Temps de lecture estimé : 7 minutes
Elle a passé un savon à l’industrie du cosmétique !
Si vous êtes du genre à vous décourager parce qu’un fabricant vous claque la porte au nez ou qu’un distributeur vous la joue mépris, vous n’êtes pas d’un tempérament format Justine Hutteau ! Il faut la foi chevillée au corps pour résister aux fins de non-recevoir de tout cet appareil industrialo-banquo-distributif pour faire admettre une idée qui dérange les process, les habitudes, les marchés. Le tandem Hutteau-Meheut, lui, a insisté jusqu’à ce qu’une scientifique d’un petit labo de Bretagne accepte de travailler à la formule d’un déodorant à partir du cahier des charges précis des deux concepteurs. Le succès est né des réseaux sociaux. Des vrai·es acheteur·ses. Respire est inspirant.
On a deux mots à en dire…
C’est en 2018, à 24 ans, que cette diplômée de HEC Montréal – bachelor of business administration (en finances) – crée avec son alter ego Thomas Meheut, HEC Paris, rencontré par l’intermédiaire d’amis, une gamme – aujourd’hui 20 produits – de cosmétiques naturels, sans colorants, véganes, hypoallergéniques et made in France.
Cette adepte du courir – semi-marathon, marathon, half marathon des Sables (120 kilomètres dans le désert) – aurait pu, à 30 ou 40 ans, comme elle se le promettait, créer une boîte, par exemple axée sur le running, mais non. Une petite tumeur non maligne la pousse à se chercher des déos et des savons vierges de perturbateurs endocriniens ou de sels d’aluminium. Ça n’existe pas ! À force d’en parler sur les réseaux sociaux, Justine Hutteau et Thomas Meheut voient se dessiner le produit magique… Restera à le formuler.
Respire en chiffres :
Un chiffre d’affaire de 1 700 000 € en 2019
5 millions de produits vendus et une rentabilité déjà assurée
Quelques 2 800 « portes » B to Bouvertes
Vous avez vécu six ans au Canada, vous vous êtes investie dans des études taillées pour de futur·es chef·fes d’entreprise. Vous étiez presque programmée pour entreprendre. C’est le cas ?
C’était le cas depuis toute petite, je viens d’une famille d’entrepreneurs. Mon grand-père, ma grand-mère, mes cousins et cousines étaient et sont des entrepreneurs. Ma grand-mère notamment, cheffe d’entreprise dans la métallurgie à une époque où très peu de femmes pouvaient même y songer.
En revanche, j’étais convaincue que je ne créerais rien avant 40 ans, parce qu’il fallait que je fasse mes armes dans des entreprises et que je ne me lancerai pas tout de suite. Mais j’ai connu l’exemple autour de moi de personnes qui n’ont pas eu peur de se lancer, de se donner à fond dans leur travail, en montant des équipes, en créant des choses de leurs mains. J’ai toujours eu l’envie d’y « aller », mais je ne pensais pas que ça arriverait si tôt, au sortir de mes études. J’ai compris qu’il n’y a pas d’âge pour entreprendre, 15 ans, 20 ans, 40, 50, 70…
J’ai toujours eu l’envie d’y « aller », mais je ne pensais pas que ça arriverait si tôt, au sortir de mes études. J’ai compris qu’il n’y a pas d’âge pour entreprendre, 15 ans, 20 ans, 40, 50, 70…
Plongeons dans cette fameuse entreprise. Nous sommes en 2018. Vous, l’incroyable adepte de la course à pied sous toutes ses formes, même les plus extrêmes, vous concevez avec votre associé Thomas Meheut le premier déodorant naturel, végane, hypoallergénique et made in France. Il sera suivi par des shampooings, des crèmes solaires, des dentifrices… Mais pourquoi ce domaine ? J’ose croire que vous ne pensiez pas à tous ces runners qui transpirent à grosses gouttes !
Évidemment non ! Dès le début avec Thomas, on s’est dit que nous voulions nous lancer sur un marché déjà occupé par beaucoup de monde. Vous l’avez rappelé, je suis passionnée de course à pied, jusqu’à des marathons dans le désert en autosuffisance alimentaire.
Mais un jour, on me détecte une tumeur bénigne sous l’aisselle. Le mot, à 22 ans, fait peur. J’ai remis en question plein de choses, dans mon hygiène de vie, dans mon alimentation dans les produits de toilette que j’utilisais. Notamment sous les aisselles, où la peau est fragile, mais sur laquelle tous autant que nous sommes nous mettons du déodorant sans bien savoir de quoi ils sont faits. Or les antitranspirants notamment contiennent des sels d’aluminium qui bouchent les pores. En fait, le cycle naturel de la transpiration est complètement bloqué. Je me suis dit alors que si je ne trouvais pas le produit efficace dans lequel mettre ma confiance, j’allais le créer.
Il existait quantité de déodorants sur le marché. C’était un vrai pari. Je me suis dit que je n’allais pas m’adresser uniquement aux coureurs, aux fans de sport, cette communauté qui me suivait déjà. Un déodorant s’adresse à tout le monde, homme, femme, peu importe l’âge, de 12 à 80 ans et plus. Il faut faire attention à ce que l’on se met sur le corps.
Vous avez consacré votre thèse de fin d’étude aux réseaux sociaux, vous avez voulu répondre à cette question pour le moins originale, « Pourquoi les gens courent et se motivent à travers les réseaux sociaux ». Et c’est à travers les réseaux sociaux que vous avez conçu Respire et ses produits. Dites-vous que toute création de start-up aujourd’hui relève d’un passage obligé par les réseaux ?
J’en suis convaincue. Ils ont été la clé du succès pour Respire, ils le sont encore aujourd’hui. J’ai compris que ce déodorant dont je rêvais devait répondre à l’attente de tout le monde, pas seulement la mienne et celle de Thomas. Or quelque 15 000 personnes me suivaient pour la course à pied, j’ai eu l’idée de leur demander ce qu’elles pensaient de ma conception du déodorant.
J’ai fait venir des groupes de mes followers dans un coin de coworking du 8e auquel une coach sportive nous donnait accès ! Dans un quartier très chic, alors même que nous n’avions pas un sou pour payer quoi que ce soit. Ces gens sont venus, des hommes, des femmes, 16 ans, 50 ans, on leur parlait du projet Respire, du déodorant. On leur demandait leur avis. Voyez, sur tous nos produits figure un petit drapeau made in France, c’est une idée née de ce flux de la communauté. Ils nous disaient, vous faites du made in France, vous en êtes fiers, affichez-le. Voilà un exemple de tous les conseils, des bons insights que la communauté nous a donnés dès le début. Il s’agit donc d’une cocréation. Puis nous nous sommes lancés en crowdfunding via la plate-forme Ulule.
C’est à nouveau la communauté qui devient la première contributrice par les précommandes. Ça a été fou. Ce crowdfunding a abouti à 21 000 déodorants vendus en un mois ! Le plus gros succès d’Ulule. 250 000 euros de chiffre d’affaires à partir d’une visio faite à main levée avec mon téléphone, je racontais mon histoire et j’appelais au soutien de potentiels consommateurs. Trois millions de vues sur les réseaux sociaux… C’est donc bien grâce aux réseaux sociaux qui ont relayé les posts de la communauté, en effet boule de neige, que Respire est né. Aujourd’hui, la communauté a grandi. Ce sont plus de 400 000 personnes avec lesquelles la communication est quotidienne. On leur raconte plein de choses.
Et plus récemment, en 2021, est apparue une communauté dans la communauté, baptisée La Ruche. Des testeurs, 500 personnes, véritables cocréateurs de Respire, très engagés, prêts à donner de leur temps, leur énergie, pour tester les produits, donner leur avis. Nous en avons fait un compte Instagram privé, La Ruche Respire. Quatre cents d’entre eux et elles sont venus dans nos bureaux récupérer le prototype. S’en sont suivis dix remises en travaux pour aboutir à la meilleure formule, la plus efficace.
C’est carrément un modèle d’entreprise que vous nous livrez, on pourrait s’en inspirer pour d’autres développements ! Je voudrais tout savoir. Comment avez-vous choisi ce joli nom de Respire ?
C’est Thomas qui en a eu l’idée. Trouver un nom, pour un entrepreneur, est hyperdur. Il n’est jamais « assez bien ». Chaque idée se remet en question des centaines, des milliers de fois. Nous avions envie d’un mot qui veuille dire quelque chose, qui ne soit pas inventé et qui suggère le bien-être, l’idée de prendre soin de soi, mais aussi celle de s’activer, pour les deux hyperactifs que nous sommes avec mon associé, entre sport, cuisine et théâtre.
Le corps est magique, il donne le moyen de faire plein de choses dans la vie à condition d’en prendre soin. Alors sous quel mot transcrire cette idée-là ? Nous sommes partis sur « Alive » [« Vivant » en anglais, prononcé e-laïeve, ndlr], mais nous avons craint la prononciation à la française. Puis sur Decide, mot anglo-français, pour Décide de prendre ta vie en main, de prendre soin de toi. On l’a jugé un peu autoritaire. Thomas m’appelle depuis un train et me lance « Respire » ! Le mot était dispo pour un dépôt.
Il faut identifier les points où l’on est bon et ses points de faiblesse, qu’il faudra combler en s’entourant.
Qui est Véronique, la scientifique qui a formulé le premier déodorant ?
Vous avez raison d’en parler. La communauté est une chose, mais l’origine, ce sont les laboratoires avec lesquels on travaille. On est partis à la rencontre de plein de labos, on trouve des contacts, on appelle, « Bonjour, développez-vous des déodorants naturels ? », on se fait jeter, on revient, on cherche des solutions, dépasser les barrages, se dire pas de problème, des solutions, il faut simplement ouvrir la porte. Avec notre petite auto on est partis en Bretagne, dans le Centre, on s’est fait fermer les portes de labos qui se demandaient qui étaient ces deux jeunes de 22 et 23 ans qui voulaient révolutionner l’industrie du déo, il fallait les comprendre. Aujourd’hui, ce serait plus facile, les industriels écoutent davantage…
Bref, on rencontre Véronique, en Bretagne, Véronique qui partait deux ans plus tard à la retraite, Véronique qui a été touchée par notre histoire, notre énergie, notre projet. Véronique qui a été ferme : pas plus d’un an de R&D, pas de retravaux à n’en plus finir, et nous y sommes arrivés avec elle. C’est pourquoi je la cite toujours.
Vous êtes, à l’image d’ÉcoRéseau Business, l’optimisme incarné. Peut-on l’être toujours ? Même en période troublée comme maintenant ?
Très bon sujet, je trouve que tout est plus simple quand on se montre optimiste. Il n’est pas simple de l’être tout le temps. Les choses nous tombent dessus, c’est hors contrôle. Je viens d’apprendre que ma mère est atteinte d’un cancer. Cette battante perd parfois complètement le moral. Alors je me dis que même si quelques mois ou années seront difficiles, il faut rester optimiste, certains que nous serons bientôt tous en pleine forme et capables de faire plein de choses.
Au-delà du personnel, Respire aussi a connu des hauts et des bas. Au début, tout se transformait en or. C’est aujourd’hui plus difficile, on rame. À chaque fois que survient quelque chose de bien, il faut le célébrer, se rendre compte de la chance qu’on a, que chaque petite pierre est une contribution à la construction d’une tour incroyable. Les échecs invitent à prendre du recul et à repenser à tout ce qui se passe de bien.
Existe désormais aussi l’aventure du livre que vous publiez chez Marabout, Rêver, Oser, Se dépasser. L’éditeur vous sollicite, sans réelle idée préconçue. Vous déclinez d’abord l’offre avant de vous mettre au travail. Pourquoi ?
La boîte existait depuis un an, je ne voyais vraiment pas quels conseils donner ! Puis surviennent covid et confinement, avec son cortège de remises en cause. Je me dis que peut-être quelque chose anime tout un chacun qu’on n’a pas trouvé. Alors j’ai eu envie de transmettre à tous ceux et celles qui cherchent l’inspiration la façon dont je l’ai trouvée. Pour créer une entreprise, se lancer dans le jardinage, dans la cuisine, dans le sport, n’attendons pas pour le vivre ce qui nous fait vibrer. Je raconte aussi mes doutes, mes échecs, ce qui est difficile à dire face caméra alors que face à sa feuille blanche, on se livre plus facilement.
Les 46 personnalités que je cite, que j’ai rencontrées à chaque clé du livre, comme Martin Fourcade, Major Mouvement, un kiné très présent sur les réseaux, le chanteur Vianney, Laury Thilleman, l’animatrice télé, sont des gens qui n’ont jamais baissé les bras, le message que je veux transmettre.
Anthony Bourbon, que nous avons rencontré le mois dernier, a lui aussi publié le récit de sa passion d’entreprendre. Ces livres que l’on publiait généralement en « fin de carrière » font-ils désormais partie du marketing d’une start-up ?
Je n’irais pas jusque-là. Mais nous sommes arrivés à une époque où de plus en plus de jeunes gens portent cette fibre entrepreneuriale en eux. Je reçois des milliers de messages de personnes qui me disent « tu m’inspires », « j’ai envie de me lancer ». Ces gens veulent y aller. Ces livres de développement personnel se multiplient. Je me suis dit, c’est un moyen de raconter plein de choses, comme avec les podcasts, une envie de partager. Bien sûr, j’incarne à travers ce livre une proximité avec ma marque.
C’est le moment des conseils à donner à des entrepreneurs en herbe, des conseils concrets, au-delà de Rêver, Oser, Se lancer…
Il leur faut prendre confiance en eux et elles. Quand je parle de confiance, c’est par rapport à l’idée que personne n’a la science infuse et qu’il faut donc accepter que l’on ne maîtrise pas tout. Il faut identifier les points où l’on est bons et ses points de faiblesse, qu’il faudra combler en s’entourant. Ne pas hésiter à aller chercher de l’aide, les personnes avec lesquelles travailler, ce que j’ai fait dès l’amorce de Respire, parmi lesquelles Anthony Bourbon. Ne pas avoir peur.
La peur, justement. Vous parlez dans votre livre du syndrome de l’imposteur…
On a tous des doutes, c’est sain, il ne faut pas être trop sûr de soi. Ayez des doutes et n’hésitez pas à en parler, c’est une bonne chose.
Propos recueillis par Olivier Magnan