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TRIBUNE. Chaque année, plus de 160 000 personnes actives en France sont confrontées à un diagnostic de cancer. Pour beaucoup, l’activité professionnelle ne s’interrompt pas toujours : elle peut même représenter un soutien précieux au cours des traitements. Par Rachel Beaujolin, enseignante-chercheure à Neoma Business School & Pascale Levet, professeure associée à l’IAE Lyon – Université Jean Moulin.
Pourtant, la reprise du travail – qu’elle ait lieu pendant ou après la maladie – ne se résume pas à un simple « retour à la normale ». En échangeant avec les premiers concernés, il apparaît que les expériences vécues aussi diverses soient-elles donnent lieu à des « savoirs invisibles » qui, s’ils étaient davantage connus et reconnus, participeraient à envisager autrement la santé au travail.
Au-delà des dispositifs : comprendre le travail réel
Les dispositifs existants – reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé, temps partiel thérapeutique, télétravail – offrent un cadre utile, mais souvent trop normé. Ils passent à côté d’un enjeu essentiel : la manière dont chacun vit, comprend et ajuste son rapport au travail réel, en situation. Dans une recherche menée entre 2019 et 2024, auprès de 25 organisations et près de 200 personnes, nous avons donné la parole aux premiers concernés pour comprendre comment ils vivent, interprètent et transforment leur rapport au travail avec ou après un cancer.
Réapprendre à travailler et faire naitre des savoirs d’expérience
Reprendre le travail après un cancer, c’est souvent réapprendre à travailler : avec la fatigue, les troubles cognitifs, une concentration différente, un rapport renouvelé au temps, au corps, au collectif. C’est aussi (re)trouver du désir dans le travail, une énergie qui soutient et qui relie. Travailler avec ou après un cancer, ce n’est pas simplement reprendre comme avant, mais inventer de nouvelles manières de se ménager, de prioriser, de négocier.
Et ces parcours font émerger de véritables savoirs d’expérience, construits dans l’action, qui aident à rester de bons professionnels dans un contexte instable et incertain. Mais ces savoirs, aussi précieux soient-ils, restent souvent invisibles, tacites. Leurs détenteurs eux-mêmes peinent parfois à les nommer ou à les partager. D’où une question centrale : comment les faire émerger et les rendre collectivement partageables ?
Le pouvoir des récits
Pour cela, nous avons choisi de passer par les récits : non pas des témoignages figés, mais des récits ancrés dans le travail réel, interprétés puis discutés collectivement. Mettre en mots son expérience, c’est déjà la transformer. Lorsqu’un détail du quotidien – un outil, un geste, une habitude – ne colle plus avec l’évidence, un nouveau regard s’ouvre. Ce moment de bascule, que nous appelons abduction, devient un moteur d’apprentissage : il permet de formuler d’autres hypothèses sur ce que travailler signifie désormais.
Partagés et stylisés pour préserver leur sens tout en les rendant accessibles, ces récits jouent un rôle de miroir. Ils déclenchent la discussion, déplacent les représentations et inspirent parfois des changements concrets : de nouveaux aménagements, une meilleure compréhension mutuelle, une attention accrue à ce qui peut rendre robuste malgré les fragilités.
Penser autrement la santé au travail
Reprendre le travail avec ou après un cancer ne se laisse pas enfermer dans une procédure ou une norme. C’est une expérience singulière, qui invite à penser autrement la santé au travail. Rendre visibles ces savoirs d’expérience, c’est ouvrir la voie à un apprentissage collectif, où les professionnels RH, les managers ou les représentants du personnel peuvent, chacun à leur échelle, contribuer à faire vivre ces récits et à se les approprier. Il ne s’agit pas d’apporter une solution universelle, mais d’ouvrir un chemin : celui d’un travail plus réflexif, comme une ressource pour comprendre, agir et construire ensemble des repères durables.
