout le monde connait le cliché. Si l’image a longtemps été auréolée de glamour, la vérité elle est tout autre… Le baiser volé étant une agression sexuelle. En 2017, il est donc de bon ton de ne plus draguer comme avant. La séduction et le jeu de pouvoir tels qu’il s’exerçaient dans nos sociétés patriarcales perdent du terrain. Avec la libération de la parole des femmes et la dénonciation des violences et agressions sexuelles, le doute s’installe dans certains esprits. L’inquiétude semble réelle : la séduction, élevée au rang d’art de vivre à la française, pourrait-elle être perçue comme une agression ? Il ne serait plus permis de draguer, s’affolent-ils, semblant ne pas distinguer la ligne entre le harcèlement et l’agression sexuelle, d’un côté, et la séduction et les notions de plaisir, d’échange et de respect qu’elle implique, de l’autre. « La séduction reste possible s’il y a un cadre approprié et surtout un consentement » rappelle Marylène Lieber, sociologue, professeure à l’Université de Genève. Cette ligne entre séduction et agression, c’est donc le consentement. Pour autant, même cette notion en apparence simple, porte quelques limites. L’anthropologue Nicole-Claude Mathieu démontre, dans l’article « Quand céder n’est pas consentir » (1991), que la question du consentement est toujours liée à la capacité à donner le dit consentement et au rapport de domination dans lequel il s’inscrit.
Un espace public qui n’est pas fait pour les femmes ?
Rien ne semble désormais ni simple, ni évident. Une séduction consentie exige ainsi de prendre conscience du contexte. En premier lieu, « les femmes ne réagissent pas de la même manière au fait, par exemple, d’être abordées dans la rue. Certaines, qui ont acquis une expérience et sont souvent plus âgées, n’ont aucune gêne à être abordées, tandis que d’autres l’éprouvent comme une violence » souligne la sociologue et anthropologue Catherine Deschamps. En second lieu, les règles d’interaction dans l’espace public diffère que l’on soit un homme ou une femme. « Dans la vie courante, nous exerçons tous une distance sociale : une relation de service ne relève pas de l’intime. Pour les femmes, ces règles d’interaction sont plus souvent mises à mal. En prenant un café au comptoir par exemple, elles peuvent s’attendre à subir des remarques sur leur physique ou leur attitude. Leur intimité est d’emblée exposée. Ce n’est pas une forme de séduction, mais un rappel à l’ordre des rapports de genre » explique Marylène Lieber.
Ce même type de déséquilibre se retrouve dans l’attitude des groupes qui « draguent » dans la rue. « Ces hommes, mais aussi ceux que l’on nomme les suiveurs, appliquent une stratégie de chasseur et ne séduisent personne. Le but n’est pas la séduction, mais l’affirmation de la masculinité. C’est une culture ancrée jusque dans la littérature : pensez au sort de Nadja dans le livre d’André Breton » décrit Yves Raibaud, géographe et chercheur à l’université Bordeaux Montaigne. Selon ce spécialiste de la question du genre dans la ville, « les femmes subissent toutes sortes d’injonction dans l’espace public, sur leurs attitudes, leurs manières de s’habiller, etc. Ces discours et certaines pratiques laissent penser qu’elles n’ont pas leur place dans l’espace public ».
La libération de la parole, une première étape vers de nouveaux codes de la drague ?
La libération de la parole des femmes, le partage de leurs expériences dans l’espace public, apparaît ainsi salutaire. Alors que la plupart des femmes ont en mémoire au moins une anecdote sur la question, il devient nécessaire, voire urgent, de créer des conditions équivalentes d’interaction dans l’espace public. Il s’agit de permettre à chacun, hommes et femmes, de se sentir pleinement libre de susciter, mais surtout de refuser, une interaction. « La libération de la parole est une première étape » estime Yves Raibaud. « Le large écho de ces questions, toutes classes confondues, est porté, principalement via les réseaux sociaux, par une nouvelle génération de femmes, plus jeunes, élevées dans l’idée d’égalité. Dans une société qui tend à être égalitaire, c’est devenu un sujet. Ces pratiques ne sont plus considérées comme normales : les femmes ne les tolèrent plus » ajoute Marylène Lieber.
Depuis plusieurs années déjà, des prises de parole et des initiatives ont émergé pour tenter de mettre au jour et en débat ces questions. En 2014, par exemple, le collectif #stopharcelementderue avait décrété, le temps d’une soirée, la rue (animée) de Lappe, à Paris , « zone sans relou » afin de sensibiliser à la limite entre séduction et harcèlement dans la rue. Idem pour d’autres bars de nuit disséminés partout en France. Cette mise en lumière d’un type de comportement ne doit pourtant pas occulter l’ampleur du phénomène. Avant la médiatisation de l’affaire Weinstein et la diffusion du hashtag BalanceTonPorc qui ont révélé l’étendue du malaise, un débat portait en France sur la pénalisation du harcèlement de rue. Or, en pénalisant seulement ce type de harcèlement, « on stigmatise une partie de la population, les hommes des milieux populaires, et on occulte ainsi la réalité des violences sexistes que l’on retrouve dans tous les milieux et toutes les sphères » souligne Marylène Lieber. « L’attention ne doit pas se porter uniquement sur la rue, mais sur tous les lieux où ces pratiques s’exercent. Il s’agit bien d’un continuum de pratiques qui va des invectives sexistes, parfois qualifiées de ‘blagues lourdes’ jusqu’au harcèlement » ajoute Mélanie Gourarier, anthropologue, chargée de recherche au CNRS.
Vers la fin de la séduction ?
C’est donc bien un ensemble de pratiques, de discours et de rapports qu’il faut interroger pour concrétiser dans les faits la possibilité d’une interaction consentie. « Au Québec ou en Autriche, des politiques publiques ont pris en compte la dimension genrée de l’espace public avec des résultats très positifs. Cela montre bien qu’en luttant contre les violences, on ouvre un espace apaisé et agréable à tous » indique Yves Raibaud. « La présence de femmes seules la nuit est un indicateur. Si elles se sentent en sécurité, elles seront plus enclines à séduire et être séduites » poursuit-il.
Reste à se questionner sur ce que séduire implique. « Par définition, la séduction, c’est amener l’autre vers on territoire, le faire céder donc. L’étymologie ramène à une pratique de pouvoir » rappelle Mélanie Gourarier. « Qu’est-ce qui empêche les femmes d’être les initiatrices ? On le voit bien, la norme de la réserve féminine est toujours d’actualité. Il n’est pas certain que la ‘libération sexuelle’ se soit faite au bénéfice des femmes. Nos désirs reposent toujours sur des stéréotypes, des rapports de pouvoir, des différences de classe, d’âge ou de ‘race’. Ils sont socialement et politiquement construits » poursuit-elle. Ainsi, la séduction n’est-elle peut-être pas morte, mais, si l’on souhaite l’inscrire dans une perspective égalitaire et de plein consentement, il faut revoir tous les cadres dans lesquels elle est amenée à se pratiquer. Un vaste chantier donc…
Elsa Bellanger