L’humour, facilitateur d’innovation

Temps de lecture estimé : 6 minutes

La comédie humaine

L’humour est partout présent, peut-être un peu moins en entreprise. Pour son numéro d’été EcoRéseau, journal optimiste dans la mesure du possible, ne pouvait passer à côté de ce trait d’intelligence humaine – les dictateurs ont d’ailleurs toujours poursuivi les humoristes au même titre que les intellectuels – qui peut être très bénéfique en milieu professionnel. Explications…

«Analyser l’humour, c’est un peu comme disséquer une grenouille. Cela n’intéresse pas grand monde et la grenouille meurt », affirmait E.B. White. C’est peut être la raison pour laquelle boutades et calembours ne sont pas un sujet d’étude en France. L’humour n’y est pas pris au sérieux, et le champion de la blagounette devant la machine à café ne se fera pas que des amis. Et c’est un tort. Mordant, potache, convivial… les formes sont multiples comme le sont les effets engendrés sur le public. En atteste le succès du Prix Press Club Humour et Politique, attribué chaque année par un jury d’humoristes et de journalistes, qui salue la vivacité d’esprit de l’auteur de la phrase la plus drôle de l’année. Quinze candidats sont en lice en 2014. Suscitant une émotion chez l’autre, l’humour peut être utilisé dans la vie de tous les jours, parfois sans but, parfois avec un objectif précis, dans le milieu privé ou professionnel. Il fait tout simplement partie de la vie et souligne notre humanité. « Le but d’une blague n’est pas de dévaloriser l’être humain, mais de lui rappeler à quel point il l’est », écrivait Georges Orwell. Mais bien souvent pour être drôle, il faut être brillant, perspicace, comprendre les mécanismes de pensée et connaître son sujet sur le bout des doigts. D’après une étude réalisée en octobre 2010 auprès de ceux qui figurent dans le Who’s Who, 85% d’entre eux ont répondu que l’humour faisait partie de leur quotidien pour se détacher de l’immédiateté. Il traduit donc une capacité à prendre du recul. Les petits comiques seraient donc des êtres beaucoup plus complexes que ce qu’ils dévoilent. Ils seraient en mesure de galvaniser leur auditoire et d’obtenir ce qu’ils recherchent – à condition de maîtriser la gamme et de doser leurs effets. Une conclusion que tire le professeur Marco Sampietro de l’université de Bocchoni, qui a publié une thèse sur les bienfaits de l’humour dans la résolution des conflits, les négociations et les exercices créatifs. Ils mettent de l’huile dans les rouages mécaniques de l’entreprise, et pour cela sont nécessaires, voire indispensables en milieu professionnel.

 

Rien de tel qu'une petite blagounette qui plaît au patron pour mettre le grappin sur la prime de fin d'année...
Rien de tel qu’une petite blagounette qui plaît au patron pour mettre le grappin sur la prime de fin d’année…

Un délice parfois gratuit…

Mais qu’est-ce que l’humour au juste, sinon la cause d’un sourire discret ou d’un gros rire gaulois ? Pour produire du risible, Bergson identifie trois moyens : l’inversion, la répétition et l’interférence des séries. On se moque des situations attendues, mécaniques du réel. Quand l’humoriste a sous les yeux la même chose que tout le monde, il réussit à voir ce que personne n’a vu. « Comme Salvador Dali qui voit une chaîne de montagne là où les autres voient un visage… », écrit Luc de Brabandere, senior advisor du Boston Consulting Group(1). Voilà pourquoi les fous ou la naïveté de l’enfant Toto sont très prisés dans les blagues et devinettes. Dès lors les pitreries réitérées d’un Louis de Funès, les jeux de mots à la française qui soulèvent un paradoxe ou « l’understatement » très fin des anglais se fondent tous sur la même approche : la collision frontale. Il existe toujours deux manières de percevoir une situation et l’éclat de rire surgit lorsque la deuxième prend brusquement la place de la première, comme dans un roman policier où l’auteur montre au lecteur qu’il s’est enfermé dans une seule des interprétations possibles. C’est ce point de rebondissement, ce dénouement qui fait toute la grâce de l’exercice, généralement réalisé sans projet. Cet humour est léger, peut être tourné vers soi-même mais ne concerne généralement pas une personne.

 

… Souvent une arme fédératrice, voire une défense habile…

C’est précisément ce genre de plaisanterie qui peut jouer le rôle de catalyseur, d’aide aux relations professionnelles, car il permet de faire passer des messages difficiles, de mettre en confiance les gens face à une nouvelle organisation, de dépasser le simple rapport de force. « Il sied au modèle d’entreprise coopérative et « apprenante » ; on passe des simples notions de succès/échec à celle d’apprentissage, où le revers est décortiqué en collectivité », relate Serge Grudzinski, consultant en management, créateur d’Humour Consulting Group, qui intervient depuis 16 ans dans les conventions pour jouer son rôle de trublion. « J’axe mes efforts sur le grand rire partagé ; cependant mes traits d’humour ne s’adressent pas au grand public en évoquant des thèmes de société, mais aux salariés d’une entreprise en soulignant et exagérant des problématiques auxquelles ils sont confrontés », décrit ce prestataire hors norme, qui intervient aussi en Amérique latine, aux Etats-Unis ou en Afrique. Accompagné de dix consultants il réalise à chaque fois un diagnostic précis de la société, procédant par analyses et entretiens, vérifiant d’une part la compréhension que les gens ont de la stratégie, du fonctionnement de tous les jours, des contraintes de l’entreprise, et d’autre part leur état d’esprit. « Sont-ils dans un état de malaise, de bien-être ? Le rendu est précis, et afin qu’il n’échoue pas dans un tiroir sous l’apparence de quelques feuilles, nous préparons un show afin de restituer « en humain » cet état général. » Grande catharsis dans le rire ? « Assurément, mais aussi possibilité par cette restitution percutante de dédramatiser des situations, d’expliquer des choix à des salariés souvent déboussolés. » L’humour n’est donc pas seulement un vernis, il peut jouer le rôle de ciment d’un groupe. Le côté fédérateur est accrû lorsque le dirigeant ou le manager accepte de se moquer de lui-même ; car par cette action il avoue ses faiblesses. « Le degré de confiance n’en sera que supérieur », précise le polytechnicien. Nombre de politiques ont saisi cet aspect essentiel de l’humour, en témoignent certaines déclarations restées dans les annales du prix Humour et Politique. Laurent Fabius l’a remporté en 2011 en déclarant : « Mitterrand est aujourd’hui adulé, mais il a été l’homme le plus détesté de France. Ce qui laisse pas mal d’espoir pour beaucoup d’entre nous… ». Même constat désabusé de l’ancien Premier ministre Alain Juppé, condamné en 2004 à 14 mois de prison avec sursis et un an d’inéligibilité dans l’affaire des emplois fictifs à la mairie de Paris, en lice en 2014 pour cette phrase : « En politique, on n’est jamais fini. Regardez-moi ! » Mieux vaut rire des sujets délicats pour rassembler, se défendre, voire aborder le non-dit. Ainsi Angela Merkel, embarrassée en pleine crise des Roms entre la Commission européenne et le gouvernement français, déclarait aux journalistes à la sortie que « le déjeuner s’était bien passé, pour ce qui est de la qualité des plats ». Celui qui le maîtrise peut faire comprendre avec tact, tourner une souffrance en plaisanterie. La frustration transparaît quand Renaud Muselier déclare en 2003 que « Villepin fait tout, et moi le reste ».

 

… ou une arme qui fait mal

Mais dans toute histoire existe aussi le méchant. L’humour rapproche les gens, mais il possède son pendant politiquement incorrect, que Socrate maniait sans vergogne contre les sophistes, et qui est encore – doux euphémisme – d’actualité : l’ironie destructrice. « Hollande est pour le mariage pour tous… sauf pour lui »… cette petite phrase de Gérard Longuet lui a permis de remporter le prix en 2013. Et les challengers de 2014 n’ont rien à lui envier. François Baroin, député UMP et ancien ministre, y est allé de son petit trait assassin avec « Wauquiez, c’est le Fou du Puy ». Et comme nous sommes pour la parité politique : Arnaud Montebourg a été retenu pour : « Je crois à un retour de Nicolas Sarkozy ; mais menotté ! » C’est cette expression corrosive qui a pris le dessus aujourd’hui. « Nous sommes dans une société du rire « malin » au sens étymologique du terme, où l’on recherche à s’amuser « aux dépens de » », déplore Jeanne Bordeau, styliste du langage à l’Institut de la qualité de l’expression. Les traits méchants, lapidaires, exagérés, plaisent, « ils portent sur la grossièreté dans la veine d’un Jean-Marie Bigard, ou dans le grinçant et sarcastique sur le registre d’un Nicolas Bedos », énonce cette observatrice des mots, qui peint sur toile et expose chaque année les plus usités d’entre eux. « Certains ont totalement disparu. On ne dit de quelqu’un qu’il est « enjoué » ou « espiègle. » Aujourd’hui les facéties d’un Bourvil ne passent pas aussi bien, une certaine fraîcheur a disparu. Face à la crise les jeunes sont vite adultes et le cynisme l’emporte », constate celle qui a relevé « burn out » comme le mot de l’année. L’humour moderne cacherait donc un malaise et se voudrait plus railleur, servant parfois à déstabiliser l’interlocuteur. Les grands avocats savent que la caricature démolit bien souvent le rationnel. Le trait d’humour ne sera pas décisif, mais restera dans la mémoire, aidera à marquer des points dans les plaidoiries. Car le juge est un homme de son temps avant tout. Les « méchants » qui apprécient ces giclées de venin sont toujours plus nombreux, voire majoritaires dans certaines organisations comme la rédaction d’EcoRéseau… qui n’hésite pas à retranscrire la petite saillie d’André Santini en 1989, désormais coutumier de l’exercice : « Saint Louis rendait la justice sous un chêne. Pierre Arpaillange (garde des Sceaux de l’époque, ndlr.) la rend comme un gland ».

 

Précieux dans un contexte difficile

Il n’empêche qu’un Georges Clémenceau aurait plus de mal aujourd’hui à enchaîner ses fameuses envolées caustiques. Tout d’abord parce que l’heure est à la rationalité extrême, au principe de précaution et au stress, comme le relève Jeanne Bordeau : « Prenons le 1er avril. Depuis quelques années tout le monde l’oublie, on ne voit plus de poissons dans les entreprises. Les gens n’ont tout simplement plus le temps et ne veulent pas perdre leur emploi. L’époque est celle de la gravité et même de l’angoisse. » Dès lors difficile de jouer les trublions de service, en atteste le changement d’attitude de François Hollande dès qu’il a endossé le costume de Président de la République. Mais la raison est aussi à rechercher du côté de la Toile. La traçabilité numérique joue le rôle d’épée de Damoclès au dessus des têtes des plaisantins. Le mail échangé en petit comité peut être transmis et donc décontextualisé, la déclaration entre amis filmée peut être postée et mal interprétée. « L’humour nécessite de capter la culture, l’implicite ; il faut que les codes soient bien compris. Or quand les déclarations deviennent publiques et ressortent à des moments inopportuns, les interprétations peuvent jouer contre l’initiateur », précise Jeanne Bordeau. Récemment Vladimir Poutine, alors qu’il était interrogé sur la protection du chef d’Etat, a répondu dans un sourire que « seules son armée et sa flotte suffisaient à le protéger ». Un humour qui, repris partout dans les medias, va faire frissonner nombre de gens. Il est fort à parier qu’il regrettera ce trait léger. L’exigence de transparence recèle un certain côté totalitaire. « Je préfère parler de clarté, car tout ne doit pas être dit. L’entreprise ne dira pas à ses concurrents combien elle a payé une autre société. C’est une bêtise de parler de transparence. » Autre obstacle, la vitesse et la dictature de l’urgence ne facilitent pas la finesse de l’humour, qui nécessite de prendre le temps. En outre, « les middle managers ne manient parfois pas assez bien le langage pour exceller dans l’implicite. Et leur public ne sera peut-être pas à même de le comprendre. Combien d’entre eux ont dû se justifier en disant que « c’était juste pour rire » », pointe Jeanne Bordeau. Conséquence de ces freins tue-l’humour : « Nous avons réalisé une étude sur les déclarations de 15 dirigeants. Ceux-ci n’agrémentent plus leurs discours de métaphores et de comparaisons, car faire de l’humour, c’est se découvrir, c’est prendre le risque d’aller dans le subversif », explique la styliste du langage. Il faut de l’esprit pour maîtriser la subtilité, et une faculté certaine à manier une langue non outrancière et non exagérée. Politiques et dirigeants d’entreprise sont souvent dissuadés de s’aventurer sur ce territoire non maîtrisé. La bourde n’est jamais très loin. En 2007, Arnaud Montebourg a certainement regretté d’avoir déclaré que « le seul défaut de Ségolène Royal, c’est son compagnon François Hollande ».

 

Boufféed’oxygène vitale

Parfois trop naïf, de temps en temps trop risqué, souvent trop méchant… L’humour, malgré les apparences, semble donc bien une pratique des plus délicates. Moqueries et attaques directes ne sont d’ailleurs pas toujours des armes aussi efficaces qu’allusions, euphémismes ou litotes ciselées à bon escient. Mais c’est aussi un véritable plaisir, pour celui qui l’initie comme pour celui qui le reçoit. Or irrévérences, second degré ou gags potaches sont plus rares en entreprise. « En 20 ans j’ai visité 1000 entreprises et ai observé les tendances. Peu de collaborateurs prennent la parole. Il faut être à l’aise en termes de langage pour être léger », remarque Jeanne Bordeau. La peur du flop ou de l’image de sérieux écornée n’est pas la seule raison. « Depuis cinq ans je constate la disparition progressive des clowns et caricaturistes lors des conventions d’entreprise. Les organisateurs d’évènements sont plus sollicités pour de «l’incentive ». Il s’agit avant tout de ressouder les équipes avant de les divertir, de recréer un fil, car l’apparition du numérique a égaré les gens », constate la spécialiste. Serge Grudzinski évoque de son côté « process lourds, réglementations et numérique qui ont déshumanisé les rapports ». L’humour remet justement de l’humain, et n’a jamais été aussi nécessaire dans l’entreprise, alors que tout le monde justement le pratique ailleurs que sur le lieu de travail. Pour quelle raison ce besoin de tous temps de faire travailler les maxillaires de ses semblables ? Pour le pouvoir qu’il procure ? Pour le formidable stimulant intellectuel qu’il représente lorsqu’il est implicite, sollicitant le cortex préfrontal qui gère la complexité (empathie, rationalité, curiosité…) ? Beaucoup plus difficile à répondre, et peut-être moins intéressant. « Ceux qui cherchent des causes métaphysiques au rire ne sont pas gais », écrivait Voltaire dans son Dictionnaire philosophique..

 

Article réalisé par Julien Tarby

 

(1) « Petite philosophie des histoires drôles » de Luc de Brabandere, éd. Eyrolles, 2007

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

J’accepte les conditions et la politique de confidentialité

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.