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Revenir au made in France, relocaliser pour conserver ou rétablir l’indépendance économique et industrielle nationale… Autant de rengaines qui gagnent en ampleur et en écho au fil des mois, en particulier dans le contexte de crise sanitaire internationale. Si l’opinion publique semble majoritairement favorable au rapatriement de moyens de production en France, si le gouvernement a fait le choix de soutenir cette dynamique, la relocalisation n’est pas pour autant une solution miracle. Derrière le fantasme, une montagne d’enjeux et de questions. Qui méritent réflexion.
C’est l’une des grandes satisfactions de Bercy en cette fin 2020 : les aides à la relocalisation industrielle font fureur. Le dispositif, doté d’un milliard d’euros, a déjà séduit 3 600 projets de demande de financement d’une ligne de production en France, en attente de traitement et de sélection par la Bpi (Banque publique d’investissement). Entre 2015 et 2018, la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail n’avait recensé que 253 cas de relocalisations en Europe. Entre 2014 et 2018, la Direction générale des entreprises (DGE) en a dénombré 98 en France. C’est certain, la tendance de la relocalisation s’accélère. Et le débat resurgit avec force, au motif d’une trop grande dépendance économique et industrielle, vis-à-vis notamment des pays asiatiques, supposément révélée par le manque de matériel sanitaire en début d’année. Mais cette interdépendance internationale ne date pas d’hier et participe de l’essence même de nos économies globalisées et fragmentées.
Selon Sarah Guillou, économiste et directrice adjointe du Département innovation et concurrence à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) : « La crise sanitaire parasite le débat sur les relocalisations, cela ajoute une dose de patriotisme économique sur un problème purement industriel et cela laisse entendre qu’il faudrait relocaliser parce que nous avons vécu des situations de pénurie. » Or, la situation était, par définition, exceptionnelle. L’extrême tension de l’offre fut causée par une demande anormale et extraordinaire. Le meilleur exemple étant la pénurie de masques, qui aujourd’hui n’est plus un problème maintenant que l’économie a réagi.
Autrement dit, la crise sanitaire et économique actuelle est loin d’être le prisme idéal pour juger le phénomène de relocalisation. Pour ce faire, mieux vaut prendre du recul, regarder le tableau d’ensemble, d’hier à aujourd’hui. Quels sont les véritables causes, enjeux et opportunités de la relocalisation ? Le premier constat, qui pose le décor, nous est offert par notre économiste : « Le fait générateur de la relocalisation, par définition, c’est qu’il y a eu délocalisation au préalable. Dès lors, la vraie question est de savoir quels ont été les motifs de cette délocalisation. »
Économie fragmentée
Il s’agirait donc se s’interroger sur les causes des délocalisations passées, pour pouvoir discriminer une bonne idée de relocalisation de ce qui n’en est pas une. En partant du principe qu’un « présupposé général envisage positivement la perspective d’augmenter les capacités de production françaises », Sarah Guillou nuance toutefois son analyse : « On peut avoir une grille de lecture qui consisterait à dire qu’il y a plusieurs motifs distincts de délocalisation, le plus souvent, ce sont des motifs de coûts de production. » Pas de secret, quand l’herbe demeure plus verte – et surtout moins coûteuse – ailleurs, les entreprises ne se font pas prier pour aller y jeter un coup d’œil.
Historiquement, et logiquement, le coût du travail se révèle plus élevé en France que dans les pays où l’on a délocalisé. La représentante de l’OFCE schématise : « Le contexte fiscalo-réglementaire français est construit de telle sorte que la fiscalité, défavorable au travail et au capital et favorable à la R&D, a poussé les entreprises à faire leurs arbitrages et à aller produire ailleurs à moindre coût, en se concentrant sur la R&D en France. » Une sorte d’« industrie sans usine », motivée par la forte taxation du travail peu qualifié, relativement à d’autres pays, et qui a conduit la politique et la culture industrielle française durant des dizaines d’années. À tel point que « la France est moins manufacturière que d’autres pays d’Europe », avance Sarah Guillou.
En conséquence, les délocalisations, au sens strict, s’expliquent aisément. Ce qui conduit naturellement à s’interroger : si les motifs principaux des délocalisations, prédécesseures inévitables des relocalisations, s’avèrent les coûts de production, la donne a-t-elle changé aujourd’hui ? La relocalisation apparaît-elle rationnelle sur le plan financier et économique pour les entreprises ? Il est certain qu’après des décennies de règne du paradigme de la mondialisation et de la fragmentation de la chaîne de valeur, une relocalisation généralisée n’est pas envisageable. « L’État ne cherche pas à relocaliser toute la chaîne de valeur, cela serait anachronique et même stupide au vue de ce que l’on sait aujourd’hui des chaînes de production », explique Sarah Guillou. La relocalisation doit ainsi concerner des maillons de cette chaîne de valeur mondialisée.
Relocalisation, délocalisation et localisation
Outre le motif « coûts de production », il faut également distinguer un motif de délocalisation naturellement légitime : l’accès à un nouveau pays et à un marché étranger. Dans le cas d’une expansion d’une entreprise à l’international, l’installation de moyens de production hors des frontières nationales apparaît naturelle, et non synonyme de départs d’actifs dommageables. Selon notre économiste : « On confond souvent la délocalisation motivée par des coûts avec l’expansion à l’étranger, qui correspond à une localisation de la production vitale pour les entreprises qui se développent. »
En résumé, on parle ici de localisation de la production, et non de délocalisation des moyens de production. Dans ce cas de figure, l’entreprise n’a aucune raison de rapatrier ses actifs en France ou de fermer ses usines à l’étranger, qui participent à son rayonnement. Mais le distinguo n’est pas toujours si évident. Certes les délocalisations permettent de substituer des moyens de production moins coûteux aux usines françaises, mais les entreprises peuvent dans le même temps localiser pour s’étendre et saisir de nouvelles opportunités à l’étranger. « Une imbrication des motifs qui complique l’adoption d’une position générique et arrêtée sur le bienfondé des relocalisations », estime Sarah Guillou. Une chose est sûre, nous pouvons compter sur les entreprises pour faire leurs habituels calculs coûts/bénéfices et de les mettre en balance avec les risques et les opportunités d’une relocalisation. Avec l’idée qu’aujourd’hui, le bénéfice en termes d’image et de discours d’entreprise n’a rien de négligeable : il est de bon goût d’annoncer un rapatriement de production en France.
Mais rien n’est gratuit, faire pencher la balance des dépenses vers la relocalisation de la production peut notamment impliquer une baisse des investissements en R&D, que l’on sait être le nerf de la guerre pour les entreprises. Ceci étant dit, le grand enjeu de la relocalisation apparaît être l’attractivité de la perspective pour les entreprises. Et l’État semble l’avoir compris. Il y a du revirement dans l’air.
Cultiver le tissu productif
Nous avons admis que s’il s’agit d’augmenter les capacités de production en France et de créer de la valeur et des emplois sur le territoire, personne ne saurait véritablement s’opposer à la relocalisation. Reste à répondre au comment, à rassembler suffisamment de certitudes pour penser que les entreprises auront intérêt à le faire. L’un des principaux points de blocage, entre les entreprises et le marché français, réside dans la pression fiscale sur les entreprises. Comme l’explique l’économiste de l’OFCE, « cela fait des années que l’industrie réclame, à plus ou moins juste titre, l’allègement des impôts de production qui, relativement à d’autres pays, se révèlent très importants en France ». Les mesures récemment annoncées par le gouvernement satisfont à ces exigences.
Il apparaît clairement qu’au travers de ce revirement, accompagné par l’instauration d’un fonds de relocalisation, l’État cherche à orienter le comportement des entreprises en faisant en sorte qu’elles intègrent de nouvelles subventions et gains fiscaux dans leurs calculs coûts/bénéfices, en cas de relocalisation. On n’a rien sans rien, si le gouvernement offre ces millions aux projets d’investissement en France, c’est qu’il attend un retour sur investissement, des emplois. À condition qu’il esquive les comportements opportunistes de certain·es. Mais les entreprises n’ont pas le monopole de l’opportunisme. Sans doute que ce revirement relève d’un discours politique porteur sur le plan électoral, le made in France et les relocalisations ont la cote. « Le changement de paradigme réside dans le fait de s’inquiéter de la faiblesse des capacités de production françaises et de teinter cela d’une musique de patriotisme économique en réponse à la peur suscitée par la crise », lance Sarah Guillou.
D’autant plus qu’une relocalisation aujourd’hui pourrait, sans sombrer dans un scénario de science-fiction, voir des usines s’ouvrir avec des robots pour les faire fonctionner. Bénéfique pour la balance de nos importations mais bien insignifiant pour l’emploi…
Toujours est-il que les manœuvres pour rendre le marché français plus attractif pour nos entreprises fleurissent. Il faudra patienter pour les voir se matérialiser dans les capacités de production et pour juger de leur efficacité. En définitive, il s’agit avant tout d’en finir avec le fantasme autour de la relocalisation qui, selon notre spécialiste, réside dans le suffixe « re ». Peu importe que certaines entreprises soient parties, le contexte a changé. « L’enjeu d’aujourd’hui n’est pas de se contenter de faire revenir ceux·celles qui ont fait le choix de partir, mais plutôt de faire naître des capacités de production en rendant le tissu productif plus attractif et dynamique, conclut Sarah Guillou, pour construire le futur, on doit partir de là où l’on est et non vouloir effacer le passé. »
Adam Belghiti Alaoui