Le comptable augmenté : exploiter et non subir l’uberisation

Temps de lecture estimé : 4 minutes

La transition numérique fait des vagues, les clients changent, la profession de comptable aussi. L’heure n’est pas au saupoudrage de données et à la vitrine Web, mais à une révolution totale de la manière de fonctionner des cabinets. Pour ne pas être hors-jeu ou finir sur le banc de touche, l’expert-comptable doit exploiter les big data en temps réel pour donner une nouvelle dimension à ses conseils.

Tout d’abord, un constat : les experts-comptables conseillent environ deux millions d’entreprises en France, principalement des PME et des TPE. Ces « multi-casquettes » maîtrisent les volets comptable, fiscal, social, juridique et réglementaire, lequel se complexifie au fil de l’empilement des législations. La numérisation est donc bienvenue, qui accélère le traitement des missions. L’automatisation a considérablement transformé les tâches répétitives. Les factures sont saisies sans peine, les taxes s’acquittent automatiquement dans le cloud. Magali Michel est présidente de Yooz qui commercialise une solution SaaS* de traitement dématérialisé des factures et des achats, avec comptabilité et progiciel de gestion intégrée. Pour elle, « L’ère de la boîte à chaussures remplie de papiers est révolue. Notre outil propose la reconnaissance automatique, relais de la saisie manuelle. Les documents sont enregistrés. Avant, il fallait une heure pour traiter 50 factures. Aujourd’hui, une heure suffit pour 100 factures. Un vrai gain de productivité qui libère du temps pour des activités plus rémunératrices. » Une bonne nouvelle, car les cabinets subissent les évolutions réglementaires. Avec l’automatisation, ils gagnent du temps pour la mise en conformité. Et pour cause, le cabinet d’expert-comptable n’est pas un îlot serein face à la vague numérique. Dématérialiser et automatiser n’en constituent qu’un aspect. Comme le reste de la société, de la restauration à l’hôtellerie, en passant par le commerce, l’expertise-comptable doit composer avec l’hyperconnexion, la disponibilité en temps réel, le feed-back et les réseaux sociaux, les big data… Yann Benchora, président du cabinet Ҫa compte pour moi, est rapporteur du 73e congrès du conseil de l’Ordre supérieur des experts-comptables (CSOEC), qui se tiendra du 10 au 12 octobre 2018. Son cabinet toulousain est « 100 % connecté », il a pris le virage numérique depuis plusieurs années. Sa vision : « La transition numérique signifie une reconfiguration totale des cabinets. L’automatisation n’est que la partie émergée de l’iceberg. Le numérique implique de repenser l’aspect commercial, le marketing, la distribution, le recrutement… C’est parce qu’existe l’automatisation que l’approche globale change. On va chercher le client avec des process du digital. »

Le conseil, planche de salut et tremplin

Un expert-comptable, à l’issue d’un cursus de cinq ans et de trois ans de stage en cabinet, est inscrit à l’Ordre des experts-comptables et prête serment. Il revendique donc des compétences multiples, mais doit en acquérir de nouvelles. Car, selon les statistiques de l’Observatoire de la profession comptable, la tenue de compte représentait en 2014 un peu moins de 50 % du chiffre d’affaires des cabinets de moins de 50 personnes. Et c’est cette activité qui est menacée de plein fouet par l’uberisation, la transformation numérique des modèles économiques. Magali Michel observe que toute la profession n’a pas encore pris conscience des métamorphoses en cours : « L’intelligence artificielle est dans la logique économique actuelle. La “tenue de comptes” classique est menacée par le low-cost sur Internet, par les éditeurs qui offre la comptabilité sans bourse délier… Des cabinets en ont conscience, mais pas tous. En revanche, les technologies innovantes donnent l’opportunité de s’en sortir par le haut en développant une activité de conseil facturable à forte valeur ajoutée. » Le comptable va prôner la révolution numérique auprès de ses propres clients et accélérer ainsi les processus, de quoi enrichir son activité. Mieux vaut surfer sur le numérique que nager à contre-courant. Magali Michel : « Chez Yooz, nous proposons deux offres. La première a trait à l’automatisation du traitement des factures et de la tenue de comptes. La seconde offre aux cabinets la possibilité d’exercer une activité de conseil via la version entreprise de notre logiciel à leurs clients, pour développer leur chiffre d’affaires. ». C’est alors le cabinet qui essaime, et se fait agent de la conduite du changement. Face à une telle vague technologique, l’expert-comptable humain a-t-il encore sa place ? Oui, dit-elle : « Beaucoup de tâches s’automatisent : l’imputation des factures, la saisie, le reporting, la trésorerie… Nous remplaçons les tâches répétitives. Mais le client est aussi demandeur de conseils, de contrôle, il veut savoir où il en est. »

Repenser la fidélisation à l’heure de l’e-réputation

C’est aussi le conseil qui constitue la clé de la fidélisation, dans un monde connecté où la concurrence est joignable à toute heure, les prix facilement comparables et où les outils gratuits fleurissent en ligne. Yann Benchora analyse : « Les entrepreneurs d’aujourd’hui sont moins sentimentaux, la relation à l’expert-comptable a changé. S’ils ne sont pas satisfaits, ils n’hésiteront pas à aller à la concurrence. La transformation numérique implique de s’adapter aux nouveaux comportements d’achat de ses clients. En marketing notamment, il faut mettre en place une stratégie de web marketing, soigner son e-réputation. Ce qui ne veut pas dire acheter un site Web tout fait. Mais changer de paradigme. Les clients donnent leur avis sur les réseaux sociaux. Il faut donc des collaborateurs compétents qui leur offrent une satisfaction digne de ce nom. La transformation numérique se traduit par plus d’instantanéité dans les relations avec les clients. ». Ce n’est pas le moindre des paradoxes que la révolution digitale, le zapping de prestataires et les connexions à distance conduisent finalement à un renforcement de la relation-client.

Proposer une plate-forme intuitive et facilitatrice

Face à des clients adeptes du temps réel, dont les habitudes ont changé, une nouvelle relation reste à créer. Elle mêle les rendez-vous classiques à des services via les canaux numériques. La capacité d’accompagner et d’informer le client en temps réel devient cruciale. C’est ici que le big data entre en scène : exploitées par le cabinet lui-même, les données massives lui donnent le moyen d’offrir une nouvelle visibilité à sa clientèle, en le dotant de compétences analytiques et prédictives. La profession de comptabilité évolue donc aussi vers le conseil à valeur ajoutée dont la plate-forme de contact et d’échanges est un axe majeur. Dès qu’il aura une requête, le client y trouvera des informations sûres en temps réel. Cette visibilité et cette instantanéité seraient la clé d’une rentabilité renouvelée des cabinets qui y puiseront leur part de l’or numérique. Yann Benchora, dont le cabinet a parié sur un modèle « hybride » ‒ à la fois l’hyperconnexion et des rendez-vous physiques ‒, observe qu’« aujourd’hui, il faut être aussi bon que Uber, Facebook, Netflix et Amazon. Il faut proposer aux clients une plate-forme alimentée d’informations quasiment en temps réel, des relances des affaires et les changements de contrats, des analyses… La proximité avec le client est devenue virtuelle, mais étroite. Facebook a totalement intégré cette approche. Nous vivons l’uberisation de la société, comme les autres secteurs, par exemple l’hôtellerie. Les comportements à l’achat ont évolué ». La qualité de la relation client est primordiale, elle conditionne la réputation, notamment sur les réseaux sociaux. « Le cabinet devra se montrer capable de procéder à l’analyse des données de ses propres clients. Et de penser open data et métadonnées, en allant chercher des données extérieures, par exemple des études de l’OMC, de l’UE…  En couplant données internes et externes, le cabinet sera en mesure de proposer des analyses prédictives à son client. Le cabinet qui fidélise sera celui qui pourra dire à son client : “Au vu des prévisions de l’Opep, dans six mois, le poste de carburant va augmenter, vous allez au-devant de difficultés, il faut provisionner dès maintenant”. »

Qui recruter ? Data scientists et conseillers wanted

Selon l’édition 2019 de l’Étude de rémunérations, publiée par PageGroup, l’expertise-comptable recrute. Au premier trimestre 2018, le nombre d’offres d’emplois y a bondi de 24 %. « La transformation numérique est un réel moteur pour le marché du conseil qui a montré une croissance de 6,2 % l’année passée », résume Romain Duperret, directeur de Michael Page Consulting France. Toutefois, révolution numérique oblige, les profils recherchés évoluent. Car plutôt que la vitesse de saisie des factures, c’est la vitesse d’analyse du monde économique et la capacité à conseiller et rendre service qui démarquent. Notre comptable… expert évoque la nécessité d’embaucher des data scientists et de « recruter du personnel pure player, des personnes nées dans le digital ». La profession aurait tendance à se scinder entre le back-office et le conseil, les cabinets traditionnels et les cabinets de plain-pied dans le numérique. Yann Benchora : « L’automatisation ne fait pas tout. Il faut accompagner les collaborateurs vers de nouveaux profils. Deux voies s’imposent. D’une part, ceux qui sont capables d’évoluer vers davantage de relation client : ils rendent service et vendent, et sont les agents de la conduite du changement. D’autre part, des collaborateurs préfèreront le back-office. Ils seront à la manœuvre pour tout ce qui concerne l’intelligence artificielle, le machine learning, la reconnaissance de caractères, le traitement des données… Ce dernier volet, celui de l’automatisation, est finalement le plus simple à gérer. » Une analyse que partage Magali Michel : « Les technologies sont aussi une arme de séduction pour recruter des profils qui auraient été rebutés par le contrôle et la saisie. Actuellement, il existe de vraies difficultés à recruter. L’expertise-comptable connaît une pénurie de collaborateurs et un très fort turnover.  Un certain nombre de cabinets prennent le virage. Ils vont chercher des collaborateurs capables d’évoluer vers le conseil, le digital et la différentiation. D’autres cabinets ne le prennent pas et demeurent sur les mêmes tâches. C’est un risque. »

 

*SaaS : moyennant le plus souvent un abonnement, l’utilisateur recourt à un  logiciel en tant que service ou software as a service (SaaS), modèle d’exploitation commerciale selon lequel des logiciels sont installés sur des serveurs distants plutôt que sur la machine de l’utilisateur.

Audrey Déjardin

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

J’accepte les conditions et la politique de confidentialité

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.