Page 38 - EcoRéseau n°24
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n°24
CLUb ENTREPRENDRE En immersion - La Distillerie de Paris
Dans chaque numéro, un(e) journaliste d'EcoRéseau fait un reportage in vivo dans une entité (entreprise, usine, incubateur, association...)
Créations éthyliques
afin de décrire ce qu'il voit, de comprendre le fonctionnement au jour le jour, la capacité à innover et les flux financiers
A côté de l’épicerie gastronomique familiale, Nicolas Julhès, entrepreneur passionné, a réussi à ouvrir une distillerie. Rencontre rue du Faubourg Saint-Denis, la nouvelle route du Rhum...
«N
otes de fleurs, de bananes, d’agrumes... »
Nous sommes des adeptes de la qualité, pas du mar- keting. » Une ligne directrice qui est suivie à la lettre. « Prenez l’exemple des fûts : les gens croyaient que nous allions travailler avec des fûts d’occasion hérités de maisons anciennes, comme cela se pratique dans le whisky. Mais nous avons passé un accord avec le ton- nelier Seguin Moreau qui nous en a concoctés des plus petits que la moyenne, adaptés à la micro-distille- rie. Le volume bois différent fait donc varier le goût », déclare-t-il, avouant beau- coup s’inspirer du Cognac, « où la tradition de distillerie date de cinq siècles. Ce n’est pas pour rien que la Spirit Valley est connue des initiés dans le monde entier ».
formation pour des marques de whisky et groupes de vins et spiritueux, s’inscrit dans cette mouvance. « Il est plus facile qu’il y a 15 ans de transmettre la passion pour notre produit. Le contexte a changé. Au salon Omnivore nous avions l’impression d’être le G8 de la nourriture, le centre de la planète. Les gens s’y intéressent vraiment, redécouvrent le patrimoine, le bon et l’élégant. Bien sûr le côté statutaire joue, il est agréable pour certains d’af- ficher leur condition par les produits qu’ils consomment, mais ils finissent par s’habi- tuer au bon », remarque celui qui avoue emprunter le sillage des micro-brasseries. « Nos concurrents sont rares, et c’est dommage, car le secteur gagnerait à être plus connu. »
Les appréciations, laconi- quement déclamées, reten- tissent dans l’atmosphère froide d’une cour du Xe ar- rondissement de Paris. Non il n’est nulle question ici de vin, mais bien d’alcools forts comme du gin, de la vodka ou du rhum. Le Ga- labé est à l’origine un jus de canne concentré de la Réunion, dont la recette a été quelque peu oubliée. « Ce breuvage est intéressant aromatiquement, nous le di- luons et le distillons ensem- ble, en faisant du co-bran- ding, pour créer le premier rhum de Paris », s’enthou- siasme Alexis Rivière qui a fondé la société Payet & Rivière du nom de ses père et grands-père, importe du sucre et travaille avec nom- bre de chefs étoilés. Pour ce faire, il a trouvé la seule distillerie de Paris que gère d’une main de maître l’en- trepreneur Nicolas Julhès, de manière originale et pas- sionnée.
Des pauses-café plus joyeuses qu’ailleurs...
FOOD ENTREPRENEUR DE NOUVELLE GÉNÉRATION
Acquérant aussi des eaux de vie d’une dizaine d’années pour les élever avec ses fûts, afin de les revendre sous la marque Fine de bordeaux, il sait transmettre sa passion, notamment lors de ses pas- sages sur une émission food d’Europe 1 ou au JT de France 2. Le référencement
PARCOURS
ATYPIQUE
Sur le papier il était tout bon- nement impossible d’ouvrir une distillerie au centre de Paris depuis un siècle. C’est dire l’entêtement du jeune homme de 38 ans, qui en quatre ans a su convaincre les douanes, la mairie et beau- coup d’autres. « Il est in- croyable de constater le nom- bre de services qui détiennent le pouvoir de dire « non ». Je voulais deux distilleries, qui auraient produit des al- cools différents mais com- patibles. Les douanes n’ont même pas ouvert mon deuxième dossier. » Le bac en poche, il est parti travailler aux Etats-Unis pour revenir
ALAMBIC LUTÉCIEN
PHILOSOPHIE ANTI-TERROIR
« Nous sommes toujours en quête du bon et de l’esthé- tique. Il ne s’agit pas de surfer sur les tendances mar- keting. Mais nous restons
Derrière les trois boutiques de la Maison Julhès – fro- magerie, charcuterie, vins & spiritueux, puis boulan- gerie & pâtisserie, enfin an- tipasti & produits du monde – un long couloir mène à une petite cour parsemée de tables et de plantes nichées dans de vieux pots recyclés. Au fond de ce lieu apaisant, à l’abri de l’animation de la rue, la porte vitrée d’une bâtisse laisse entrevoir des équipements pour le moins hétéroclites ici : fûts, pompes, machines à em- bouteillage ou étiquetage, et surtout une araignée de tuyaux et de mécanismes. « Notre alambic n’est pas traditionnel, il est amélioré pour créer un alcool fidèle au goût du produit de base ; il existe une certaine tran-
38 OCTObRE 2015
La capitale est un lieu d’échanges insolites et d’énergie créatrice, qui nous aidera à révolutionner la micro-distillerie
sitivité dans le goût et la texture », soutient Nicolas Julhès, chef d’orchestre qui actionne des manettes pour moduler la circulation des vapeurs et ainsi ciseler le goût de l’alcool blanc qui sort avec un degré compris entre 65 et 80. C’est ensuite le bois qui le colore. « Nous
un appartement pour cette aventure », explique celui qui est aussi passé par le fi- nancement participatif et KissKissbankbank. « Le crowdfunding n’est pas une simple lettre au Père Noël, nous avons mené une cam- pagne sérieuse deux mois durant, récoltant 40000 eu-
autres rhums ambrés aux épices.
ne faisons pas du vieillisse- ment mais de l’élevage, l’âge n’est pas aussi important que dans les vieilles maisons de whisky, nous travaillons le goût », déclare-t-il en ar- tiste. L’entrepreneur tenace a longuement bataillé avec l’administration pour concré- tiser ce projet, qui relevait plus du rêve que de la ra- tionalité. « L’investissement s’élève environ à 400000 euros dans la durée. Avec mon frère-associé nous avions un apport ; j’ai vendu
ros. Somme bienvenue, eu égard aux dépenses de pro- duction et d’expédition qu’occasionne cette activité capitalistique. Mais cette opération a surtout été un bon coup de communication, permettant de constituer une communauté de sympathi- sants au-delà des frontières, aux Etats-Unis par exem- ple », décrit le passionné qui propose d’acheter en ligne du gin à l’architecture bergamote-genièvre, des fla- voured vodkas, brandys et
aussi ouverts aux collabo- rations atypiques pour in- nover. Nous ne voulons pas nous enfermer dans des tra- ditions sclérosantes », pré- cise-t-il en dégustant. il a donc choisi la capitale parce que c’est un lieu de ren- contres, d’échanges insolites, d’énergie créatrice. « Nous avons deux ennemis : les adeptes du « small is beau- tiful », et les « locavores ». Ce n’est pas parce que nous sommes au cœur de Paris que nous sommes cools.
au bon Marché ou à Lafayette Gourmet, puis dans d’autres villes comme Marseille ou Montpellier, démontrent que son histoire et le lieu insolite de production ne laissent pas insensibles. « Nous avons ce même esprit communicatif et collaboratif, propre à certains entrepreneurs évoluant dans l’alimentation », remarque Alexis Rivière, membre du collectif de start-up Généra- tion Food. Nicolas Julhès, qui fait aussi du conseil en stratégie marketing et de la
ter
en 1996 afin de débu. l’aventure entrepreneuriale Julhès avec ses parents et son frère. Un choix de vie qu’il ne regrette aucunement, occupé à disserter sur des créations alcoolisées tout en aménageant des rayonnages afin d’occuper au mieux l’es- pace, en bon Parisien...
Julien Tarby