Dress code et entreprises : vers de nouvelles moeurs ?

«Dommage que la barbe ne soit pas aussi bien taillée que le costume...»
«Dommage que la barbe ne soit pas aussi bien taillée que le costume...»

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Le vêtement comme (re)présentation de soi

On n’a pas deux fois l’occasion de faire une bonne première impression. D’où l’importance du vêtement au travail…

Pourquoi, tout compte fait, l’habit ne ferait-il pas le moine ? Il n’est pas sûr que nous puissions réduire le vêtement à la seule frivolité, à la simple apparence derrière laquelle se cacherait la réalité de la personne. Il faudrait chercher sous le vêtement quelque chose de plus essentiel, de moins superficiel que lui. S’habiller c’est déjà se présenter à autrui, même en son absence. Choisir ses vêtements de travail revient à intégrer des codes et des pratiques vestimentaires qui en disent long sur soi-même autant que sur l’entreprise et sur les rapports que le salarié entretient avec elle. Avant l’entretien d’embauche, on tâtonne, on hésite. « Je n’ai rien à me mettre », version féminine du « Je ne sais pas quoi mettre » masculin. Messieurs les psychanalystes ne vous moquez pas, la question est sérieuse. Elle implique de penser le rapport à soi, la relation à autrui, l’image de l’entreprise, la manière de manager…

« Être superficiel par profondeur »

Frédéric Monneyron, universitaire et écrivain, auteur de La Frivolité essentielle (PUF, 2001, puis Quadrige-Poche 2008 et 2014), soutient que « la tradition occidentale n’imagine pas que les apparences pourraient être profondes ». Et de citer la phrase d’Oscar Wilde : « Le vrai mystère du monde n’est pas dans l’invisible, mais dans le visible. » Chercher de la profondeur dans l’apparence ne signifie pas pour autant être superficiel ou futile. L’homme est le seul animal qui, par l’artifice et la technique, transforme son corps. Le vêtement, comme le maquillage et le tatouage, l’épilation ou encore le piercing, correspondent aux moyens que l’homme s’est donnés pour être maître de son apparence et décider de la manière d’habiter et d’habiller son corps. « L’habillement n’est pas futile, absolument pas neutre, d’où le contrôle à travers des codes précis ou des normes implicites. On discrimine ainsi entre le vêtement acceptable et celui qui ne l’est pas », soutient Alain Quemin, professeur de sociologie à l’Université de Vincennes Paris 8. Après la chute, Adam et Eve, en cachant leurs parties honteuses, inventent l’idée même du vêtement.

C’est parce qu’il ne veut pas rester tel que la nature l’a fait que l’homme met en place la mode et le style. Alain Quemin soutient que « la mode correspond à une transformation à tendance cyclique du goût collectif, alors que le style est atemporel, peut être individuel et qu’il est dissocié de l’idée d’un perpétuel retour ». Le style correspond à la manière personnelle de se rapporter à la mode, d’incorporer et d’incarner les grandes tendances du temps en matière de vêtement. Geoffrey Bruyère, DG de BonneGueule, affirme que « la mode a parfois des allures de prophéties auto-réalisatrices déterminées par les cabinets de tendances et les marques qui les suivent, tandis que le style personnel s’exprime dans une approche esthétique qu’il s’agit d’inventer soi-même pour se présenter à autrui ». Contrairement à la mode, le style personnel s’installe dans la durée, c’est pourquoi il est reconnaissable. Donner du poids à l’apparence ou faire du vêtement un élément constitutif de soi serait donc tout sauf frivole. Reste à adapter son style à la mode de l’entreprise…

« T’as le look Coco »

« Il existe un renouvellement vestimentaire propre au monde de l’entreprise. Avec l’importance croissante de l’image et de la communication, le vêtement permet d’incarner et de véhiculer le message de l’entreprise », défend Anne Monjaret, présidente de la Société d’ethnologie française (SEF). Devant la penderie, les combinaisons vestimentaires sont souvent très importantes et les règles d’usage ou de bon goût sont variables selon les catégories sociales des entreprises. Du point de vue du vêtement, l’entretien d’embauche n’est pas le même dans la finance, la start-up ou l’agroalimentaire. Chez Barclays, on rédige des chartes concernant la bonne tenue du collaborateur. Le 24 janvier 2018, un texte qui reprend les droits et les obligations vestimentaires des députés sera proposé au Bureau de l’Assemblée nationale. Fini la veste à col Mao signée Thierry Mugler de Jack Lang (en 1985) ? Interdit le maillot du club de football d’Eaucourt-sur-Somme porté par François Ruffin (en décembre 2017) ?

Dans les métiers de représentation, une vision paternaliste impose un dress code qui participe encore de la confiance que cherche à susciter la banque, le cabinet de conseil, voire l’Assemblée. On change le look de l’entreprise, son logo, ses couleurs, on impose de nouvelles blouses aux caissières. Il ne s’agit surtout pas de confondre les fonctions en étant trop bien habillé. Le vêtement demeure un moyen de contrôle et permet de se repérer dans la hiérarchie. Le stagiaire doit être élégant sans être trop formel. Pour se socialiser dans l’entreprise, il ajuste son comportement vestimentaire. « Dans l’entreprise, le vêtement désigne une place dans la hiérarchie. Un salarié assurant des fonctions d’exécution ne peut pas se présenter en costume cravate, cela serait mal perçu par rapport à son rang. En aucun cas, il ne faut être overdressed sous peine de passer pour un orgueilleux se prenant pour le dirigeant », souligne Alain Quemin. Le vêtement distribue des places et souligne des fonctions. Pas question d’être mal fagoté. « Si l’écart est trop important par rapport à la norme vestimentaire, c’est que l’individu n’a pas intégré ce qui fait l’identité du groupe professionnel ou qu’il exprime volontairement ou non qu’il n’adhère pas complètement à l’image de l’entreprise », souligne Anne Monjaret, directrice de recherche au CNRS et membre de l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (IIAC – UMR CNRS EHESS).

Tous égaux ? Alors tous en jupe…

Frédéric Monneyron, professeur de sociologie de la mode à Mod’Art International – Paris, précise que « au XIXème siècle, on a pu parler de « non-mode » pour les hommes tellement, en dehors des vêtements de travail, les costumes étaient stéréotypés ». Avec le port du vêtement de métier, il y a peu de possibilité de distinction. Le dimanche, les hommes se ressemblent tous alors que les femmes se distinguent par leur tenue, leur élégance, le maquillage, le parfum. « Autrefois, on quittait le bleu pour s’endimancher, il y avait une vraie connaissance des codes. Puis l’essor du prêt-à-porter à la fin des années 60 est venu balayer cette culture vestimentaire. Mais aujourd’hui, on observe un retour en grâce des codes du bien habillé », explique Geoffrey Bruyère qui cofonde en 2011 avec Benoît Wojtenka la start-up BonneGueule. Toujours dans les années 60, « les femmes annexent le vestiaire masculin et s’emparent notamment du pantalon », ajoute Frédéric Monneyron, auteur de La Sociologie de la mode (PUF, « Que sais-je ? », 2006, puis 2010, 2013, 2017). Le personnel navigant commercial féminin d’Air France n’est autorisé à porter le pantalon que depuis 2005. L’hôtesse de l’air ne représente-t-elle l’élégance féminine à la française qu’en tailleur ?

La différence homme/femme par rapport au vêtement est encore très marquée. Même si des modes mixtes tendent à émerger, le vêtement demeure «genré» et la différence sexuelle marquée. « On observe encore aujourd’hui un réel contrôle social particulièrement fort sur le vêtement des femmes ; l’habillement ressortit surtout du domaine de compétence des femmes, et, dans ce domaine, la négligence ou la faute de goût ne sont pas pardonnées », souligne Alain Quemin, co-éditeur de « Pour une sociologie de la mode et du vêtement » (revue Sociologie et Sociétés, n°43). Les hommes peuvent se permettre des fautes de goût sans que leur existence sociale ni leurs qualités professionnelles ne soient remises en cause. Qu’on se souvienne de l’anecdote des conducteurs de train de Stockholm à l’été 2013. Dans les codes vestimentaires imposés par la société Ariva, les femmes peuvent porter la jupe, le bermuda est interdit aux hommes. Une douzaine de conducteurs et de machinistes décident alors de respecter le règlement à la lettre. Ils viennent travailler en jupe.

Rentrer dans le rang, changer de vêtement

Anne Monjaret, directrice de publication de la revue Ethnologie française, assoie une distinction entre « le vêtement de travail et le vêtement au travail ». Le vêtement de travail est conçu pour travailler : il est aux couleurs de l’entreprise, floqué d’un logo et a quelque chose de l’uniforme. Quand on porte le bleu EDF, des chaussures de sécurité, une charlotte jetable ou une blouse, « la personnalisation se fait de manière différente que lorsqu’on porte un vêtement « civil » ; le vêtement de travail montre une appartenance au groupe professionnel, à un métier, et, dans ce cas, les accessoires permettent de se distinguer et d’exprimer son individualité, sa personnalité ». C’est avec un foulard, une broche, une paire de chaussures que l’infirmière peut se distinguer. Le vêtement de travail est imposé par l’entreprise. Alain Quemin déclare que « la fonction réelle ou première de la tenue n’est pas tant pratique, protéger du froid par exemple, comme on le croit souvent, c’est la fonction esthétique et sociale qui prime sur toutes les autres ; l’important est de se donner une apparence respectable ». Le vêtement de travail implique une certaine vision managériale. Les premiers uniformes de McDonald’s ne comportaient pas de poche. Impossible de voler les pièces jaunes dans le tiroir-caisse. Le vêtement de travail possède une fonction de contrôle : il rend visibles les fonctions et souligne la hiérarchie. A l’hôpital, la couleur de la blouse dépend de la fonction. Au musée, l’uniforme des gardiens n’est pas le même que celui des agents d’accueil ou d’entretien.

Le vêtement au travail est choisi le matin par le salarié, mais pas n’importe comment. Anne Monjaret explique que « pour s’adapter aux codes de l’entreprise, il faut préalablement avoir anticipé le fait d’appartenir à un milieu ». Le vêtement au travail, dont le choix est a priori laissé au travailleur, doit malgré tout correspondre à son rang et à son fonction, aux vêtements portés par les employés plus anciens déjà habitués aux us. Ici, les usages font office de code vestimentaire implicite. Mais, pour être implicites, ces codes n’en sont pas moins normatifs. « Une tension ou un oscillement s’établit entre la mise en scène personnelle de soi sur le plan de la pratique et l’anticipation ou la prise en compte des codes de l’entreprise sur le plan de la norme collective », analyse Anne Monjaret.

Quand on questionne l’importance du vêtement dans l’entreprise, la première réponse est souvent la même. « Au premier abord, les réponses expriment une très grande ouverture et une forte tolérance. Mais si les questions portent sur des «accoutrements incongrus», alors tout ce qui est implicite et incorporé en termes d’attente normative réapparaît et l’écart par rapport à la norme est sanctionné », explique le sociologue Alain Quemin. Y compris dans le milieu de la mode, les hommes ne viennent pas travailler en jupe. Des études ont montré que les salariés du secteur privé dépensent plus dans l’habillement que ceux du public. Avant la mode des Hipsters, la barbe n’était tout simplement pas portée dans le secteur privé. A l’inverse, on se souvient du professeur d’histoire avec son collier de barbe, son velours côtelé (toujours le même) et ses Paraboot (cf. rubrique l’Entreprise Centenaire) certainement achetées à la CAMIF. « Des données statistiques montrent que, du point de vue de l’apparence vestimentaire, les attentes normatives sont beaucoup plus formelles dans le secteur privé », indique Alain Quemin. Finalement, le vêtement au travail semble devenir plus contraignant que le vêtement de travail. Les codes implicites et la hiérarchie qu’ils soulignent font que le vêtement au travail s’apparente vite à l’uniforme. « Relativement au vêtement, même lorsque le port de l’uniforme n’est pas exigé, et bien qu’à des degrés divers, l’univers professionnel est toujours normatif », explique Alain Quemin.

Dans le secteur privé, être bien habillé a un coût non négligeable. « La qualité esthétique du vêtement tombe quand on connaît son prix. Dans un contexte de consommation ostentatoire et de représentation de soi, pour qu’un vêtement puisse me seoir, il doit avoir coûté cher », sourit Frédéric Monneyron qui rappelle les observations de Thorstein Veblen dans Theory of the Leisure Class, toujours valables aujourd’hui.

Abacos !

« A bas costume ! », selon le mot du président Mobutu au Zaïre qui porte une toque de léopard et une veste semblable à une saharienne. Il refuse le costume occidental encore teinté d’impérialisme et de colonialisme. Dans le monde de l’entreprise, il est difficile de s’opposer de la sorte aux codes vestimentaires en vigueur, sous peine d’être montré du doigt, voire mis au placard ou ostracisé. « S’intéresser à la mode enrichit la vie des personnes : on s’amuse, on prend confiance en soi, on s’intéresse à l’artisanat, aux techniques et aux produits de qualité », remarque Geoffrey Bruyère de BonneGueule (premier site de mode masculine en France avec plus de 4 millions de visiteurs uniques en 2017). Prenons donc goût à la mode, changeons de masque et d’apparence comme on change de costume. Un effort vestimentaire reste à faire tant que nous ne retournons pas notre veste… doublée de vison.

Joseph Capet

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