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Cette transmission d’entreprise amenée à devenir dans les années à venir un thème crucial pour l’économie française. Selon le réseau d’entrepreneurs CroissancePlus, 70 000 PME seront à transmettre dans les dix années à venir en France. Or seules 25 % des transmissions de PME s’orchestrent en interne, au sein de la famille, révèle le baromètre 2018 de l’observatoire CNCFA Epsilon de la transmission de PME en France. Ce taux est au moins deux fois plus faible que dans les principaux pays de la zone euro ! Celles qui ne sont pas transmises sont parfois cédées, mais en réalité la plupart mettent un terme à leur activité. Une situation qui suscite l’agacement de Me Bertrand Cayol, avocat associé chez Cayol-Pierson : « Depuis des dizaines d’années, nos usines disparaissent, avec elles des milliers d’emplois. De plus, une partie des entreprises rachetées le sont par des sociétés étrangères, de quoi fragiliser l’indépendance économique de la France lorsqu’il s’agit de secteurs stratégiques comme l’énergie. D’autres sont acquises par des fonds d’investissement qui privilégient le plus souvent la rentabilité à la sauvegarde du tissu industriel français. » Le sujet est d’autant plus d’actualité que, pour la première fois depuis 2001, l’emploi industriel a légèrement augmenté en France en 2018 (+ 0,3 %). Dans ce cadre, aider les entrepreneurs à préparer leur succession constitue une cause nationale. Or, céder une entreprise exige du temps, « entre un et trois ans », selon Charly Tournayre, responsable de l’ingénierie patrimoniale chez Thesaurus. « Avant toute démarche, le dirigeant doit s’interroger sur ses objectifs futurs, tant personnels que familiaux et financiers : protection du conjoint, transmission du patrimoine, utilisation des sommes tirées de la cession. Anticiper est aussi l’unique solution pour optimiser la fiscalité appliquée à la plus-value de la vente : une fois la transaction en cours, il est trop tard pour agir efficacement », prévient le professionnel.
Précautions d’usage
Un dirigeant, même solidement accroché aux manettes, doit envisager le pire. En premier lieu, une perte d’autonomie. Le mandat de protection future, mis en place depuis 2009 mais peu connu en France, va désigner une personne qui se chargera de gérer la société et de prendre les décisions au cas où, à la suite d’un accident ou d’une maladie, le dirigeant serait dans l’impossibilité de le faire. « Cette mesure d’assistance privée donne le moyen au mandataire de prendre les rênes de l’entreprise par anticipation. Concrètement, le mandat sera rédigé sous seing privé, mais il est préférable de le souscrire sous sa forme notariée, notamment pour la prise des décisions importantes en AG extraordinaire… », conseille Fabrice Courault, président de Nostromo, société de formation en ingénierie patrimoniale. Un décès du dirigeant risque de survenir avant qu’il ait cédé. Or, déplore Fabrice Courault, « trop peu d’entrepreneurs anticipent leur succession. Le décès du chef d’entreprise sonne ainsi le plus souvent l’arrêt de mort de l’exploitation ». Pour faciliter la transmission de son patrimoine, le chef d’entreprise a l’opportunité, depuis 2007, de conclure un mandat à effet posthume auprès d’un notaire. Le dirigeant désigne, de son vivant, un mandataire qui aura pour mission d’administrer tout ou partie de son patrimoine successoral, dans le cas notamment où ses héritiers seraient dans l’incapacité de le faire, en raison de leur minorité ou d’un handicap. « Le mandataire peut être un héritier, mais pas nécessairement. Il est possible de désigner le bras droit du chef d’entreprise par exemple. Importante précaution à prendre lorsqu’il existe un pacte de conservation de titre, dit pacte Dutreil : il faut veiller à désigner le mandataire parmi les dirigeants pour préserver l’efficacité du pacte », dixit le président de Nostromo. Enfin, le dirigeant pourra contracter une assurance décès : l’entreprise rachète les parts aux héritiers du défunt s’ils ne souhaitent pas reprendre la société.
Savoir anticiper
Les précautions d’usage posées, reste une question majeure : comment assurer la transmission d’une société et donc garantir la santé de l’économie française au vu du coût prohibitif de la transmission ? « J’ai conseillé l’an dernier un client qui venait de renoncer à transmettre sa société en raison de la fiscalité. Sur le prix de vente de cinq millions d’euros, il n’aurait perçu au final
qu’1,9 million, le reste allait aux impôts », évoque Bertrand Cayol. S’il avait réfléchi quelques années plus tôt à la question de la transmission, ce chef d’entreprise aurait nettement allégé la facture. Avocats, experts-comptables, ingénieurs patrimoniaux, banquiers d’affaires, tous sont formels. Un dirigeant qui souhaite transmettre de son vivant son entreprise doit mettre en place un pacte Dutreil. « Il autorise de bénéficier d’une exonération partielle des droits de donation, à hauteur de 75 % de la valeur des titres donnés sans limitation de montant. Autrement dit, les droits de donation ne sont calculés que sur les 25 % restants après application éventuelle des abattements dont bénéficient le ou les donataires – 100 000 euros par bénéficiaire si la donation est établie au profit des enfants. De plus, si la donation est consentie en pleine propriété et que le donateur a moins de
70 ans au jour de la donation, les donataires vont en outre bénéficier d’une réduction des droits à payer de 50 %. Au final, le pacte Dutreil réduit les droits de donation à 2 ou 3 % du patrimoine concerné », décrypte Fabrice Courault.
Pour autant, ce pacte Dutreil, s’il allège considérablement la fiscalité, ne règle pas tout. « Nous assistons aujourd’hui à un vaste changement de génération au sein des groupes familiaux, mais plusieurs obstacles se dressent dans cette transmission », constate
Me Cayol. Le premier, c’est l’équilibre familial. En présence de plusieurs enfants, un chef d’entreprise veut le plus souvent garantir l’égalité entre ses héritiers, il ne peut envisager de donner à l’un sans donner des biens d’égale valeur aux autres. « Malheureusement, dans la plupart des cas, les actifs qu’il détient dans son patrimoine ne sont pas suffisants pour désintéresser les autres enfants non-repreneurs », observe Catherine Costa, directrice du pôle Solutions patrimoniales chez Natixis Wealth Management.
Le chef d’entreprise est confronté à un autre écueil : comment transmettre sa société à l’un de ses enfants et profiter néanmoins des fruits de son travail ? « Le dirigeant compte sur une partie du prix de cession de son entreprise pour compléter ses revenus au moment de la retraite. Il ne peut donc pas tout transmettre à titre gratuit », souligne Catherine Costa.
Le LBO familial, clé d’une transmission réussie
Il existe heureusement des dispositifs juridiques et fiscaux qui facilitent grandement la transmission, comme le family buy-out (FBO), ou LBO familial. Cette technique de transmission d’entreprise intrafamiliale combine généralement la donation par le chef d’entreprise d’une partie des titres de sa société avec la cession des titres confiés à un holding de reprise constitué par le donataire repreneur. « Bien sûr, ces opérations revêtent de nombreuses formes. Le schéma retenu dépendra des objectifs du donateur, de sa situation familiale et patrimoniale et de la situation de l’entreprise à transmettre », nuance la directrice chez Natixis Wealth Management. Dans un cas classique, la transmission se décompose en trois étapes. Dans un premier temps, le dirigeant consent à ses enfants une donation-partage portant sur une partie des titres de sa société. L’enfant repreneur se voit attribuer la grande majorité des titres, objets de la donation, mais à charge pour lui de verser une soulte (somme d’argent) à ses frères et sœurs moins doté/es. L’équité familiale en valeur est respectée. « Sur le plan fiscal, sous réserve de se placer sous le régime Dutreil, la transmission d’entreprise sera soumise aux droits de mutation sur une base extrêmement réduite, ramenée à 25 % de la valeur de l’entreprise. Cette exonération des trois quarts, sans limitation de montant, est évidemment liée à des conditions strictes, notamment des engagements de conservation », précise Catherine Costa. Dans un deuxième temps, les titres donnés ainsi que le montant de la soulte sont apportés au holding de reprise. Il s’agit alors d’un apport mixte. Enfin, la société recourt ensuite à un emprunt de façon à acquérir les titres restants qui appartiennent au dirigeant donateur et à s’acquitter du montant de la soulte. Le remboursement de l’emprunt sera assuré par la remontée des dividendes. Dans ce schéma, la société est transmise, l’équité familiale est respectée, le chef d’entreprise s’est constitué un capital pour sa retraite et le coût de la transmission a été considérablement réduit.
Pierre-Jean Lepagnot