Rapport Landau : Réguler les cryptomonnaies ? Non, laissons venir et surveillons…

Jean-Pierre Landau, sous-gouverneur de la Banque de France : il craint une régulation prématurée
Jean-Pierre Landau, sous-gouverneur de la Banque de France : il craint une régulation prématurée

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Le tant attendu rapport de Jean-Pierre Landau, ancien sous-gouverneur de la Banque de France, remis le 5 juillet 2018 à Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, met les points sur les i : par pitié, pas de régulation… mais surveillez-moi toute cette agitation. Au passage, les entreprises ont tout à gagner à s’approprier la blockchain. Repères.

Ce qui nʼest pas une monnaie – lʼon est en droit de la refuser comme paiement – fait un peu peur. Le ministre de lʼÉconomie et certains de ses homologues européens sʼinquiètent des conséquences du développement des crypto-actifs, ces bitcoins et autres ethereum dont la virtualité valorisée commence sérieusement à titiller la monnaie dite fiduciaire. Pas au point de la « challenger ». Lʼeuro, comme nʼimporte quelle devise reconnue, conserve ses trois qualités, unité de compte, réserve de valeur et intermédiaire des échanges. Il existe une raison à lʼinterrogation des « politiques » et des autorités monétaires : le lancement, en pleine Bourse de Chicago, dʼopérations à terme en cryptomonnaies menées par CME group, agréées par la CFTC américaine. De passe-temps de geek, la cryptomonnaie passe au rang de « valeur » sérieuse.

Alors, faut-il réglementer ou pas ? Après tout, la France dispose dʼatouts dans les fintechs… « Cette mission [confiée à Jean-Pierre Landau] me proposera des orientations sur lʼévolution de la réglementation pour mieux en maîtriser le développement et empêcher leur utilisation à des fins dʼévasion fiscale, de blanchiment ou de financement dʼactivités criminelles ou de terrorisme », avait demandé Bruno Le Maire au banquier.

L’article 26 de la loi Pacte intègre les ICO

Le 5 juillet, le ministre lʼindique : « Dʼores et déjà, une disposition proposant un agrément volontaire pour les émissions de jetons [ICO – Initial Coin Offering*], préconisée par le rapport » sera intégrée dans le cadre le du Plan dʼaction pour la croissance et la transformation des entreprises (Pacte – article 26). « Les autres propositions seront examinées et feront lʼobjet de mesures complémentaires, dans le cadre de la loi Pacte ou du projet de loi de finances. »

En quoi consistent ces cryptomonnaies et quelle est leur utilité pour les entreprises ? Ce sont des monnaies numériques privées (bitcoin, le plus connu, mais elles sont plus de 1 500, ripple, XRP, LTC, Dash, XLM pour les majeures…) issues dʼacteurs économiques, de la société civile ou dʼindividus… avec lesquelles leur détenteur échange ce quʼil veut, mais qui ne possèdent aucune valeur légale, encore moins la reconnaissance dʼune banque centrale ! Certes, il nʼempêche que les cryptomonnaies sont légales, telles les monnaies-fiat* émises par des États.

Il en existe plusieurs catégories. Le bitcoin, le ripple, émis en quantité limitée, transportent de la valeur ou de lʼinformation, scellent des écritures dans des registres. Dʼautres cryptomonnaies sont « adossées à un panier » de monnaies avec cours légal, dont elles forment une représentation numérisée. « Cʼest le cas de saga, créé en mars 2018, et adossé aux droits de tirage spéciaux (DTS), la monnaie interne du Fonds monétaire international (FMI). Ou de Tether, créé en 2016, et théoriquement adossé au pair au dollar pour une capitalisation de marché de 2,5 milliards de dollars », explique le rapporteur. Certaines « sont plus ambitieuses et visent à stabiliser automatiquement le taux de change de la monnaie virtuelle par rapport à lʼune des grandes monnaies ».

Outre leur valeur économique, les cryptomonnaies sont des jetons fondés sur la technologie blockchain : ils constituent des socles dʼinnovations de rupture. Notamment en réalisant des « smart contracts », cʼest-à-dire des contrats totalement automatisés. On en programme les conditions : lorsque la commande Y est livrée et acceptée par le client, le paiement est alors encaissé et lʼassurance liée au produit activée. Lʼavantage réside dans lʼanéantissement dʼerreur, dans lʼimpossibilité dʼintervention humaine, dans lʼautomatisation de transactions complexes, dans la vitesse et lʼinstantanéité, mais surtout dans lʼinviolabilité des enregistrements inscrits dans la « chaîne de blocs », comme il conviendrait de dénommer ce support algorithmique.

À partir de cette technologie, un grand nombre dʼactes administratifs, financiers, marketing ou de gestion de votes sont dématérialisables. Lʼentreprise a tout à y gagner.

« Nextcoin offre, dʼune part, une place de marché peer-to-peer de biens et services ainsi que, dʼautre part, une plate-forme décentralisée dʼéchange dʼactifs. Cette plate-forme fonctionne avec des coloured coins, lesquels permettent dʼassocier des actifs réels (actions, biens immobiliers, matières premières) à des adresses bitcoin. Mastercoin, également appelé Omni, permet aux détenteurs de bitcoin dʼaccéder à des fonctions avancées, telles que la gestion de leurs droits de propriété ou de leur épargne. Namecoin est une blockchain dérivée de celle du bitcoin permettant une gestion décentralisée et sécurisée des noms de domaine », illustre le rapporteur.

Lever des fonds en monnaie de singe ?

Les entreprises, parmi lesquelles beaucoup de start-up, sʼemparent de ces sujets pour doper leur créativité, innover et créer de la valeur ajoutée.

Mieux, elles savent lever des fonds directement à lʼaide des ICO. Exemple, Kodak, symbole de lʼancien monde du print, a émis en janvier un kodakcoin. Cette émission transfrontalière va se diffuser rapidement par Internet à tout endroit de la planète. Elle va troquer du « vrai argent » contre de la monnaie virtuelle pour encaisser de lʼargent frais. Administrativement, la traçabilité des « actions » est immédiate. Les achats et les ventes se jouent quasiment en temps réel. Avec le jeton virtuel sʼouvre la possibilité dʼexercer des droits de vote, dʼaméliorer la transparence, la gouvernance, il facilite la gestion administrative par exemple… Côté communication et réputation, lʼaction se révèle également forte (le titre Kodak a bondi à cette annonce).

Pour les start-up, les jetons offrent un autre avantage : « Parvenir à lisser comptablement les produits liés à lʼémission de tokens, afin de pouvoir étaler fiscalement le paiement correspondant de lʼimpôt sur les sociétés sur toute la durée nécessaire au développement du bien ou du service, lesquels nʼont vocation à être effectivement produits et fournis que plusieurs années après lʼémission des tokens. En effet, un assujettissement prématuré à lʼimpôt sur les sociétés risquerait dʼentraver la production du bien ou du service considéré », explique, très méthodique, le rapporteur.

Les jetons sʼutilisent comme des moyens de paiement sans sortir dʼargent. Cʼest par exemple ce que propose iEx.ec, projet français destiné à construire un cloud distribué pour des applications de technologie blockchain. La monnaie RLC orchestre des transactions qui auront lieu dans le futur au sein de ce cloud.

Mais les ICO « lèvent » tout aussi bien un accès à des services, une récompense, un tarif privilégié… et la start-up bénéficie en outre de lʼexpérience du souscripteur pour ajuster ses services.

Cadrer ou non ?

Face à de tels avantages, quelles sont alors les inquiétudes soulevées ? Premier souci : lʼinscription sur le plan comptable des jetons et leur fiscalité. Puis comment protéger lʼépargnant ? Réponse de Jean-Pierre Landau : la mise en place dʼun « agrément » qui « obligerait également à respecter un socle minimal dʼexigences en matière de KYC*, dʼaudit et de contrôle interne (en particulier en matière IT face aux risques opérationnels, de réserve de capitaux (ratio hot/cold wallets), dʼassurance civile professionnelle ainsi que de transparence sur la formation des prix et les frais de transaction ». Enfin, de la lutte antiblanchiment jusquʼau terrorisme, les cryptomonnaies pourraient servir à des activités criminelles. Par exemple, zerocoin garantit lʼanonymat des transactions sur une blockchain dérivée du bitcoin. Danger (lire encadré).

Alors comment faire ? Pour lʼheure, éviter avant tout de réguler. « Le danger de la classification est triple : celui de figer dans les textes une évolution rapide de la technologie, celui de se tromper sur la nature véritable de lʼobjet que lʼon réglemente, celui dʼorienter lʼinnovation vers lʼévasion réglementaire », prévient le rapporteur.

Mais à la manière du « laisser faire, laisser passer » de jadis, mieux vaut laisser fleurir ces nouveaux outils monétaires inédits. « Des expériences intéressantes se développent sur des blockchains privées, notamment dans le secteur financier. En dehors de la finance, la technologie offre des perspectives pour la conservation et la transmission sécurisée des monnaies. Normaliser aujourdʼhui les acteurs et la technologie conduirait à paralyser ces progrès. » Cʼest un appel très clair à améliorer lʼattractivité de la France et appeler les start-up et entreprises à venir sʼinstaller.

Les institutionnels devraient rester à l’écart

Oui, mais parlons limites. Le rapporteur prévient quʼ« autoriser ou tolérer une exposition des intermédiaires financiers et des investisseurs institutionnels au risque des cryptomonnaies aurait trois conséquences graves : affaiblir la sécurité de lʼépargne, permettre un transfert de risque des investisseurs informés vers les particuliers. La détention de cryptomonnaies est aujourdʼhui très concentrée entre les mains dʼun nombre limité dʼinvestisseurs ». Conclusion : mieux vaut laisser les monnaies virtuelles dans un espace confiné, un bac à sable en quelque sorte. Mais pour combien de temps ?

France, leader des ICO ? Possible…

Un cabinet, Alto Avocats, et la Fondation Concorde (laboratoire d’idées fondé en 1997, droite modérée), se font les chantres d’une France « leader des ICO grâce à la technologie blockchain. Ils viennent de produire un rapport – léger et lisible, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités – dans lequel ils démontrent que « la France peut devenir leader dans l’encadrement et la promotion de la technologie blockchain à condition d’adopter une régulation agile. » En substance :

« […] Le développement rapide des ICO n’a pas encore donné lieu à l’adoption de cadre juridique pour les outils qui fondent ces opérations : les tokens et les smart contracts. Leur nature hybride, inclassable dans les cases juridiques actuelles fait naître une

insécurité juridique […] L’anonymisation propre aux technologies adaptées aux ICO et la survenance de capitaux aux origines douteuses fait peser le risque d’une assimilation des ICO à des opérations frauduleuses.

Pour que la France soit à l’épicentre des ICO, elle doit poursuivre deux buts : favoriser leur développement, protéger et rassurer les investisseurs.

  • La création d’un régime fiscal de faveur pour les opérations de conversion permettrait d’inciter les investisseurs à convertir leurs cryptomonnaies dans des banques françaises.
  • Une concertation avec les banques françaises viserait à assouplir leur KYC et créer des comptes dédiés aux opérations de conversion.
  • L’orientation des investisseurs occasionnels vers le droit de la consommation serait des mécanismes innovants pour favoriser les ICO en France.
  • La création d’un statut de prestataires de services en crypto-actifs sur la base du volontariat aboutirait à trier les prescripteurs et à disqualifier les opportunistes qui biaisent aujourd’hui le regard des investisseurs.
  • Il faut veiller au renforcement de l’offre de formation et qualification existante pour les acteurs de ce marché.
    Se procurer la note : contact@altoavocats.com

Patrice Remeur

* Know Your Customer, nom du processus de vérification de lʼidentité des clients dʼune entreprise. Cʼest en outre la réglementation bancaire qui régit ces activités.

* Méthode de levée de fonds via lʼémission dʼactifs numériques (tokens, jetons) échangeables contre des cryptomonnaies pendant la phase de démarrage dʼun projet. On parlera parfois de « token sales ». Les jetons ont pour émetteur lʼentité à lʼorigine de lʼICO.

* Monnaie dont lʼÉtat impose le cours (« fiat », « quʼil en soit ainsi »).

 

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