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L’affrontement continue entre les partisans des brevets dans le domaine du logiciel et ceux de la gratuité, même si, dans la pratique, les offres mélangent de plus en plus propriétaire et libre. Le vrai problème ? Les brevets actuels ne sont pas adaptés à l’univers du numérique.

La guerre des brevets secoue le monde numérique : entre les anti- et les pro-, le débat fait rage, surtout sur les réseaux sociaux. La position des premiers tient à l’idée même qui sous-tend la notion de brevet : l’effort de l’inventeur doit avoir une contrepartie. Une innovation, cela demande du temps, et des investissements. « De manière générale, si l’on ne dispose pas d’un mécanisme qui permet aux auteurs de se rémunérer, il n’y a plus d’innovation », souligne Emmanuel Harrar, associé chez Dreyfus, un cabinet spécialisé dans la propriété industrielle et l’économie numérique. C’est d’autant plus vrai quand les acteurs en jeu sont des entreprises, pour qui l’innovation n’est pas seulement le fruit d’une passion, mais un moteur essentiel de leur vie économique dans un univers concurrentiel. D’ailleurs, historiquement – car la question du brevet n’est pas nouvelle –, avant que les brevets n’existent, les inventeurs, soucieux de leur intérêt économique, ne dévoilaient pas leurs inventions. Et on disait que cela freinait le progrès.
Les anti-brevets soutiennent quant à eu le point de vue que limiter l’accès à une innovation, c’est forcément limiter les possibilités de nouvelles idées qui pourraient en surgir. Surtout quand cette innovation se généralise et s’impose dans les usages. Qui peut dire, par exemple, ce que serait Internet aujourd’hui si le html avait été la propriété d’une entreprise ? Dans le monde numérique, une autre complication est que bon nombre de créations sont plus le fait d’une communauté que d’un individu. Elles sont donc perçues, dès le départ, comme un bien commun, sur lequel chacun est libre d’apporter sa contribution. Quand une entreprise protège quelque chose né d’une communauté, le geste est perçu comme l’appropriation d’un bien commun. Et restreindre, limiter, breveter, c’est freiner le progrès.
Pour et contre
En général, quand, des deux côtés d’un débat, la conclusion finale est la même, c’est qu’il y a un problème avec la question. Le numérique a, en fait, besoin des deux options, et ce qui se passe en pratique le démontre. « Quand bien même le débat idéologique est encore très vif, dans les faits, il y a une espèce de convergence entre les pro- et les anti- », souligne Vincent Lorphelin, fondateur de Venture Patents, une société de conseil en brevet d’usages. Tous les grands acteurs historiques du libre – Google, Samsung, Facebook, Twitter, etc. – se sont mis à utiliser des brevets, contraints par la réalité économique ; Google en a même fait sa stratégie. Et tous les grands acteurs du format propriétaire, IBM, Apple, Microsoft, etc., contraints par la réalité des écosystèmes – le Cloud computing est construit sur du logiciel libre –, se sont mis à développer des stratégies tournées vers l’open source. De nombreux acteurs de petite taille adoptent des modèles à mi-chemin, mêlant le gratuit et le payant, l’open source et le service ; il existe un éventail très large de licences « creative commons », qui permettent de donner exactement la liberté d’accès voulue.
Mais ces convergences ne résolvent pas tous les problèmes, notamment ceux liés à l’utilisation même de brevets. Compte-tenu de notre système économique, son idée fondatrice est difficilement discutable : il est juste que la ou les personnes ou entreprises qui ont consacré du temps et de l’argent à faire émerger une nouvelle création soient récompensé de leur travail et investissement. Le problème, et principalement pour le logiciel, est que l’implémentation pratique de l’idée laisse franchement à désirer.
En effet, en Europe, on ne peut pas breveter tel quel un logiciel. « Par défaut, ils sont soumis au droit d’auteur, explique Emmanuel Harrar. Ce qui est très différent de la propriété industrielle. » Un brevet protège en fait une invention technique. Du coup, ce qui peut être breveté en Europe, c’est l’application technique d’un logiciel. En comparaison, aux Etats-Unis, breveter un logiciel n’est pas un problème – ce qui explique d’ailleurs pourquoi la plupart des procès impliquant les sociétés qu’on appelle Patent Trolls se déroulent là-bas.
Car le deuxième problème, c’est qu’un brevet est par définition lié à un territoire. C’est, après tout, un contrat entre l’inventeur et l’État. Ce qui veut dire qu’évidemment, tous les pays n’accordent pas des brevets à la même chose, et que si l’on veut se protéger sur tous les marchés potentiels, il faut déposer une demande sur chacun. À l’heure de la mondialisation, et particulièrement pour le numérique, c’est un frein considérable.
Des brevets 2.0
La bonne nouvelle, c’est que les choses bougent. Depuis deux-trois ans, la jurisprudence a évolué, et l’écart entre l’Europe et les Etats-Unis s’est resserré. Et l’Europe travaille à mettre en place un brevet européen – qui éviterait d’avoir à déposer un dossier par pays signataire. Mais cela n’est pas suffisant. Les particularismes du monde numérique (vitesse et communautarisme notamment) demandent des brevets qui leurs soient adaptés. Par exemple, « maintenant que l’on a des outils de traçabilité des contributions en ligne, on peut attribuer à chacun sa part de contribution à un bien commun, et aboutir à une sorte de copropriété intellectuelle massive », décrit Vincent Lorphelin. Une autre piste possible est l’installation d’un système de licence obligatoire, comparable à ce qui existe dans le monde de la santé : l’innovation est protégée, mais l’exploitation ne peut pas être empêchée. Une chose est sûre cependant : un créateur doit pouvoir au moins avoir le choix du mode de partage de sa création – que ce soit pour en tirer profit ou pour en donner l’accès librement.
Article réalisé par Jean-Marie Benoist