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Comment se sentent les professionnels des ressources humaines lorsqu’ils licencient ? Une analyse signée Jean-Noël Tuillier, docteur en sciences de gestion, et François Grima, professeur, à l’université Paris Est Créteil Val de Marne. Et publiée par The Conversation.
Les licenciements touchent des secteurs jusqu’ici épargnés comme celui de la tech. Le président des communications du syndicat des travailleurs d’Alphabet, maison mère de Google, déclarait au mois de janvier :
« Pour la première fois dans l’histoire de l’entreprise, nous constatons que les licenciements font partie du quotidien de Google ».
Cette réalité confirme, comme le décrivait il y a de cela près de 10 ans Rachel Beaujollin-Bellet, professeur en sciences de gestion à Neoma Business School, que les plans de licenciements sont un mode de gestion permanent de la flexibilité. La communauté scientifique a étudié ces pratiques, soulignant l’impact négatif tant pour ceux qui en sont victimes que pour ceux qui restent. Ces derniers sont touchés par le syndrome du survivant.
Un type d’acteur a relativement moins suscité l’attention des chercheurs : les exécutants. Nombreux sont les films comme Un autre monde ou les livres comme DRH, la machine à broyer à proposer une représentation de ces acteurs du licenciement, membres de la direction des ressources humaines, comme des personnes dures, exécutant froidement les exigences d’un patronat avide de profit. Un portrait conforme à la réalité ?
Cyniques et froids ?
Cette grille de lecture a été, dans les années 2000, partiellement questionnée par les travaux de Joshua Margolis et Andrew Molinsky, respectivement professeurs à Harvard et à la Brandeis International Business School. Ces derniers ont cherché à mieux comprendre comment une personne devant exécuter un acte susceptible de créer de la souffrance chez autrui gère cette position. Outre le cas des policiers et des médecins. Ils soulignent que les professionnels de la gestion des ressources humaines (PGRH) s’estiment contraints à exécuter des « maux nécessaires » lorsqu’ils doivent réaliser des licenciements et ressentent de la tristesse et de la culpabilité dans l’exécution de cette tâche.
Pour faire face à ces émotions négatives, ils développent un comportement caractérisé par de l’empathie, du respect et une aide personnalisée aux personnes concernées. Nos 50 entretiens avec des PGRH qui ont géré des licenciements dans le cadre de Plan de sauvegarde de l’emploi nous ont permis, dans le cadre d’une thèse, de confirmer cette analyse.
Loin d’être cyniques et froids, les PGRH vivent une situation de stress et passent par des émotions négatives comme l’anxiété, la tristesse et la peur. L’un d’entre eux explique :
« Si je ne me lève pas le matin en me disant “super je vais licencier aujourd’hui”, c’est bien qu’il s’agit bien d’une expérience angoissante. Je préfère annoncer des augmentations de salaire. »
Un autre poursuit :
« J’étais triste : je voyais bien que leur monde s’écroulait. »
Certes, les PGRH savent que les licenciements font partie de leur fonction, mais cela n’exclut pas une tension émotionnelle tant ils peuvent être en désaccord avec la justification du PSE ou ses modalités d’application :
« Pour moi le PSE était uniquement financier. Il n’avait aucune justification économique. L’entreprise allait très bien. »
Et les choses empirent lorsque les moyens pour mener la tâche ne sont pas donnés en quantité suffisante. C’est aussi le cas lorsque les PSE se répètent, surexposant les professionnels à la souffrance des victimes :
« À force, on n’en peut plus. C’est trop ! »
Le stress est alimenté d’autre part par la technicité forte de l’acte et par ses enjeux économiques forts :
« Je n’ai pas le droit à l’erreur. Le siège surveille mon action et attend des résultats. »
« Sauveur » plutôt que « killer » ?
Comment composer avec ces situations ? Les PGRH s’adaptent grâce à la mobilisation d’un soutien social diversifié. Ils questionnent par exemple la légitimité du PSE en s’appuyant sur des pairs dans leur organisation, auprès desquels le soutien est autant technique qu’émotionnel :
« J’ai pu dire mon désaccord, je voyais bien que ce n’était pas audible de la part de mon patron… Mais j’avais mon back up au siège avec mon DRH, ça m’a permis de tenir. Il y a ce collectif de personnes qui font le même métier que le mien : on se serre les coudes les uns les autres de manière assez informelle et c’est apaisant. »
Plus encore, la réussite de repositionnements professionnels qui apparaissent comme de « belles histoires » permettent aux PGRH de réévaluer positivement la situation à travers une image de « sauveur », ce qui leur permet de mieux faire face. Les partenariats avec les cabinets de reclassement sont essentiels. Une dynamique d’actes compensatoires se développe pour conserver une représentation idéale de son rôle et avoir la sensation de bien faire son travail.
Au-delà, les PGRH trouvent un soutien auprès de leur famille. Elle est décrite comme un « havre de paix ». Elle incarne un espace à part, une ressource à protéger ou l’on peut extérioriser sa fatigue. Elle permet une « réévaluation cognitive » de la situation, de sortir de la contagion émotionnelle :
« Mon épouse est un pilier, un roc qui m’a soutenu. Elle m’a permis de me ressourcer dans un moment où tout tourne autour d’une même réalité stressante. »
Si l’expérience d’un PSE est intégrée par les PGRH comme un rite initiatique pour devenir un bon professionnel, le vécu répété de PSE apparaît comme un « fardeau » et pose la question de l’image antisociale qui colle au PGRH :
« J’ai beau dire que j’ai fait plus de recrutements que de PSE et de licenciements dans ma carrière, on me prend toujours pour un killer. »
Pourtant en comparaison avec les pays européens, la législation française se singulariserait par une protection juridique exemplaire dans laquelle l’ancien employeur a aussi une mission de réinsertion sur le marché du travail. De quoi questionner le maintien de cette représentation du professionnel RH.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence creative commons. Lire l’article original.