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« Une politique de reconquête industrielle est possible »
Agnès Pannier-Runacher ne répond pas forcément à certaines questions précises, mais ses explications d’une démarche globale ont l’avantage de resituer le phénomène de relocalisation dans une complexité mondiale. Du reste, elle parle à juste titre de « réindustrialisation », ce qui d’emblée ouvre les horizons : il est autant question d’attirer des industriels étrangers en France que de favoriser une modernisation écologique des producteurs français. Car, dit-elle, « tout n’a pas vocation à être réindustrialisé en France ». De même, à la question du coût de main-d’œuvre – une des causes seulement de la délocalisation – l’ancienne directrice générale déléguée chargée du développement à l’international de La Compagnie des Alpes répond « industrie 4.0, productivité et baisse des coûts ». Le tout sous l’égide d’un plan de relance. Reste aux industriels eux-mêmes à s’inscrire dans une logique aidée.
Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, sous l’égide duquel est placé votre ministère, a annoncé en août qu’un milliard d’euros serait consacré à la relocalisation de l’activité. Il a précisé qu’il s’agirait d’appels à projets pour « toute entreprise industrielle qui voudrait relocaliser son activité en France ». Vous êtes donc à la manœuvre. Madame la Ministre, comment, à partir d’une telle carte blanche, élabore-t-on sa stratégie ? Comment fait-on passer le message auprès des entreprises ciblées ? Quels secteurs privilégie-t-on ?
Nous ne partons pas de rien. Le débat sur les relocalisations ou la localisation de la production n’est pas nouveau, même s’il trouve une actualité brûlante avec la crise de la covid et ses conséquences économiques qui ont crûment mis en lumière notre dépendance à certaines zones de production.
Depuis le début du quinquennat, nous avons fait de la réindustrialisation de nos territoires une priorité de notre action. Nous avons structuré notre industrie au plan national autour de 18 Comités stratégiques de filières, les CSF, et nous avons investi sur le plan local, dans 148 Territoires d’industrie. Nous avons systématisé notre accompagnement des projets industriels portés par des investisseurs étrangers pour les réaliser en France. Nous avons baissé la fiscalité comme aucun autre gouvernement avant. Et il y a eu des résultats ! Nous avons eu une création nette d’emplois industriels en 2017, en 2018 et en 2019, ce qui n’était jamais arrivé depuis 2000. La France a pris la première place européenne en 2018 et 2019 pour les investissements directs étrangers dans l’industrie et la R&D. Ce que nous montrent ces résultats, c’est qu’une politique de reconquête industrielle est possible.
Nous devons maintenant capitaliser sur ces fondamentaux avec le plan de relance présenté par le gouvernement début septembre. Notre objectif est clair : préparer le rebond et les emplois de demain en accélérant la modernisation de notre industrie et en réduisant notre empreinte carbone.
Tout n’a pas vocation à être relocalisé en France. Sur chaque industrie, nous devons identifier les chaînes de valeur et les secteurs les plus appropriés. Cette identification, nous l’avons menée avec nos partenaires européens, qui sont sur la même ligne que nous. Nous avons une feuille de route claire et avons identifié cinq secteurs prioritaires : la santé, les intrants critiques pour l’industrie, l’électronique, l’agroalimentaire et les applications industrielles de la 5G.
C’est prioritairement sur ces secteurs que nous allons cibler notre effort. À titre d’exemple sur les industries de santé, nous avons mis en place un appel à manifestation d’intérêt doté de 120 millions d’euros pour identifier les projets d’investissement pour la production de médicaments et pour permettre la relocalisation de production de principes actifs.
Et le message est bien passé auprès de toutes les filières : c’est le travail que je fais en les réunissant régulièrement et en dialoguant avec les collectivités locales. Le ministère a également publié un guide à destination des entreprises sur tous les dispositifs de soutien aux entreprises pour que chacune puisse se saisir des instruments proposés.
La relocalisation suppose un avantage économique pour l’entreprise qui décide de renoncer aux bas coûts de main-d’œuvre qu’elle cherchait, entre autres, en installant une usine hors de France. De quelle nature sera cet avantage ou cette compensation ?
Le plan de relance a quatre ambitions pour notre industrie : la relocalisation, mais aussi la transition environnementale, la modernisation de l’appareil productif et l’innovation. Ce sont ces trois autres piliers qui permettront la localisation d’activité en France et constitueront notre avantage compétitif.
Moderniser, c’est faire en sorte que les entreprises prennent le virage de l’industrie 4.0. Ce n’est pas une option, quand on sait qu’elle apporte une nette amélioration de la productivité et une baisse des coûts jusqu’à 30 % de gains de compétitivité. C’est pourquoi le plan prévoit 1,2 milliard d’euros pour la modernisation des PME et ETI dans les filières industrielles.
Innover, c’est croire en l’avenir. Et c’est le rôle de l’État que de soutenir l’innovation dans des moments où les industries pourraient être tentées de réduire leurs dépenses pour parer au plus pressé. Ce serait une erreur qui empêcherait notre renaissance industrielle sur le long terme. Avec 20 milliards d’euros sur les cinq prochaines années, le quatrième Plan d’investissements d’avenir aura pour objectif de développer les technologies pour favoriser une croissance durable et développer l’écosystème numérique.
Quant à la transition environnementale, elle aide à réduire nos émissions de gaz à effet de serre et à relocaliser les sources d’énergie, ce qui assure une indépendance à notre industrie et au pays tout entier. C’est particulièrement vital quand on vit des moments de tensions comme aujourd’hui.
Les entreprises éligibles définies, que va-t-il se passer ? Sur quels critères la puissance publique va-t-elle accorder des fonds, et comment les qualifier ? Aide, participation, prêt, compensation ?
Concernant le volet national, le financement apporté par l’État intervient sous forme de subventions à l’investissement et s’inscrit dans le cadre de la réglementation européenne des aides publiques aux entreprises. Nous avons choisi des subventions qui vont contribuer immédiatement au financement de l’investissement de l’entreprise. Les projets attendus doivent être d’au moins 200 000 euros pour les secteurs aéronautique et automobile et d’au moins 1 000 000 d’euros pour les autres secteurs stratégiques. Ils doivent être innovants, favoriser la transition énergétique et s’inscrire pleinement dans la stratégie du plan de relance et de la relocalisation.
En outre, un volet territorial est également prévu pour accompagner des projets de plus de 200 000 euros de tous les secteurs.
Nous soutiendrons des projets viables et pérennes. Tous les dossiers envoyés seront examinés jusqu’à épuisement des moyens financiers affectés en 2020 et des vagues suivantes d’appels à projets seront lancées en 2021 et 2022.
Quel contrôle votre ministère va-t-il exercer sur l’emploi des sommes ?
Nous instruisons les projets en amont et vérifierons leur bonne réalisation. C’est tout le travail qu’effectuent quotidiennement Bpifrance et la Direction générale des entreprises, tant ex-ante, comme sur les risques de blanchiment par exemple, ou de financement du terrorisme, qu’ex-post, sur la bonne réalisation des investissements dans des sites pressentis ou le contrôle des factures des équipements.
Mais nous ne voulons pas complexifier inutilement les processus. Le but est que les décisions soient rapides et les investissements rapidement réalisés.
Vous avez cité les premiers secteurs vers lesquels se tourne votre action : outre l’usine de vaccins Sanofi qui devait être érigée à Singapour et le sera en France (vous le confirmez ?), vous pensez, dites-vous à l’électronique, au textile. En tout, avez-vous dit avant l’été, plus de trente dossiers sur votre bureau. Depuis, que s’est-il passé ? Où en sont-ils ? Quelles entreprises pouvez-vous nous citer qui ont entrepris l’effort de relocalisation ?
Plus de 3 600 entreprises industrielles ont déjà manifesté leur intérêt pour au moins un de nos dispositifs de relance. Je rappelle que l’industrie, c’est 33 000 entreprises. C’est le témoin d’une véritable envie de développer l’activité dans nos territoires et des opportunités que sont prêts à saisir nos industriels malgré les difficultés conjoncturelles.
Des projets sont déjà en marche. Le 15 octobre, avec la région Bourgogne-Franche-Comté, nous avons par exemple dévoilé 30 lauréats qui représentent 20 millions de subventions pour plus de 100 millions d’euros d’investissements productifs. De la production de matériel de santé, aux technologies hydrogène en passant par du soutien à des projets de création d’emplois dans l’industrie en général. Parmi ces premiers lauréats, nous recensons plusieurs projets de relocalisation, comme l’entreprise SIS dans la maroquinerie qui va relocaliser en France une partie de la production de composants ou d’accessoires nécessaires à la fabrication de sacs ou articles de maroquinerie. Quarante emplois seront créés grâce à ce projet.
Enfin, Madame la Ministre, comment concilier de telles relocalisations et l’exigence environnementale du gouvernement ?
J’ai l’habitude de dire que l’industrie, c’est 20 % des émissions de CO2 et 100 % des solutions en matière de transition énergétique. Car c’est dans l’industrie que seront mises au point les solutions pour décarboner les transports, la construction ou l’agriculture.
Les relocalisations elles-mêmes favorisent des circuits plus courts et donc un coût carbone moindre. Surtout, elles permettent de réduire notre empreinte carbone en produisant selon des niveaux d’exigence environnementale nettement plus élevés que dans beaucoup d’autres pays, notamment en Asie.
Ensuite, nous allons porter des projets qui favorisent la décarbonation de l’industrie. Le plan de relance consacre 1,2 milliard d’euros d’ici à 2022 à cet objectif. Ce soutien passe par deux appels à projet ambitieux. Le premier porte sur l’investissement dans des procédés industriels moins émetteurs, par exemple en améliorant l’efficacité énergétique. Le second porte sur l’accès à une chaleur décarbonée pour l’industrie. Pour la première fois, nous mettons en place la compensation du surcoût de l’énergie décarbonée par rapport aux énergies fossiles, sous la forme d’une aide au fonctionnement.
Ce n’est donc pas une histoire de conciliation, ce sont au contraire deux ambitions inséparables.
Propos recueillis par Olivier Magnan