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Difficile de ne voir dans cette véritable disruption des façons de travailler, de gérer une entreprise et de faire du business qu’une simple mode passagère. Certes, il n’existe pas un seul modèle de coworking. Non, les multiples créateurs des espaces de cotravail ne partagent pas la même vision : entre l’approche start-up décontractée des indépendants et le centre d’affaires revu et corrigé des spécialistes de l’immobilier de bureau, se joue la bataille des modernes et des anciens, la carte de la génération millenials et celle de l’entreprise traditionnelle désireuse de se réformer. Au centre, un gagnant final : le coworker lui-même.
Une révolution entrepreneuriale, le coworking ? Mais alors le patron des patrons, le fraîchement élu Geoffroy Roux de Bézieux, doit s’y intéresser ? À l’occasion de l’université d’été de Jouy en Josas, nous lui glissons la question : le Medef réfléchit-il, à titre prospectif, à ce que l’on dit représenter l’avenir de l’organisation d’une entreprise décloisonnée, ouverte, collaborative, à la hiérarchie atomisée par un mode d’entreprendre investi par de jeunes intrapreneurs (les ex-salariés) réunis autour d’un projet (lire le volet prospectif page 17), le coworking ? « Non, nous répond franchement Roux de Bézieux, c’est aux entreprises à y réfléchir. Au Medef, nous avons du mal à arrimer du prospectif aux préoccupations quotidiennes, au court terme… » C’est au moins honnête de sa part de reconnaître qu’un syndicat patronal n’est pas là pour imaginer le futur de ses adhérents.
Du reste, qui pourrait l’imaginer, ce futur, sinon en extrapolant à partir du présent : le coworking se montre en plein essor, partout, car il correspond aux aspirations de la génération en train de s’installer dans la vie active sous le signe d’une économie collaborative. Comme l’exprime fort justement le signataire de la « mission coworking dans les territoires », Patrick Levy-Waitz, dont le rapport demandé par le ministre Julien Denormandie paraît en ce moment même (lire p. 14), cette génération de startupeurs née avec le wifi et le laptop « a soif de liberté, elle a compris le besoin de responsabilisation, d’autonomie, avec l’amplification des nouvelles technologies ». C’est bien l’attente des millenials (tranche de la génération Y 1980-2000) : 75 % de la force de travail en 2030. Le sociologue Erwan Lecœur le dit avec brio : « On passe du bien au lien. Le bonheur n’est pas contenu dans l’objet mais dans la rencontre qu’il permet. » Demain, une voiture électrique n’appartiendra pas à quelqu’un, elle sera un service. Mais c’est dès aujourd’hui que le coworking transforme l’espace de travail en simple « tiers lieu » de services : salarié ou indépendant, on y bosse d’autant plus que l’on y trouve un intérêt personnel. Cité par la créatrice d’espaces partagés en Suisse, Geneviève Morand, un professionnel de l’immobilier résume le coworking : « C’est plus que des bureaux. C’est partager avec d’autres sur des projets.1 »
Melting-potes
Cet état d’âme incarné dans un business on ne peut plus concret (derniers chiffres, 18 900 espaces référencés dans le monde, 1 690 000 coworkers) se vérifie dans les espaces de coworking proprement dits qui se distinguent nettement du bureau d’affaires style Regus classique où les consultants et les TPE qui y louent un bureau cherchent avant tout une adresse de prestige sans le bail astronomique correspondant. Clément Alteresco est à la tête de Morning Coworking (et de Bureaux à Partager). Il est le portrait type du créateur d’espaces de cotravail. Serial entrepreneur, toujours associé de Fabernovel, le cabinet de conseil, dont il crée la filiale aux États-Unis et un espace de coworking en 2008, il s’initie aux « communautés qui travaillent » et réfléchit à la façon de le réinventer, ce travail. Sa définition prend de la consistance : « Le coworking, ce sont des indépendants qui commencent à travailler à l’extérieur, puis qui créent des boîtes, non pas dans leur garage, mais dans cet espace dynamique. Ce que j’ai appris, c’est la puissance d’avoir dans un espace deux cents personnes, une communauté autour, trouver facilement des ressources autour de soi, puiser de l’énergie et de la bienveillance. C’est toute la différence entre un incubateur qui présélectionne et le coworking qui crée de la sérendipité. » Dès son retour en France, en 2012, Il anime, au sens propre, une vingtaine d’adresses à Paris (chiffre provisoire), soit quelque 60 000 m2 pour plus de 5 000 « clients ». Le jeune patron incarne la première génération d’espaces « indépendants » désormais âprement concurrencés par les gloutons de l’immobilier et de très grands groupes, tel le leader américain WeWork débarqué en Europe avec une levée de 355 millions de dollars, bien décidé à mailler l’Europe. Sonneront-ils le glas des indépendants ? Pas si sûr. Les grands opérateurs doivent assurer une profitabilité sur le long terme et affronter des prix immobiliers en hausse constante. L’agile Morning, lui, cherche des locaux vides « pour de mauvaises raisons », comme dit Clément Alteresco, des bâtiments laissés inoccupés, par exemple en attente de restructuration ou d’acheteur, et que Morning louera le temps qu’il faudra. La vaste école commerciale qui abritait Morning Trudaine ‒ 7 000 m2 ‒ est d’ores et déjà vendue à un promoteur après sept années d’inoccupation. La CCI, propriétaire de l’immeuble, aura touché un loyer pendant deux ans et économisé un gardiennage. Quant aux coworkers au bagage léger, ils seront réinstallés dans un autre espace…
Le coworking prend ainsi toutes les libertés : on « coworke » à domicile, dans des résidences de vacances, en van et même… sur un voilier.
Le courant est si fort et les enjeux territoriaux si importants que régions, municipalités, communautés de communes s’y investissent de plus en plus : on estime la répartition privé/public à 80 %/20 %. L’historique La Cordée, d’abord lyonnais puis rhônalpin, parisien et même franc-comtois, a obtenu de la Caisse des Dépôts pas moins de 1,5 million de participation.
Mes clients sont mes voisins
Suffit-il pour générer du business de louer 10 m2 chez Morning Coworking, par exemple, soit un poste dit nomade, moyennant 250 euros par mois, sans bureau, de quoi poser son Mac dans un endroit calme ? Peut-être pas, mais les chances, disons pour une agence de voyage « nomade » de trouver 50 clients face à elle ne sont pas minces. Autres exemples vécus chez 50 Coworking, créé en 2015 par Blandine Cain : une agence de communication numérique trouve une graphiste sur place. Un éditeur de logiciel missionne dans l’espace même un expert WordPress et SEO. Et un photographe trouve quantité de clients pour illustrer leurs plaquettes. Sans parler des experts d’un domaine, toujours prêts à organiser une conférence d’information susceptible de leur faire vendre de la prestation pour une heure de partage. Une condition, pourtant, préside à si belle synergie : il faut un animateur dans les lieux. « Un espace de coworking se doit d’être animé, confirme Blandine Cain, et à temps plein, au quotidien, pour créer une ambiance.2 » Tout y passe : repas, apéritifs, goûters, expositions, points d’experts…
Hébergement du pauvre ou modèle plus riche ?
Reste un doute : cette économie de partage ne cache-t-elle pas, pour les coworkers, l’aveu d’une faiblesse, d’un contournement économique : les espaces de coworking, sous leurs dehors conviviaux, ne risquent-ils pas de passer pour l’hébergement de l’entreprise « fauchée », donc provisoire, donc promis à des lendemains qui déchantent ? Ce contre-argument que dispense sur son blog comme par hasard un conseil international en immobilier peu versé dans le coworking va jusqu’au bout de sa logique : « Penser que l’espace de coworking est appelé à se substituer, à terme, aux autres formes de l’immobilier d’entreprises, ce serait donc croire que le coworker s’est débarrassé du désir de possession (au lieu d’y renoncer momentanément), en tant qu’instrument d’indépendance et d’accomplissement personnel. » Sous-entendu : jamais de la vie ! Clément Alteresco, lui, mise sur l’avenir grandiose de son concept. Alors que les indépendants, les petites start-up ont constitué la première clientèle du genre, à partir de 2012 quantité de TPE, de PME puis des équipes de grandes entreprises ont opté pour une solution éminemment flexible, « sans travaux, à travers laquelle le gérant ne se préoccupe ni d’électricité, ni de ménage, ni de plomberie, nul besoin de négocier avec un bailleur qui ne pense que loyer stable ». Sans parler de la catastrophe d’un bail 3-6-9 aux termes duquel une TPE engage une partie de sa trésorerie sur 3 ans sans pouvoir grandir vite en cas de succès ni facilement dénoncer le bail en cas de mauvaise fortune. L’argument fait mouche. Chez Morning Coworking, Casino, Alibaba et autres grandes marques ont élu domicile. L’enseigne de Clément Alteresco qui avait réalisé un chiffre d’affaires de 5 millions d’euros en 2016 a clôturé 2017 à 11 millions et en vise 17 à la fin de cette année. De quoi confondre la prévision intéressée du conseil immobilier anticoworking.
The Bureau, Mozaik, Artichaut Coworking, La Mutinerie, La Ruche, Nextdoor… on coworke dans tous les arrondissements de Paris, la capitale qui affiche en cotravail quelque 3 % de son immobilier de bureau. Rang modeste. Mais, comme l’affirme le spécialiste de la question, Patrick Levy-Waitz, « La France est partie en retard comme dans tout, et elle finira sinon en avance, en tout cas à un rang avancé. Elle est en mouvement ».
Domiciliation « coworkée », l’approche services clés en main de Kandbaz.
Pour Christophe Godeau, président de Kandbaz, nouvelle appellation savoureuse de sa société de domiciliation, le coworking ne rime pas nécessairement avec espaces partagés, slogans accrocheurs, bar à gogo et millenials. Il n’empêche que son « camp de base pour entrepreneurs » relève tout autant, il l’affirme, du concept de coworking, puisque les entreprises clientes bénéficient des mêmes avantages de flexibilité et de services qui font le succès des espaces, mais sans se retrouver simples locataires d’un centre d’affaires. L’idée phare : le packing. Le spécialiste de la domiciliation propose, pour un forfait « raisonnable » dit-il, non seulement des bureaux équipés façon centre d’affaires, mais tout un « pack » d’aide au développement de l’entreprise hébergée, avec permanence téléphonique, accompagnement pour les formalités légales (un partenariat avec Legalstart, leader des sites juridiques, vient de s’amorcer), site Web et… adresse personnelle. « Quand le client s’installe chez nous, il est chez lui, explique Christophe Godeau, dispose de son propre interphone, un avocat reçoit dans son bureau, une start-up du domaine médical, trente personnes, reçoit chez elle, avec un fléchage propre. » Alors, simple domiciliation ou coworking ? Les deux, dès lors que l’effet coworking existe sous forme de rencontres favorisées entre les locataires de Kandbaz, salles communes à la clé. Pour l’heure, rue de la Paix, de Stockholm ou sur les Champs, cette variante de coworking demeure parisienne mais vise déjà les capitales européennes.
1 – Op. cit, page 11.
2 – Citée dans Reflets, magazine de l’Essec, n° 124, juillet-août 2018.
Olivier Magnan