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Le serial entrepreneur, « Digital Champion » auprès de la Commissaire européenne chargée du Numérique, dresse un portrait sans concession de la France numérique, conscient de ses forces, mais aussi de ses bugs…

Fleur Pellerin, alors ministre au Numérique, vous a nommé en 2012 « Digital Champion » pour la France auprès de la commission européenne. Kezako ?
Mon rôle consiste d’une part à expliquer à la Commission ce qui se passe en France dans le domaine du numérique, tout en ayant une voix indépendante de celle du gouvernement. Je n’ai pas à dire la messe, mais à rendre compte de l’action réelle de la France sur des sujets comme le digital, les infrastructures, l’éducation ou encore les start-up. Le fait d’être dissocié du discours gouvernemental me permet d’adopter un regard critique lorsque cela est nécessaire. D’autre part, nous réfléchissons à ce que pourrait être une politique européenne en matière de numérique ; c’est passionnant.
Dans la course au numérique, la France fait-elle partie des premiers de la classe ou des mauvais élèves ?
Il est assez difficile de trancher : chaque semaine ou presque, des indices sortent, et leurs résultats sont parfois contradictoires. Mon sentiment est que la France n’est ni première, ni dernière. Nous figurons dans la moitié supérieure du peloton. Pour moi, l’évolution vient surtout de la perception qu’a l’étranger de la France. Là où on entendait beaucoup de « french bashing » ces dernières années, elle apparaît désormais comme un pays qui suscite le plus vif intérêt, avec des initiatives tells que la French Tech, la Halle Freyssinet ou l’Ecole 42.
Quels sont les atouts de la France pour valoriser et accompagner ses champions du numérique ?
Nous avons plusieurs points forts. La qualité de formation de nos ingénieurs est unanimement reconnue. Nous avons également la chance de disposer d’une infrastructure numérique de grande qualité, même si il reste encore beaucoup de travail. Nous avons également un bon vivier de start-up. Si nous parvenions à régler les quelques dysfonctionnements qui subsistent – et non des moindres –, la France pourrait devenir un leader dans ce domaine. Elle en a le potentiel.
A quels problèmes faites-vous allusion ?
Les facteurs qui freinent le développement des start-up sont aussi ceux qui concernent l’ensemble des entrepreneurs. Ils sont connus : lourdeur de la fiscalité, droit du travail, etc. En ce qui concerne le numérique, la fiscalité liée au financement de l’innovation est très imparfaite. Il est par ailleurs regrettable qu’on ne se serve pas suffisamment de la puissance publique pour moderniser l’administration et les usages. Prenons un exemple concret : lorsque je voyage en train, je voudrais avoir accès à une application pour commander un plateau-repas lors d’un arrêt en gare. C’est une idée simple, mais il faudrait pour la mettre en place se battre contre des corporatismes. Il y a une forme de conservatisme de la part des anciens. Il m’arrive parfois de penser que nous sommes mentalement un vieux pays.
Vous avez vous même fondé plusieurs sociétés dans le domaine du numérique. Les problèmes que vous évoquez ont-ils constitué un frein lors de votre propre parcours entrepreneurial ?
Ces problèmes sont présents en permanence, les entrepreneurs apprennent donc à vivre avec. En ce qui me concerne, je suis aujourd’hui impliqué dans le conseil d’administration de trois grosses ETI. Il est évident que si nous disposions d’un droit du travail plus souple, plus flexible, nous embaucherions plus de gens. Il est difficile de tenir ce type de discours aujourd’hui en France sans être catégorisé comme un « méchant libéral ». Mais ce qui m’intéresse, c’est surtout de savoir comment créer de l’emploi.
Vous avez déclaré récemment que les pays qui éditent le plus de romans de science-fiction sont ceux qui déposent le plus de brevets. Selon vous, l’imagination est-elle essentielle dans l’innovation numérique ?
Il s’agit d’un fait que j’ai lu dans une revue scientifique anglo-saxonne. Pour moi, c’est une évidence. Pour rêver, il faut accepter de se placer dans le futur. L’innovation est une rupture, elle nécessite de pouvoir se projeter dans l’incertain ; c’est fondamental. Il est également amusant d’observer que souvent, les fondateurs des plus grandes entreprises du numérique ont des parcours « tourmentés » : ruptures dans leurs parcours scolaires, écoles alternatives, etc.
Faudrait-il selon vous revoir en profondeur l’enseignement ?
Les systèmes d’enseignement classiques montrent leurs limites. Notre force, c’était la formation des ingénieurs, mais elle vieillit. Il faudrait rénover les méthodes, inventer de nouvelles façons d’apprendre. Pourquoi pas faire en sorte que le modèle de l’Ecole 42 devienne en quelque sorte le nouveau modèle français ? La collaboration y est quelque chose de très important, ce qui participe à la qualité du projet. Voilà une notion qui est rarement apprise en école d’ingénieur.
Cette refonte de l’enseignement pourrait-elle passer par les MOOCs ?
Oui et non. Les MOOCs sont évidemment une évolution, mais je crois davantage aux SPOCs (Small Private Online Course). Il s’agit de cours en ligne qui impliquent du présentiel physique. La limite des MOOCs est qu’il s’agit d’un système qui demande énormément de volonté : il faut accepter de se fixer des horaires, de s’asseoir devant son ordinateur pour apprendre. Ceux qui y réussissent sont d’ailleurs surtout des gens qui ont déjà suivi plusieurs années d’enseignement supérieur. En revanche, le côté gratuit est pour moi fondamental : l’éducation est faite pour être gratuite. Et d’une façon plus générale, les diplômes sont pour moi appelés à disparaître à l’avenir. Deux notions fortes à 42…
L’Europe est-elle selon vous un cadre plus pertinent que les parlements nationaux pour légiférer sur le numérique ?
D’une façon générale, je pense qu’il est toujours préférable de disposer de textes unifiés. Je préfèrerais de loin une économie européenne unifiée à une économie souveraine et nationale. J’ai peur d’une transposition du droit qui ne serait pas la même dans les différents pays.
Qu’attendez-vous du règlement européen sur les données, en discussion à Bruxelles depuis quatre ans ?
Idéalement, on peut espérer un texte qui permette de préserver la confiance dans les plateformes tout en ouvrant un champ d’innovation. Ma crainte est que in fine ce règlement ne parvienne pas à protéger les individus convenablement, tout en limitant l’innovation.
Propos recueillis par Antoine Pietri