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Disruption est un mot français qui signifie rupture (il a le même sens que le mot anglais disrupt). Rupture donc entre un état existant, remplacé en tout ou partie par un autre état. Ce n’est donc pas une évolution douce et linéaire, mais une cassure brutale. Dans la perspective qui nous intéresse, cette rupture est rendue possible grâce aux technologies numériques que certains savent intelligemment utiliser, d’autant plus qu’ils ne sont pas encombrés par des technologies plus « anciennes ». Technologies qui n’existaient pas au préalable, ce qui pose problème à ceux qui naturellement ont bâti des empires avec d’« anciennes » technologies. Ou encore ceux qui ont acheté des « charges » comme dans l’Ancien Régime, et qui, dès lors, bénéficient de rentes de situation. Des professions protégées donc, dont les organisations en silos visent à raréfier artificiellement l’offre face à la demande, pour justement protéger leurs revenus, leurs rentes, leurs pouvoirs en interdisant à de nouveaux entrants l’accès à leurs coteries. Et donc de conserver un chiffre d’affaires et des marges grassouillettes, sans trop se préoccuper de ce que voudrait la demande.
Mais manque de chance pour eux : les start-up ont envahi notre quotidien. Ces nouveaux Barbares, tels des Wisigoths-Ostrogoths-Vandales des temps modernes, ont envahi notre territoire. Et rien ne leur résistera…
J’ai vu la vague arriver vers 2011-2012…
Je pensais que notre pays resterait un peu en marge du tsunami numérique qui a saisi l’humanité depuis l’arrivée de l’Internet. La France est un pays, comment dire, compliqué et un peu à part des autres peuplades. Un passé de grande histoire (qui a laissé son empreinte de-ci de-là : par exemple notre justice est encore organisée comme du temps de l’Ancien Régime), un principe de précaution inscrit dans notre Constitution (nous sommes la seule peuplade au monde à l’avoir fait), ce qui implique une aversion certaine au risque, une exception culturelle qui se fendille chaque jour, mais qui reste fortement soutenue pas nos élites 1.0, élites qui ont peu d’appétence pour les technologies du numérique (on se souvient de Louvois*, du DMP**, de Quaero***, et même de notre Minitel que l’on a finalement mis à la poubelle, les Français de base lui préférant l’Internet, etc.), un État énarchique qui se mêle de tout, des DSI 1.0 de nos grands machins (comme dirait de Gaulle) du CAC40, qui n’aiment pas le cloud/Saas, et préfèrent couver leurs gros bousins internes dont certains font encore fonctionner des chaînes de gestion en Cobol.
à ma connaissance, toutes les start-up fonctionnent en mode cloud/Saas. Elles bénéficient ainsi d’un avantage coût très important. Que n’ont pas les Grands Machins.
Hé bien, contre toute attente, le tsunami a submergé notre pays… Comme je fais beaucoup d’interviews visiophoniques de start-up […] j’ai vu la vague arriver vers 2011-2012 […] En 2014, ce fut l’explosion ! Le début de la Grande Disruption… Des start-up partout (y compris dans un bled à côté du mien), des incubateurs qui poussent comme des champignons ici et là, des grands machins prénumériques qui se disent que maintenant il faudrait peut-être regarder tout cela de près au cas où, des politicards 1.0 qui font des discours enflammés sur le numérique, etc.
[…] En analysant ce que font les start-up dans le monde (il s’en crée un bon millier/jour !) et en France, on en conclut rapidement qu’elles réorganisent sciemment ou non l’ensemble de notre système économique, et toutes nos organisations. Ce qui naturellement ne plaît pas du tout à ceux qui tenaient le haut du pavé 1.0 au préalable. Quand on demande à un start-upper pourquoi il a créé son entreprise dans tel domaine, il répond généralement qu’il avait rencontré dans le monde traditionnel (1.0) un problème qu’il a eu un mal fou à régler. Car ce monde traditionnel n’est pas « sans couture » comme disent les Américains. Il y a des ruptures de charge dans l’organisation de tout le système, à cause principalement des intermédiaires traditionnels et leur organisation à l’ancienne. Connaissant les technologies du 2.0 – ils sont quasiment nés avec – les start-uppers bien nés se disent qu’ils pourraient faire mieux que le monde ancien. Pour moins cher, et surtout avec plus de services. Tout en gagnant de l’argent. Quatre start-up sur cinq vous tiennent ce discours.
[…]
Quelques exemples de disruption amorcée.
► Les taxis traditionnels face à Uber et les autres vivent probablement leurs dernières années.
Ils n’ont pas su ou pas voulu s’adapter à la demande. D’autant plus que les voitures robots arrivent avant 2020 nous disent les experts. Même en France.
Uber (à l’origine UberCab)
• Fondateurs : Garett Camp, Travis Kalanick et Oscar Salazar, Californie, www.uber.com, 2009
• Décembre 2011 : Uber à Paris
• Février 2014 : Lancement d’UberPop
• Juin 2015 : François Hollande demande la dissolution d’UberPop (n’importe quel particulier pouvait devenir chauffeur), il disparaît en juillet.
• Janvier 2016 : Uber condamné à verser 1,2 million d’euros à l’Union nationale des taxis
Kapten
(naguère Chauffeur privé), www.kapten.com/fr, 2012, France
• Fondateurs : Yan Hascoët, Othmane Bouhlal et Omar Benmoussa
• 2015 : levée de 5 millions d’euros
• 2016 : Transcovo s’allie à SnapCar et Uber
• 2019 : Chauffeur Privé devient Kapten
Autres acteurs : SnapCar, Transcovo (a baissé de 20 % ses tarifs en région parisienne et le prix assuré au début de la course est toujours le prix payé, contrairement à ses concurrents).
► Dans le même segment, la SNCF commence à se méfier de Blablacar
Blablacar
anciennement Covoiturage.fr, France, www.blablacar.fr, 2004
• Fondateur : Vincent Caron
• 2004 : première version du site sous le nom covoiturage.fr
• 2006 : revente à Frédéric Mazella qui fonde Comuto pour assurer le développement
• 2011-2012 : lancement européen de BlaBlaCar, Royaume-Uni, Italie, Portugal, Pologne, Pays-Bas, Luxembourg et Belgique.
• 2013 : Covoiturage.fr devient BlaBlaCar.fr
• Levée de 100 millions d’euros pour devenir leader du covoiturage mondial.
► Les notaires s’inquiètent avec Testamento qui offre légalement à tout un chacun d’établir en ligne son testament pour nettement moins cher que chez le notaire traditionnel (et le jeune barbare fondateur de Testamento ne va pas s’arrêter là – mais chut).
Testamento
https://testamento.fr, France, 2013
• Fondateur : Virgile Delporte
• Soutiens : Thierry Petit, cofondateur de showroomprive.com et Cyril Janin, CEO de logic-immo.com, Fondation Telecom, Bpifrance, Fédération nationale des tiers de confiance
• 2016 : meilleure insurtech de l’année
► Les avocats ne sont pas en reste. Avec plusieurs start-up qui leur marchent sur les pieds :
demanderjustice.com traîne devant le tribunal de proximité votre voisin qui a empiété sur votre terrain ou votre compagnie d’assurances retors qui refuse de vous indemniser, le tout « pour un prix connu à l’avance » – ce qui n’est pas le cas dans le monde traditionnel des avocats. Captain Contrat (www.captaincontrat.com) est de la même eau. Les choses vont s’accélérer dans ce secteur qui commence à s’éveiller au 2.0, avec l’arrivée probable d’une start-up capable de mettre « sous intelligence artificielle » toute la jurisprudence française depuis Napoléon, nos lois et naturellement les codes qui canalisent nos organisations. Et là…
demanderjustice
www.demanderjustice.com, France, 2012
• Fondateurs : Jérémy Oinino, Léonard Sellem
• Concerne tout litige inférieur à 10 000 euros, pour une somme forfaitaire qui va de 39,90 euros par mois à 99,90 euros selon la procédure engagée.
• 2017 : lancement de litige.fr (information juridique)
• Plainte pour exercice illégal de la profession d’avocat déposée par le Conseil national des barreaux, débouté en cassation.
► Les banquiers 1.0 eux, sont encore dans leur nirvana traditionnel, qui, pensent-ils, va continuer comme avant, comme si de rien n’était. Alors que de multiples start-up commencent à grignoter leurs marges, en apportant d’ailleurs de meilleurs services à leurs clients. Citons sur le marché des changes, Kantox, sur le marché de l’affacturage, Finexkap, sur le marché de la distribution du crédit avec le crowdfunding de KisskissBankbank, et sa filiale qui vient d’ouvrir, Lendopolis, (prêts de particuliers aux PME et PTE), Qonto, service bancaire pour entreprise, Banking, comptes de particuliers en ligne, Nickel (un compte bancaire que l’on ouvre dans les bistros de France et de Navarre, racheté par BNP Paribas), Aston iTrade dans la gestion du compte client des entreprises, etc. Et n’oublions pas le bitcoin et sa blockchain, qui, telle une épée de Damoclès, pendent sur la tête de nos aimables banquiers 1.0.
Nickel
https ://compte-nickel.fr, service bancaire alternatif français ouvert à tous, sans condition de revenus et sans possibilité de découvert ni de crédit, France, 2014
• Fondateurs : Hugues Le Bret, ex-PDG de banque, et Ryad Boulanouar, entrepreneur de banlieue et talent——ueux ingénieur en informatique, Michel Calmo, Pierre de Perthuis
• 2017 : rachat par BNP Paribas
► Nous ne conduirons plus de voitures 1.0
Malgré ses milliards de neurones qui pilotent ses cinq sens, Homo Sapiens n’est pas très fiable. C’est le moins que l’on puisse dire, vu le nombre d’accidents, de morts, de blessés, qu’il occasionne sur les routes. Vous allez me dire que […] cette « non-fiabilité » fait vivre des dizaines de milliers de personnes. Mais ces professionnels risquent de pâtir de l’arrivée de ces robots d’un nouveau genre : certains analystes américains pensent même que vers 2030, les gouvernements interdiront la conduite de voiture par les êtres humains, pour stopper le carnage sur les routes. Toutes les voitures seraient des robots. Notre savoir actuel dans ce domaine ne servira donc plus à rien. Et dans ce cas, plus besoin à terme de chauffeurs de taxis, de chauffeurs routiers, peut-être de garagistes, moins de primes d’assurances, etc.
Tesla, Inc., ex-Tesla Motors, Californie, d’après le nom de l’inventeur de génie Nikola Tesla, 2003.
• Fondateurs : Elon Musk, Martin Eberhard, J.-B. Straubel, Marc Tarppening, Ian Wright
• Plus de 30 000 employés en novembre 2018
• voir la vidéo de démonstration de l’autopilot du Model S : www.tesla.com/fr_FR/autopilot
► Le secteur de la santé est le prochain sur la liste de la grande disruption.
Nous allons passer graduellement d’une médecine curative à une médecine prédictive et personnalisée (médecine dite des 4P). Changement majeur dans nos sociétés humaines ! Pourquoi ? Mais à cause de ces damnées start-up, que diable ! […]
Selon mon estimation, il y aurait probablement environ 5 000 start-up estampillées e-santé chez l’Oncle Sam !
Elles ont pavé la voie aux grands de la technologie américaine, qui ont commencé à s’y engouffrer en 2014 […]
À mon sens, ce marché de la e-santé est beaucoup plus important que celui du e-commerce. Car là, toute l’humanité est concernée à terme. Les grands de la technologie américaine l’ont bien vu.
Apple a ainsi annoncé son Dossier médical personnalisé (le Healthkit) ainsi que sa montre iWatch qui va jouer un grand rôle dans sa stratégie e-santé. IBM commence à mettre au travail son Watson bardé d’intelligence artificielle. Google n’est pas en reste et prépare tout un tas de choses pour combattre la vieillesse, le cancer, interpréter le génome humain, etc. La firme de Mountain View a ainsi racheté en 2014 pour presque 1 milliard de dollars trois ou quatre start-up dans le domaine de l’IA. Dont Deep Mind, start-up anglaise avalée contre 400 millions de dollars ! Curieux quand même ! On aurait pu penser que ces choses médicales seraient du ressort des mandarins et autres big pharma. Hé bien non ! Google s’en occupe et va devenir peut-être le médecin 2.0 de l’humanité. Mais il n’y a pas que nos deux compères, Intel s’y met, et on dit qu’Amazon, Facebook eux aussi fourbissent leur stratégie e-santé. Même SalesForce ! […]
Les élites médicales françaises, nos hauts fonctionnaires de ce secteur, nos politiques sont loin de tout cela. Et les premières start-up d’e-santé françaises tardent à arriver. Nous en avons certes quelques-unes comme Betterise, Umanlife, Carenity, etc. Mais on est encore très loin de l’effervescence américaine.
Umanlife
www.umanlife.com, France, 2011
• Fondateur : Alexandre Plé
• Umanlife = You Manage Your Life, Prenez votre vie en main
• Solution numérique d’accompagnement santé et bien-être pour toute la famille avec un carnet de santé
intuitif, des conseils personnalisés & du coaching sur mesure autour de l’hygiène de vie, un carnet vétérinaire.
► Plus besoin d’apprendre des langues : vers la re-babelisation de l’humanité.
Il doit rester sur cette terre environ 4 000 à 5 000 langues, dont quelques dizaines qui disparaissent par an, et tombent dans les oubliettes de l’histoire. […] L’IA et autres algorithmes de derrière les fagots vont permettre de nous comprendre sans avoir à apprendre la langue de l’autre. Skype a ainsi annoncé son Skype Translator. Vous parlez avec un Japonais qui ne comprend que le japonais et vous que le français. Le Japonais va vous entendre en japonais. Il vous répond en japonais et vous le comprenez en français. Le tout en temps réel. Ce n’est que le début naturellement. Là encore le Watson va frapper. IBM a annoncé une API de traduction (entre autres), et va travailler avec MediaWen, une start-up française qui a mis au point un éditeur de sous-titrage de vidéo (entre autres choses). Google ne sera certainement pas en reste, et va améliorer son système de traduction textuel.
MediaWen
https://mediawen.com, France, 2014
• Fondateur : Erwan de Kerautem
• Solution de traitement multilingue de contenu vidéo sous forme de sous-titrage et de doublage vidéo
basée sur de l’intelligence artificielle.
Par Olivier MAGNAN
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