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Le gite, le couvert et la culture
A 48 ans ce créateur de restaurants et hôtels, qui lit Spinoza, Jankélévitch et Levinas la nuit, cherche à faire de ces espaces des lieux de culture. Et cela fonctionne…
A Saint-Ouen, à deux pas du marché aux puces, dans un ancien immeuble de General Electric à l’esprit indus’ coiffé de végétation, est né un hôtel d’un nouveau genre. D’autres suivront de par le monde, à en croire Cyril Aouizerate qui y voit l’aboutissement d’une vie de réflexion et d’entrepreneuriat. Car le fondateur et dirigeant d’Urbantech depuis 2002 s’imprègne des évolutions de la société pour imaginer des lieux plus adéquats aux aspirations actuelles. Avec les Mama Shelter, résidences de tourisme de « luxe low cost » dans des quartiers populaires, pensées avec Philippe Starck, Serge Trigano, Roland Castro, et implantées dans plusieurs villes de France et aux États-Unis, il a amorcé le virage de l’hôtellerie décomplexée au design branché. Il a aussi réanimé la Cité de la Mode et du Design, imaginé les Mob restaurants, fast-good à tendance végétarienne. Mais cette fois-ci le Mob Hôtel a une saveur particulière : « Parmi les autres projets urbains, c’est vraiment celui-ci qui est à la conjonction de l’immobilier, de l’hôtellerie, de la restauration, du partage, du bien-être de la culture… », précise cette tête pensante qui vit l’hôtellerie comme un mouvement permanent.
Lieu de mixité sociale au-delà du périph’
Ici les textes des philosophes qui ont éclairé ce passionné de culture sont cités, comme ceux de Jankélévitch. Composé d’une centaine de chambres, le lieu se veut un espace d’expériences et de rencontres. Les résidents du quartier peuvent faire pousser ce qu’ils veulent dans les potagers installés sur les toits. Les clients peuvent savourer les produits bio des coopératives agricoles de la région, parcourir les grandes œuvres de la littérature et de la philosophie disponibles dans une librairie jouxtant le bar, ou visionner les films d’auteur projetés sur le cinéma en plein air installé sur la grande terrasse – la télévision étant bannie des chambres. Ne lui parlez pas d’une approche « bobo »… Ce type d’hospitalité, pour ce visionnaire d’identité juive algérienne, serait intimement lié à son enfance et adolescence au Mirail, quartier populaire de Toulouse. Et il répondrait à une aspiration mondiale, une envie d’expérience de la part des clients qui veulent qu’on leur raconte une histoire. De la réflexion donc, mais aussi un sens pratique indéniable : un autre Mob Hôtel a récemment ouvert à Lyon, et des établissements vont voir le jour à Washington ou Los Angeles avec l’aide de Steve Case, dirigeant d’America Online. « Je ne mènerai pas d’autre grand projet hôtelier. Je vais essayer de le parfaire », avance celui qui aspire au long terme.
Du penseur au faiseur
L’homme au style hors norme – barbe, lunettes et costume saharien –, dont le père était typographe et syndicaliste, a grandi dans une ambiance de contestation qui l’a naturellement conduit à la philosophie et à un doctorat consacré à Spinoza et à la critique de l’idolâtrie, puis à… l’hôtellerie ! Atypique pour un intellectuel qui a participé aux lectures d’Emmanuel Levinas ? Pas d’après lui. « J’ai passé ma vie à étudier, puis en homme libre l’envie de faire m’a taraudé. Réfléchir sur l’immobilier, et plus largement l’urbanisme, les ilots urbains… m’a séduit. S’extraire du dogme des territoires excentrés m’est devenu fondamental », explique ce chantre du « faire ensemble ». « Si le Mob Hôtel est bien entendu une entreprise capitaliste, c’est aussi un lieu de mixité sociale qui cherche à perpétuer l’idée d’hospitalité », déclare ce « disrupteur » qui a déjà étonné et détonné dans l’hôtellerie avec ses Mama Shelters. « Dans cet univers les acteurs traditionnels – grands groupes ou indépendants – n’ont pas forcément vécu la révolution digitale. Ils avaient l’habitude de s’asseoir sur cette manne de taux d’occupation dans les grandes villes, et se sont retrouvés sonnés par les coups de boutoir de Airbnb par exemple », remarque le partisan de la réinvention. « Le temps du voyageur d’affaires qui recherche le logement sans identité, services et expérience vécue particulière, est bien révolu. »
Une vision entrepreneuriale nourrie par la culture
S’inscrivant dans la lignée des entrepreneurs qui veulent changer le monde, celui qui met en valeur les coopératives agricoles bio, les potagers des voisins… aspire à créer des lieux de bienveillance pour ceux qui sont inquiets du monde. A l’instar des fondateurs des GAFA, il ne cherche pas seulement à gagner de l’argent. Ses hôtels sont des centres culturels, qui donnent lieu à des conférences littéraires ou des concerts live en petit comité d’artistes de hip-hop. « Nous vivons dans un pays conservateur qui affectionne les caricatures à propos des territoires, des identités, de la naissance des uns et des autres. Ceux qui font de l’argent sortent forcément d’HEC, X ou l’Ena », ironise celui qui se garde bien d’idéaliser les autres pays. « Il existe ici une créativité et une solidarité sociale très intéressantes. Mais les préjugés restent dommageables, sur les patrons suceurs de sang, les fonctionnaires paresseux ou les salariés obnubilés par leurs avantages », déplore celui dont le management se fonde en priorité sur la confiance. « Je ne suis pas dans une relation d’autoritarisme, mais plutôt dans la volonté de créer une organisation horizontale. Ceux qui aiment les schémas pyramidaux s’en vont. Avec moi les réunions ne durent pas plus de 45 minutes et la responsabilisation est de rigueur : il faut en finir avec cette habitude de « se couvrir » parce qu’on a envoyé un mail soulevant les problèmes et désagréments », affirme ce « bougeur » de lignes. Dans son prisme l’entrepreneur est cet être qui a la capacité à anticiper le marché, à comprendre ce que pensent et vont penser les gens. « Pour y prétendre, il faut une réflexion sur l’état du monde. Celui qui vend des produits alimentaires industriels et s’étonne de voir ses ventes baisser est irrémédiablement condamné. » Un côté pionnier qui comporte aussi son risque d’échec, qui ne lui fait pas peur : « Le revers permet de voir le monde avec plus de réalisme, mais aussi de compter ceux qui sont là, qui appellent », s’amuse ce défricheur d’expérience…
Julien Tarby