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Évadez-vous !
Le Colonel Moutarde, un chandelier… et vous dans le salon. Du Cluedo aux Escape Games, Locked Rooms et autres Murder Parties, les jeux d’énigmes cartonnent depuis trois ans, également chez les cadres et entreprises du CAC40.
«On en apprend plus en une heure de jeu qu’en un an de conversation ». L’analyse est de Platon. Pas encore d’allégorie de la caverne au rayon des énigmes du Casse-Tête Bordelais, de L’Arcanium à Dijon, de la Challenge Room Grenoble ou des concepts parisiens de The Game, Team Time et autre Prizoners, mais ce ne sont pas leurs propriétaires qui contrediront les théories de l’auteur de « La République ». Des lieux qui vous gardent enfermés pendant une heure – c’est le concept – ainsi que des Murder Parties en live dans les coins les plus sympas des grandes villes. Enquêtes, huis clos, pièces mystère, un phénomène venu du Japon, très présent en Hongrie et en Grande-Bretagne (où fut aussi édité le premier Cluedo en 1949), débarqué à Paris il y a trois ans pour devenir très vite l’un des piliers, voire le symbole, de la culture ludique. Des Cluedo, en vrai, plus du tout réservés aux étudiants ou aux seuls urbains branchés. En témoignent les team buildings organisés par Schneider Electric, Adidas, BNP Paribas, Vinci, SNCF, Alstom… pris en main notamment par Escape Game Paris, le portail du genre qui recense 215 salles dans toute la France. À 37 ans, Thomas, réalisateur, a récemment tenté l’Escape Hunt Expérience de Bordeaux, y passant une heure et demi : 30 minutes de briefing, et 60 minutes de pièce fermée en compagnie de trois autres jeunes actifs de son âge… et pas de solution trouvée à l’énigme du Mystère de Saint-Emilion dans le temps imparti. « Ce qui nous a plu, c’est la réflexion ; c’est de se dire qu’on allait faire quelque chose d’intéressant. En fait, c’est le plaisir de jouer ensemble, en laissant tomber la tablette et le smartphone, pour se concentrer, avancer main dans la main. Ce qui nous avait décidés ? Un peu comme dans le jeu, une part de hasard : nous avions prévu de nous retrouver place Sainte-Catherine mais il faisait mauvais temps, alors quitte à ne pas profiter une dernière fois des terrasses… autant faire un truc intelligent. » L’établissement proposait trois intrigues fin 2016, de quoi revenir pour découvrir les deux autres. « Cela a été une vraie découverte pour moi, d’autant que tout est assez qualitatif. On approche de la quarantaine, on aime bien notre petit confort. » Certains concepts sont plus rudimentaires, l’envie de jouer, elle, se ressent partout.
Une soupape avant tout
Aurélien Fouillet, sociologue et auteur de « L’Empire Ludique » (1), analyse d’ailleurs ce marqueur qu’est le jeu et le développement de cette culture ludique dans la société actuelle. « Le jeu répond à un besoin biologique, il constitue une forme de soupape et répond aussi à une angoisse existentielle, liée à une forme d’ennui produit par nos sociétés elles-mêmes. Depuis le début de la modernité, un certain nombre de promesses ont été tenues : l’accès au progrès technique, à l’éducation, l’abondance de biens… Aujourd’hui, ces promesses s’épuisent et les gens vivent une sorte de désenchantement. Ils se sentent coupés les uns des autres. Avec la standardisation de la vie contemporaine, l’imprévu et l’aventure ont disparu. Tout ça fait que l’on aspire à quelque chose d’autre. Et dans le jeu, on trouve justement une échappatoire, une façon de réenchanter le monde. Dans une période de transition et d’incertitude, apparaît un espace social d’expression qui se déploie, souvent de façon ludique. Le jeu est cet espace de remise en cause, de renouvellement, l’espace d’expérimentation des possibles. » Laurent Ifrah a installé sa Lock Academy dans le 1er arrondissement de Paris en octobre 2015. Un meurtre, une pièce, une arme, un coupable et des énigmes de plus en plus scénarisées depuis l’installation du pionnier, Hint Hunt, en 2013 dans la capitale, qui compte près de 30 concepts différents, pour 24 à 32€ selon le nombre de joueurs. « De plus en plus connaissent le concept de l’Escape Game. Nous avons moins besoin d’expliquer, mais, du coup il y a de plus en plus d’attentes. Pourquoi cela plaît et pas seulement aux jeunes ? La notion clé reste l’immersion. C’est pour cela que les premières épreuves sont faciles, afin de faire entrer les joueurs rapidement dans l’énigme. Nos clients ont des profils différents, il y a ceux qui fouillent, aiment trouver des objets, ceux qui sont davantage dans la réflexion. »
Totally brain
Jeux de mémoire, de vitesse, de manipulation, association de couleurs, de motifs, de chiffres… la demande reste, même à Paris, plus forte que l’offre. La société a déjà vu passer 20000 joueurs, et fidélisé quelques grands comptes comme Heineken ou Orange. Isabelle, cadre dans un groupe de BTP, la moue un peu dubitative au moment de partager un début de soirée avec une dizaine de collègues, avoue s’être prise au jeu. « Il y a de la curiosité, c’est très bien pensé et puis je crois que j’ai surtout accroché à la notion de défi : on a envie de résoudre ces énigmes. Partager cela avec les membres de son équipe, finalement, est très intéressant. Il y a de la convivialité bien sûr, mais moi qui ne mélange pas ma vie professionnelle et ma vie personnelle, j’ai pris plaisir à l’exercice sur le plan intellectuel et dans la nécessité de mettre des idées en commun pour trouver une solution, poussée par le Game Master qui a veillé sur notre équipe tout au long de l’épreuve. Je ne sais pas si je suis vraiment sortie du cadre du boulot (sourire), mais cela a été une nouvelle expérience. » Les agences évènementielles ne s’y trompent pas et proposent depuis quelques mois déjà ce type de prestations à leurs clients en plus des chasses aux trésors et des jeux d’orientation traditionnels pour leur team building, misant sur la qualité d’accueil d’un lieu qui intrigue, et alors que la réalité virtuelle devrait faire aussi partie de ces jeux de réflexion 2.0 dans les mois à venir. Et si vous mettiez vous aussi un « brain » de nouveauté dans vos divertissements ?
(1) « L’Empire Ludique, Comment le monde devient (enfin) un jeu », d’Aurélien Fouillet, éd. François Bourin, 2014.
Olivier Remy