Les nouveaux outils de productivité, big brother ?

Bientôt des moyens plus subtils pour vérifier l’activité des salariés ?
Bientôt des moyens plus subtils pour vérifier l’activité des salariés ?

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Des amis qui vous veulent du bien ?

Après avoir séduit le grand public, le “quantified self” débarque dans les entreprises, de plus en plus soucieuses d’améliorer la santé de leurs salariés, la productivité, l’occupation des bureaux. Attention danger ?

Le “quantified self”, ou la mesure de soi, gagne de plus en plus d’adeptes. Pour améliorer leurs performances sportives, perdre du poids ou encore surveiller leur santé, les consommateurs se tournent vers le rayon high-tech en quête de bracelets d’activité, de balances connectées ou d’oreillers intelligents, qui enregistrent le nombre de pas, battements du cœur, l’alimentation, l’évolution de la masse graisseuse, la qualité du sommeil… 24,7 millions de trackers d’activité ont ainsi été vendus au premier trimestre 2017, en hausse de 17,9% par rapport à la même période en 2016, selon le cabinet d’analyse IDC. Un marché dominé par Xiaomi, Apple, Fitbit, Samsung et Garmin.

Améliorer la santé au travail

Mais les sportifs en quête de performance et les malades chroniques ne sont plus leurs seuls clients. Des entreprises commencent aussi à se pencher sur ces outils, dans le but d’augmenter la performance de leurs salariés et réduire leur stress. Le fabricant d’objets connectés Withings, racheté par Nokia en avril 2016 pour 170 millions d’euros, a par exemple lancé la marque Corporate Wellness 360° afin d’aider les entreprises à en équiper leurs employés. Les services RH peuvent organiser, via une application et une interface aux couleurs de leur marque, des challenges entre les salariés, pour comparer par exemple le nombre de pas qu’ils parcourent chaque jour. Sur son site, Withings assure que les salariés « deviennent 33% plus actifs ». Novartis, le MIT, le cabinet de conseil EY et l’éditeur de logiciels SAP font partie des groupes qui ont déployé Corporate Wellness 360° auprès de leurs collaborateurs. « De nombreuses études ont montré le lien entre bien-être et performance, et les entreprises ont pris conscience de l’importance de ces questions », explique Marc Ohana, professeur de comportements organisationnels à l’école de commerce Kedge. « La santé des salariés a une influence sur leurs arrêts de travail, leur motivation et leur niveau de stress », ajoute Alexis Normand, directeur de Nokia Digital Health. Withings tire déjà près de 10% de ses revenus de cette branche d’activité. Ses principaux marchés se trouvent à l’international : « En France, la santé est souvent considérée comme une responsabilité individuelle. Mais aux Etats-Unis et dans les entreprises mondialisées, dans celles qui gèrent des expatriés, le coût de la santé des salariés est pris en charge par l’employeur ». Les études confirment d’ailleurs le potentiel du marché américain : selon celle menée par ABI Research en 2016, 44 millions d’objets connectés destinés à la santé seront mis en place dans le cadre de programmes de santé en entreprise d’ici 2020. Si les entreprises ont accès à des rapports globaux sur le nombre de pas effectués par leurs salariés, elles ne savent rien des données individuelles, et les objets connectés de Nokia n’embarquent pas de GPS. Aucun risque, donc, que votre employeur connaisse votre géolocalisation, pendant ou en dehors de vos horaires de travail. « Les entreprises achètent une prestation de bien-être, et la première chose qu’elles veulent savoir, c’est le niveau d’engagement dans le dispositif : leurs salariés ont-ils apprécié, participé, cela a-t-il renforcé les interactions sociales et le team building ? La participation leur importe en réalité davantage que le nombre de pas effectués », explique Nicolas Normand. Withings n’est pas le seul fabricant à avoir opté pour cette stratégie de diversification, alors que le marché grand public est de plus en plus disputé. L’un des pionniers du marché des objets connectés, Fitbit, a par exemple mis en place la plateforme Group Health. Ses promesses ? « Créez une culture du bien-être, augmentez la productivité de vos employés, le recrutement et la fidélisation », proclame son site internet. BP s’est laissé convaincre en 2014, en équipant ses salariés en Amérique du Nord. Résultat : les risques liés à la santé ont diminué de 8,6% et les dépenses de santé de 3,5%. Outre BP, Fitbit Group Health compte Adobe, Autodesk, Diageo et Box parmi ses références.

Renforcer les interactions

Mais la santé de leurs salariés n’est pas toujours la seule motivation des entreprises qui les équipent de ce type d’outils. Certaines y voient aussi un moyen d’améliorer leur productivité. En 2011, des diplômés du MIT ont ainsi lancé Humanyze, une start-up qui vend des badges d’accès et des logiciels aux entreprises qui veulent comprendre comment leurs salariés interagissent entre eux. Elle a levé 5 millions de dollars depuis sa création en deux tours de table, et compte aujourd’hui 30 salariés. Pour récolter des données issues de la vie réelle, ses badges sont dotés de puces RFID, de capteurs NFC et Bluetooth pour détecter leur proximité, de capteurs infrarouges pour identifier les interactions en face à face, d’un accéléromètre et de deux microphones qui n’enregistrent pas les conversations, mais leur volume et leur ton, présentés comme des indicateurs du niveau de stress. Le dispositif est complété par des beacons disséminés dans les bureaux. 40 types d’informations sont ainsi recueillies par ces badges qui peuvent contenir quatre gigabytes de données, téléchargées chaque jour dans le Cloud. Ces données physiques sont ensuite combinées avec des données numériques, comme les calendriers et l’usage des emails, « de façon à donner aux managers une vision holistique de ce qui se déroule dans leur entreprise », explique Ben Waber, le fondateur de Humanyze. « Nous avons développé une plateforme unique pour l’analyse des individus, qui permet aux organisations de comprendre comment la communication qui a lieu entre leurs murs impacte l’exécution de leurs projets, l’engagement et la productivité. Nous pouvons aussi les aider à savoir si leurs programmes de diversité fonctionnent, si la charge de travail de leurs salariés est à l’image de la culture d’entreprise souhaitée, et s’assurer que les modèles de collaboration minimisent les risques avant qu’ils n’impactent leurs résultats financiers », explique Humanyze sur son site internet.

Dans un article de 2015, TechCrunch rapporte que Bank of America a été la première société à tester la solution de la start-up américaine au sein de ses centres de relation clients, auprès de 10000 salariés répartis dans différents bureaux autour du monde. L’expérience a montré que le principal facteur affectant la performance était la fréquence des échanges entre les salariés, car ils sont autant d’occasions de partager des informations et des techniques de travail. Autre enseignement : c’est pendant leur pause déjeuner de 15 minutes que ces salariés de Bank of America avaient les échanges les plus denses. Humanyze a donc soumis deux groupes à des protocoles différents : dans un bureau, le même horaire de déjeuner a été assigné à tous les employés ; dans l’autre, les pauses ont été échelonnées. Résultat, la cohésion du premier a augmenté de 18%, tandis que leur stress a diminué de 19%. La satisfaction des salariés s’en est trouvée améliorée, si bien que le turnover a baissé de 28%. Outre Bank of America, Humanyze compte aussi Deloitte et le Boston Consulting Group parmi ses clients. Ben Waber assure que ses outils ne sont pas seulement au service des managers : les employés ont aussi accès à leurs dashboards personnels de façon à voir « ce que les données disent de leur posture, et savoir où ils se situent par rapport à la moyenne de leur équipe. S’ils visent une promotion, ils peuvent aussi analyser l’attitude adoptée par ceux qui exercent le niveau de responsabilité auquel ils aspirent ». « Dans les ressources humaines, la tendance est à “l’analytique RH”, qui consiste à étudier l’ensemble des données disponibles sur les employés afin de prédire la performance, la rétention et le turnover. Ce type d’outil est, dans ce cadre, précieux, car on pourra par exemple à terme expliquer (puis ensuite prévoir), les relations entre les interactions, tâches réalisées, quantité de travail… et des niveaux de stress importants », explique Marc Ohana (Kedge).

Optimiser l’occupation des bureaux

Serait-il surprenant d’apprendre que les cols blancs ne réservent pas toujours le meilleur accueil à ces technologies qui aboutissent à une surveillance continue de leur comportement sur leur lieu de travail ? Au début de l’année 2016, BuzzFeed a révélé que les journalistes du quotidien anglais The Daily Telegraph ont eu la surprise, en prenant leur poste un lundi matin de janvier, de découvrir sous leurs bureaux un boîtier chargé de détecter leur présence au moyen de capteurs de chaleur et de mouvement. Devant leur opposition, la direction du Telegraph s’est rapidement résolue à les retirer. Les boîtiers en question ont été produits par la société britannique OccupEye, qui fournit aux gestionnaires une analyse en temps réel de l’utilisation de leurs locaux. L’objectif : optimiser l’occupation des bureaux pour réduire le nombre de mètres carrés occupés.

OccupEye n’est pas la seule entreprise à concourir sur ce marché. Il lui est notamment disputé par Enlighted, une société américaine qui a levé 80 millions de dollars depuis sa création en 2009. Elle aussi fabrique des capteurs pour rendre les bâtiments des entreprises et des organisations publiques plus intelligents. Dissimulés dans les ampoules et les badges d’identification de 350 sociétés dans le monde, dont 15% du Fortune 500, ces capteurs scrutent le taux d’occupation des salles de réunion, les allées et venues des salariés, ou encore la période pendant laquelle un employé reste sans parler à ses collègues. « Nos solutions d’IoT apportent une sorte de “système nerveux” aux bâtiments, à la manière du corps humain. Les données qu’il génère permettent d’améliorer de manière continue l’activité qui s’y déroule », expliquait en juin son président, Joe Costello, à l’occasion d’une conférence sur l’IoT en Californie.

Réduire les interruptions

Les open spaces ont d’ailleurs depuis quelques décennies la faveur des entreprises, puisqu’ils permettent de réduire l’espace occupé et de favoriser les interactions entre les salariés. Mais ils présentent, entre autres inconvénients, celui de nuire à la concentration et d’augmenter les interruptions. En mai dernier, l’université de Colombie-Britannique (UBC), au Canada, a annoncé dans un communiqué que l’un de ses chercheurs en informatique, Thomas Fritz, a mis au point un système pour permettre aux employés de bureau de prévenir automatiquement leurs collègues dès qu’ils sont trop occupés pour être sollicités. Et ce, sans la moindre intervention de leur part. Baptisé FlowLight, cette trouvaille consiste en une lumière, posée en évidence sur le bureau, et qui passe du vert au rouge lorsque le rythme auquel les salariés tapent sur leur clavier ou cliquent sur leur souris atteint un niveau défini à l’avance. « Après chaque interruption, il nous faut toujours un peu de temps pour nous replonger dans notre travail. Or, c’est là que nous sommes le plus susceptibles de commettre des erreurs, explique Thomas Fritz dans le communiqué. La lumière fonctionne comme un statut Skype : elle indique à vos collègues que vous êtes occupé ou à l’écoute. » L’outil a déjà été testé pendant plusieurs mois au sein de la multinationale suisse ABB, spécialisée dans les technologies de l’ingénierie et de l’automation. Elle a branché FlowLight à côté de l’ordinateur de 450 salariés répartis sur 15 sites dans 12 pays. Résultat : « Non seulement les employés ont indiqué avoir été moins interrompus, mais cela a aussi changé la culture de bureau, puisque les salariés se sont montrés plus respectueux du temps de chacun », précise le communiqué. Pour éviter que les salariés se sentent coupables de ne pas travailler assez ou accroître le sentiment de compétition, FlowLight est conçu pour ne passer au rouge que pendant une période de temps maximale chaque jour. Redoutant que le couple clavier et souris ne constituent pas un indicateur suffisamment probant de l’activité des cols blancs, Thomas Fritz est déjà en train d’en tester une version améliorée auprès de plusieurs entreprises de Vancouver, incluant un détecteur de rythme cardiaque, de dilatation de la pupille, de clignement de l’œil et même de l’activité du cerveau.

Gare aux dérives

L’acceptation par les salariés de ces outils dépendra beaucoup de l’usage qui sera fait de ces trackers. La question du respect de la vie privée et l’anonymisation des données personnelles, notamment, seront clés. « La généralisation de ces outils en entreprise se heurte au respect de la vie privée et présente le risque de se faire au détriment du salarié. Même si la restitution des données n’est que collective, beaucoup pourraient invoquer un principe de précaution dans le stockage de ces informations hautement personnelles », explique Marc Ohada chez Kedge. Ben Waber, de Humanyze, est conscient de ces dangers : « Les entreprises doivent mettre en place plusieurs principes de protection de la vie privée avant d’utiliser l’analytique sur le lieu de travail : l’opt-in des salariés, l’anonymat des données, le non enregistrement du contenu des communications… » Selon une étude menée par PwC en 2015 auprès de 2000 salariés britanniques, 56% d’entre eux seraient prêts à porter une montre connectée fournie par leur employeur si les données sont utilisées pour améliorer leurs horaires de travail, leur niveau de stress, et favorisent le télétravail.

Aymeric Marolleau

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