Quand M. Tout-le-monde monétise ses données

Il faut se montrer imaginatif pour contourner les Gafa, qui ont compris que ces data sont un trésor…
Il faut se montrer imaginatif pour contourner les Gafa, qui ont compris que ces data sont un trésor…

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Les data personnelles nourrissent le CA publicitaire des grandes sociétés du Net. Des start-up tentent d’en faire profiter les internautes eux-mêmes. Selon quel modèle ? Pour quelle valeur ?

90,3 milliards de dollars de CA pour Google en 2016, 27,6 milliards pour Facebook, soit en cumulé le PIB de la Tunisie. Le moteur des revenus de ces sociétés, qui ne facturent pas un centime aux internautes utilisant boîtes mails et réseaux sociaux ? La publicité. Mais une publicité gonflée de toutes les données personnelles que leurs utilisateurs ne se font pas prier de partager avec eux : leur nom, leur âge, leur genre, mais aussi leurs centres d’intérêts, que révèlent leurs recherches dans Google et Bing (Microsoft), leurs « likes » sur Facebook et leurs messages sur Twitter. Ils n’ont pas l’intention de s’arrêter là. Chaque point de contact numérique, même le plus improbable, peut-être l’occasion de recueillir davantage de données sur les consommateurs. Pour s’inviter à chaque étape de votre vie, la maison-mère de Google, baptisée Alphabet, a ainsi lancé une myriade d’entreprises dans des domaines aussi variés que la santé, les biotechnologies, la voiture autonome et la maison connectée. Pour accroître encore le nombre de personnes connectées à Internet, elle a lancé des projets pour apporter le wifi en Afrique et en Asie grâce à des flottes de drones bardés de panneaux photovoltaïques et de ballons gonflés à l’hélium.

Pétrole du XXIème siècle

Il faut dire que ces données sont hautement précieuses pour les marques qui cherchent à optimiser leurs investissements publicitaires en ligne en communiquant seulement auprès des internautes susceptibles d’être intéressés par leurs produits. Certaines y sont devenues accros, à l’instar d’Amazon, qui a dépensé 157 millions de dollars en 2015 sur Adwords, le réseau publicitaire de Google, l’opérateur télécom américain AT&T (81,9 millions) ou encore le voyagiste Expedia (71,6 millions). Leur objectif : figurer en bonne place dans le moteur de recherche privilégié par les internautes. Le premier annonceur mondial, Procter & Gamble, a dépensé 7 milliards de dollars par an en publicité entre 2011 et 2016, dont une grande partie en ligne. Avec 3,5 milliards d’euros investis par les annonceurs en 2016 selon l’observatoire de l’e-pub, Internet est même devenu le premier média en France, devant la télévision, qui n’avait pas chuté de la première marche depuis des décennies. « Facebook gagne 15 dollars par utilisateur et par trimestre dans les marchés occidentaux, soit 60 dollars par an », rappelle StJohn Deakins, fondateur de CitizenMe. Pour l’heure, les utilisateurs y trouvent leur compte, car en contrepartie de leurs données, ils obtiennent un accès gratuit et quasi-illimité à des services qui sont pleinement entrés dans leur quotidien. Pour preuve, Facebook a 1,9 milliard d’utilisateurs par mois dans le monde, WhatsApp et Messenger, tous deux propriétés de Facebook, 1 milliard. Instagram a 700 millions de membres, Twitter plus de 300 millions, Snapchat 160 millions et Pinterest 150 millions.

Directement du producteur au consommateur ?

Pourtant, certains internautes se demandent s’ils ne pourraient pas s’arroger une partie de cette manne publicitaire en vendant eux-mêmes leurs données personnelles aux annonceurs. À l’été 2015, une étude menée auprès de 9000 personnes dans le monde par Intel Security a montré que plus de la moitié des sondés seraient prêts à partager des données personnelles avec des entreprises en échange de monnaie sonnante et trébuchante. C’est même le cas de 63% des « millennials ». En 2013, un étudiant italien en communication installé à New York, Federico Zannier, a mis en vente sur le site de financement participatif Kickstarter 7 gigaoctets de données personnelles, méticuleusement enregistrées pendant des mois : le texte et les captures d’écran des pages web qu’il a visitées (2800855 lignes de texte, soit 1500 livres, et 19120 images), la distance parcourue par le curseur de sa souris (3,5 kilomètres), ou encore des photos prises avec sa webcam toutes les 30 secondes (21124 clichés). Pour 2 dollars, les internautes pouvaient s’offrir l’équivalent d’une journée de sa navigation, 5 dollars pour une semaine, et 25 dollars pour un mois entier. Au final, 213 contributeurs ont dépensé 2733 dollars dans ce projet.

Des start-up cherchent le bon modèle

Au-delà de ce projet militant, plutôt destiné à alerter les internautes sur le volume des données qu’ils sèment sur la Toile, quelques start-up cherchent à mettre en place un véritable modèle économique plus favorable aux consommateurs. Leur ambition : créer un circuit court de la donnée, directement du producteur au consommateur, avec le moins d’intermédiaires possible. C’est par exemple le cas de DataCoup, une start-up fondée à New York en 2012 et qui se définit comme « une place de marché de la donnée personnelle ». Elle a ainsi développé une plateforme où les consommateurs peuvent agréger et vendre leurs propres données personnelles anonymisées. « Aujourd’hui, les individus qui les créent en tirent de très faibles bénéfices. DataCoup souhaite en faire les vrais bénéficiaires. Nous pensons que cela peut permettre l’émergence d’un monde numérique bien plus vertueux », explique son fondateur Matt Hogan. Ses utilisateurs peuvent connecter les API de leurs comptes en ligne (Facebook, Twitter, Instagram, Foursquare…) et même celles de leur carte de paiement à la plateforme de DataCoup, sur laquelle les entreprises (marques, agences médias, distributeurs, instituts de recherche, banques, opérateurs télécom, assureurs…) viennent acheter les informations qui les intéressent. Les membres peuvent ensuite suivre sur une interface les sommes qu’ils ont tirées de chacun de leurs attributs de données anonymisées (sexe, âge, historique d’achats…). La société a levé 1,3 million de dollars en deux tours de table depuis sa création, et prépare une nouvelle levée pour l’été. Elle emploie cinq personnes mais ne communique pas sur le nombre de ses utilisateurs, les revenus moyens qu’ils en tirent, ni le nombre de sociétés qui lui achètent des données. Créée à Londres en 2013 par StJohn Deakins, CitizenMe ajoute d’autres services au seul fait de rémunérer les internautes s’ils acceptent de partager leurs données. Ils peuvent par exemple savoir ce que leurs données disent d’eux-mêmes : sont-ils écolos ? Quelle est leur personnalité ? Ils peuvent aussi comparer leurs habitudes avec les autres membres. Ses utilisateurs peuvent aussi changer rapidement depuis CitizenMe les réglages de confidentialité de leurs comptes sur Facebook, Twitter, Instagram, LinkedIn… La plateforme est pour l’instant testée en bêta fermée auprès de 20000 utilisateurs actifs, qui perçoivent entre 20 centimes d’euros et 5 euros par semaine, s’ils acceptent de mettre leurs données en vente. La société emploie 14 personnes et a réuni 200000 livres de revenus jusqu’à présent. Le produit de la vente de la première start-up de son fondateur lui permet de s’autofinancer, mais une levée de fonds est prévue d’ici la fin de l’année. « Nous avons déjà 20 clients, dont des banques, des compagnies, d’assurances, des énergéticiens, des agences de publicité et d’étude marketing, ainsi que des marques de jouets et de cosmétiques », explique StJohn Deakins. DataCoup et CitizenMe sont loin d’être les seules jeunes pousses à tenter d’aider les marques à contourner le contrôle des grandes plateformes sur les données, et à fournir aux internautes un outil pour être financièrement récompensés d’accepter de connecter les comptes de leur vie numérique (Facebook, Twitter, Spotify, Airbnb, Uber, Amazon, Health…) à ces intermédiaires d’un nouveau genre. Digi.me, fondée aux Etats-Unis en 2009 par Julian Ranger, a déjà séduit les investisseurs, puisqu’elle a par exemple levé 10,6 millions de dollars depuis sa création. People.io, fondée à Londres en 2015 par Nicholas Oliver, a réalisé deux tours de table pour des montants non précisés. Elle a intégré l’accélérateur de l’opérateur Telefonica. Ses utilisateurs peuvent échanger leurs crédits de données contre des bons à valoir chez Starbucks, sur iTunes ou encore Amazon. DataWallet, dont la plateforme est encore en phase de test fermé, a été créée par Serafin Lion Engel et a levé quelques centaines de milliers de dollars. Enfin, Meeco a été fondée en 2012 à Sydney par Katryna Dow.

Premières déconvenues

Mais le vivier de start-up de ce secteur commence déjà à se réduire, car certaines ont jeté l’éponge ou ont pivoté. C’est par exemple le cas de Primal Shield, fondée en 2012 à Berlin par Marcus Tonndorf et Elad Leschem, spécialisée dans les données mobiles via une application Android, mais qui a depuis cessé ses activités. Elad Leschem dirige aujourd’hui qDatum, un fournisseur de données bien plus traditionnel, où ce sont les entreprises qui partagent entre elles leurs données, et qui a intégré l’accélérateur de Microsoft. En 2011, Christian-François Viala avait lancé en France un site internet, baptisé Yes Profile, au fonctionnement assez proche de DataCoup : les internautes pouvaient créer leur profil et entrer en contact avec des annonceurs pour mettre leurs données à leur disposition contre rémunération. Fin 2014, ses membres pouvaient ainsi gagner 3 à 5 euros par mois, grâce aux sommes versées par une quarantaine de marques partenaires, dont les Galeries Lafayette, Norauto, Société Générale, Price Minister ou Médecins du Monde. Mais la start-up a cessé son activité en septembre 2016, et son site Internet est désormais inaccessible. L’extension pour le navigateur Chrome The Good Data, fondée à Londres par Marcos Menendez, est une autre illustration des difficultés rencontrées par ces services. Elle plaide pourtant pour la bonne cause, puisque cette extension offre un choix à ses utilisateurs : soit protéger leurs données personnelles, soit laisser l’extension les collecter et les vendre à des tiers en reversant 50% des sommes perçues à des organismes de micro-crédit dans les pays émergents. L’autre moitié des revenus doit financer la start-up. Mais le succès tarde à venir : alors que le projet a été lancé en 2014, l’extension ne comptait pas plus de quelques centaines d’utilisateurs en mai 2017.

Quelle valeur pour les données personnelles ?

Pourquoi tant de difficultés à trouver un business model qui rémunère directement les utilisateurs ? Plusieurs explications peuvent être avancées. D’abord, parce que les internautes disséminent leurs informations personnelles partout sur Internet. Outre les Gafa, ils visitent les sites de commerce en ligne, ceux des marques, ou encore ceux des médias où ils consomment de l’information et du divertissement. Surtout, il est très complexe de définir la valeur exacte des données personnelles. « Il n’existe pas de chiffre exact pour quantifier la valeur d’une donnée personnelle. De nombreux paramètres doivent être pris en considération », explique Matt Hogan, le fondateur de DataCoup. Il faut par exemple prendre en compte l’identité de l’acheteur et du vendeur, la forme sous laquelle la donnée est échangée, le moment (la donnée est-elle récente ou ancienne ?). Et les données sont loin d’avoir toutes la même importance aux yeux des acheteurs. Les marques sont par exemple prêtes à débourser beaucoup plus d’argent pour savoir quels internautes veulent acheter une voiture ou souscrire un prêt immobilier que pour ceux en quête de chaussures neuves. De plus, une donnée isolée n’a que très peu de valeur. Elle doit être raffinée, analysée, et couplée avec d’autres informations, dans de très grands volumes, pour être monétisée convenablement. C’est le travail des data brokers qui se sont spécialisés dans l’achat et la vente de données, comme Acxiom et eXelate. Par contraste, la valeur d’une donnée peut se définir par le coût que peut représenter le fait de la garder pour soi-même. En 2015, l’opérateur télécom américain AT&T a déployé son réseau de fibre optique dans la ville de Kansas City. L’abonnement était proposé à 70 dollars par mois, soit le même prix que son concurrent, Google Fiber. Mais ce prix de base pouvait se voir augmenté de 29 dollars pour les abonnés qui refusaient d’intégrer le programme « Internet Preferences » de l’opérateur, qui enregistre leur historique de navigation et de recherche.

Louis Courandière

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