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n°24
STRATÉGiE & iNNOVATiON NUMÉRiQUE Regard digital - Louis Pouzin, un des ingénieurs à l’origine du net Entretien avec une figure clé de la transformation numérique
« Le monopole américain sur le Net pose problème »
Pourquoi la France, qui avait lancé dès le début des années 70 un réseau similaire, s’est-elle fait avaler par les Etats-Unis ? Quel pourrait être l’avenir de la Toile ? Réponse de Louis Pouzin, l’un des nombreux pères de la Toile.
L’entreprise semi-pu- blique Orange installe petit à petit de la fibre optique sur tout le terri- toire. Cela va-t-il trans- former le monde digital ? La fibre optique change la vitesse de transmission des messages, mais elle ne mo- difie pas la technique des télécommunications. il exis- tera encore des câbles, des commutateurs pour orienter le message à bonne desti- nation, mais aussi des répé- teurs pour amplifier le signal transmis tout au long de son parcours. En effet, tous les signaux physiques envoyés dans un câble se dégradent au fil des kilomètres et la fi- bre optique ne fait pas ex-
Vous êtes considéré comme l’un des créateurs de la technique d’Inter- net. Comment fonctionne cette technologie ? L’informatique est avant tout un système mécanique. Et internet est très simple par rapport à d’autres technolo- gies. Son principe est le sui- vant : il s’agit de trouver différentes routes pour ame- ner un message à bon port. Si un câble est coupé ou congestionné par un afflux de signaux, le message sera automatiquement envoyé sur une autre voie. Pour ce faire, nous avions créé en France, au début des années 70, la « commutation par paquets ». il s’agit de diviser un mes- sage en plusieurs paquets numériques, et d’envoyer chacun de ces paquets sur des câbles différents si le
besoin s’en fait sentir. Avant cette innovation, le message était géré par un centre de télécoms, qui établissait en amont un seul circuit pour l’envoyer. Le risque était
y avait en France, dans les années 60, une volonté d’in- dépendance. Pour ce faire, de Gaulle avait crée la Dé- légation informatique. il exis- tait également une volonté
en France et en Europe aurait été possible. Mais les PTT, qui géraient les transmissions téléphoniques à l’époque, n’ont pas cru à notre tech- nologie, et ils craignaient
l’icann en 1998. C’est une structure basée en Californie qui alloue des adresses iP aux utilisateurs ainsi que des noms de domaine. il s’agit d’une entité très hiérarchisée
au prix fort. Un vrai obstacle pour les pays producteurs de vin... L’icann joue la carte de la centralisation, car le standard commun est à la base de la communication électronique. Mais chacun peut monter son propre stan- dard. Rien n’empêche une société privée ou un pays qui veut disposer d’un réseau logiquement indépendant de créer et distribuer sa propre numérotation interne. Les Chinois ont d’ailleurs créé leur propre réseau à partir de 2005, et les Russes font déjà ce qu’ils veulent. En Europe, les choses sont plus longues à se mettre en place.
ception.
En quoi consiste l’activité de l’association Eurolinc, dont vous êtes l’un des créateurs ?
Le but d’Eurolinc est de sensibiliser les hommes po- litiques sur internet, car ils n’y comprennent rien. Nous avons cherché très tôt à faire contrepoids au lobbying in- tense de l’icann auprès des gouvernements. Dans les années 2000, les Américains ont ainsi voulu imposer le seul american language sur la Toile, affirmant qu’inter- net ne pourrait fonctionner autrement. C’était totalement faux. Nous avons alors réussi à convaincre 140 pays de développer internet dans leur propre langue native avec leurs propres signes. Nous voulons également faire connaître la société Open-Root. Le but d’Open- Root est de proposer à petits prix des extensions de do- maine indépendantes de
Internet, un lieu de luttes et d’influences plus nombreuses qu’on ne le croit...
évidemment que le signal ne soit pas transmis si un câble était défectueux ou qu’il mette longtemps à ar- river à destination si la route était saturée.
La France a jadis été très en avance sur cette tech- nique avec le projet Cy- clades. Pourquoi n’avons-nous pas réussi à la développer ?
En matière informatique, il
de moderniser les adminis- trations. C’est dans ce contexte que j’ai lancé le projet Cyclades ; le but était d’établir un réseau de type internet entre différents cen- tres administratifs ou scien-
sans doute de perdre le mo- nopole de la recherche dans les télécoms. Puis Giscard aétééluen1974etilafi- nalement interrompu le fi- nancement du projet. il a également supprimé la Dé-
qui a pour but la gouvernance de la structure internet. il n’y a jamais eu de décision formelle pour créer l’icann mais aucun gouvernement n’a contesté son monopole à l’époque. Si vous voulez
Les Etats-Unis ont longtemps fait croire qu’il était nécessaire de centraliser Internet,
tifiques dans le pays. En 1973, nous avons réussi à connecter des machines entre plusieurs villes à l’aide de routeurs et de la technique novatrice de commutation de paquets. Et nous avons démontré qu’il était possible de faire communiquer des ordinateurs issus de construc- teurs différents s’ils utilisaient le même protocole informa- tique. Développer Cyclades
avec l’Icann
légation informatique.
Aujourd’hui, ce sont les Etats-Unis qui dominent le Net, comme l’affaire de l’espionnage massif de la NSA l’a démontré. Vous combattez d’ailleurs leur monopole à l’ONU... Les Etats-Unis ont longtemps fait croire qu’il était néces- saire de centraliser internet. Pour ce faire, ils ont crée
un nom de domaine ou une adresse iP, votre fournisseur d’accès à internet pensera in fine être obligé de passer par eux. Cela pose problème. Par exemple, récemment, l’icann a souverainement décidé de commercialiser des extensions de noms de domaine en .vin et .wine. Mais une entreprise améri- caine les a immédiatement achetés pour les revendre
ne fois, il
Père fondateur
Polytechnicien, Louis Pouzin a connu les premiers balbu- tiements de l’informatique lors de son passage chez Bull à la fin des années 50. Il a ensuite dirigé le projet Cyclades pour la France et conçu la technique de commutation de paquets. Il développe aujourd’hui la société Open-Root, qui propose des extensions de domaine indépendantes de l’Icann américain. Louis Pouzin a reçu plusieurs prix pour sa contribution majeure à la création du réseau, dont
celui de la prestigieuse Internet society en 2012.
60 OCTObRE 2015
l’icann. Encore u.
est tout à fait possible de naviguer sur la Toile et de créer des réseaux sans passer par l’icann. La multiplication des sociétés de ce type en- tamera à terme le monopole des Etats-Unis et permettra de développer un internet moins centralisé.
Propos recueillis par Ludovic Greiling


































































































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