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Il n’a rien d’un Eiffage ou d’un Vinci. Pourtant, ce constructeur, bâtisseur, démolisseur, innovateur, recruteur, écologiste sans greenwashing qui vient de fêter ses 100 ans le 14 septembre incarne ce que la France sait produire de mieux : une entreprise de taille significative sans jouer les géants, familiale, créative, bourrée de valeurs humaines et… ancrée dans un terroir. Découverte.
Naissance 1919
Il est maçon de Picardie, sur cette côte d’Opale des trois villes sœurs, Eu-Le Tréport-Mers, il se nomme Paul Lhotellier, son enseigne se trouve au 18 avenue de la Gare à Eu. Si l’on regarde bien, nombre de petites maisons d’ouvriers à Eu ont conservé encore aujourd’hui une plaque discrète en façade : « Lhotellier constructeur ». Son fils se prénomme Paul aussi. Il apprend le métier de son père, mais il rêve d’autonomie et voit grand. Dès 1930, l’entreprise familiale se dédouble, puis Paul Lhotellier II, seul à bord en 1942, pense génie civil, ouvrages de béton : il voit les chantiers de l’après-guerre s’ouvrir à lui, depuis la destruction des blockhaus des plages de Normandie jusqu’au drainage du port du Tréport. Le maçon est devenu entrepreneur. Et le bâtisseur comprend que les matériaux qu’il extrait ou le galet tréportais qu’il concasse (ses hommes et lui chargent les wagons à la pelle !) vont nourrir ses activités de constructeur. Dès 1955, son Entreprise tréportaise de concassage justifie son sigle ETC : l’et cetera s’ouvre aux carrières.
Une autre histoire
Jusqu’où l’entrepreneur picard aurait-il mené son « affaire », lui qui trouve la mort en 1965 sur la RN7 alors qu’il commençait une aventure immobilière en parallèle dans le sud de la France ? Son fils, Jean-Paul, poursuivait des études d’ingénieur en travaux publics et à 21 ans n’envisageait pas une seconde de se retrouver à la tête de l’entreprise familiale. Son expérience ? Ses stages sur les chantiers paternels ! Il hérite certes des contrats en cours mais doit faire face aux investissements majeurs et parfois risqués décidés par son père disparu. Le concassage, les carrières, comprend-il, ne suffiront pas à assurer l’avenir. Il crée Oise TP puis EBTP et inscrit Lhotellier dans la création et la réparation des routes et des terrassements. Il a cinq ans pour assurer la pérennité de l’entreprise. Il se bat, développe, décroche des contrats. Un jour… la banque exige de lui qu’il remette sans délai les comptes de l’entreprise à zéro ! L’histoire vaut la peine d’être contée. Dépôt de bilan ? Certainement pas. Jean-Paul Lhotellier réagit en entrepreneur. Pour assainir les comptes, il lui faut l’équivalent du chiffre du chantier qu’il vient de signer avec un entrepreneur local. Il ose aller voir son client, joue la transparence : pouvez-vous avancer la totalité du chantier pour que je passe le cap ? Je vous consentirai alors une remise. Affaire d’hommes et de tempérament. Le client fixe Jean-Paul Lhotellier dans les yeux et n’hésite pas : il signe le chèque. Et renonce à la remise. Le banquier ? « Ça ne pressait pas, M. Lhotellier, nous aurions pu vous ménager des conditions… » À quel taux ? L’histoire des entreprises et des banques, décidément, bégaie.
Aujourd’hui
Tout comme se répète la saga Lhotellier marquée par les drames. À Montréal, au Canada, Paul Lhotellier III, fils de Jean-Paul, achève sa formation à l’École technique en environnement, traitement du déchet. Il envisage d’entreprendre là-bas. Le décès accidentel de sa sœur le pousse à rejoindre son père à Blangy, siège de l’entreprise en Seine-Maritime. D’abord à la tête d’Ikos, qu’il crée en 1994, il succède à son père Jean-Paul en 2003 après dix années d’un accompagnement méthodique pour diriger le groupe Lhotellier-Ikos qui chapeaute alors la diversification environnementale qu’il a instaurée et les activités de BTP développées par son père qu’il veut diversifier. C’est en soi un exemple frappant de relais parfait à méditer où le chef d’entreprise met en place auprès de son fils pleinement dirigeant un conseil de surveillance non opérationnel : des « sages » qui conseillent et visitent les agences régionales. Paul Lhotellier n’en finit pas de dire sa reconnaissance à son père.
« Pelles, pioches, pelleteuses et saisons »
Mais l’homme n’a guère besoin qu’on lui souffle des idées nouvelles. « J’arrive dans une entreprise normande de travaux publics, typée, reconnue, productrice d’enrobés et de matériaux de carrières qui a déjà créé une charte de réaménagement après cessation d’exploitation. Je veux, pour ma part, la développer selon un modèle démultiplié. » Paul Lhotellier n’emploie pas le mot à la légère. Il démultiplie les quelque 165 millions de francs de chiffre d’affaires de l’époque qu’il doit développer à son arrivée pour atteindre seize ans plus tard 220 millions d’euros, produits par 1 300 salariés (1 000 en Normandie et les Hauts-de-France – Nord-Pas-de-Calais + Picardie –, 300 en Inde, activité environnement récemment cédée au groupe Paprec, et au Canada). Le maçon d’Eu, son fils, son petit-fils et son arrière-petit-fils ont créé au fils des générations un géant régional en multipliant les territoires – 15 agences Lhotellier –, en conservant une activité équilibrée 50-50 public-privé, en alignant plus de dix métiers*, opérateur de quelque 40 entreprises présentes en permanence sur 170 chantiers, interlocuteur d’un panel de banques et de fournisseurs. Une ETI résolument régionale. « Je ne veux pas gonfler nos chiffres en voulant aller partout en France. Nous recrutons 150 “locaux” en 2019, 140 en 2018, je respecte le concret du sable et des cailloux et je veux que l’on travaille plus dur, plus fort. Nous sommes une entreprise de pelles, pioches, pelleteuses et saisons. On signe nos travaux, on respecte la parole, on s’inscrit dans la durée. » L’entrepreneur que la crise économique a privé dix ans durant de 10 % d’activité mais qui n’a jamais voulu licencier vient de publier son plan de développement, En route pour 2026 en trois volets. Bétonner l’activité (sans crainte du jeu de mots !), Bouger (Lhotellier se positionne déjà dans le démantèlement futur de l’éolien avec revente en reconditionné, confie des machines de BTP à des femmes au nom de l’égalité, rénove les bâtiments historiques, se lance dans le photovoltaïque…), Explorer (organisation des territoires, détection de nouveaux métiers, valorisation de la vie locale). L’ancien étudiant montréalais en environnement mène une entreprise industrielle qu’il inscrit dans le greenbusiness à grande échelle de la dépollution et de la valorisation des matériaux : Lhotellier exploite notamment la première machine au monde de lavage des sols pollués, s’inscrit dans un refus de consommation des sols cultivables, achète et réhabilite des friches industrielles.
Joyau industriel
Cet Eiffage des Hauts-de-France version xxie siècle par son parti pris environnemental et son respect des valeurs de base ne fait pas – encore – la une de la presse économique nationale. « Aujourd’hui, on fait beaucoup et on n’en parle pas beaucoup », philosophe Paul Lhotellier. En s’inscrivant dans le centenaire de cette ETI exemplaire au sens propre du mot, en vous présentant en grand format un fleuron que le président de la République (d’Amiens !) ferait bien d’aller reconnaître et citer, nous avons le sentiment de décrire un joyau industriel tel que la France pourrait en produire davantage : savoir-faire, recrutements, respect des valeurs du travail, projection vers l’avenir. « Je suis un GO qui apporte un cadre sécurisant », se définit Paul Lhotellier. Pas mal pour une centenaire qui fait rêver. olivier magnan
* Terrassement, réseaux d’eau et stations d’épuration, déconstruction, voiries publiques et privées, bâtiments commerciaux, rénovations bâtiments et ouvrages d’art, matériaux, dépollution des sols, désamiantage…