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Public élargi, contenu online et dématérialisé et nouveaux supports de diffusion ne sont depuis dix ans que les étapes d’une mutation en profondeur.

Le jeu vidéo est un marché relativement jeune, mais qui a déjà connu un bon nombre d’évolutions depuis les années 1970 et le succès populaire de Pong. Trois rôles principaux se sont rapidement imposés : les studios réalisent à proprement parler les jeux ; l’éditeur conseille, finance, met le produit dans une boîte et se charge de la distribution ; et – du moins dans l’univers des consoles, c’est un peu différent dans le jeu sur PC – le constructeur développe des machine (du hardware) pour faire tourner les logiciels. Si le modèle économique des studios et des éditeurs est facile à deviner (un pourcentage du fruit de la vente), celui des constructeurs est un peu plus inattendu. Ces derniers vendent leurs machines quasiment à perte. En revanche, ils font payer le support physique – le DVD – pour un coût non négligeable, puisqu’il tourne aujourd’hui autour de 8 euros pièce. Autrement dit, quand Ubisoft a sorti un million d’exemplaires des Lapins Crétins sur PS3, il a payé 8 millions d’euros à Sony. Une pratique qu’ils peuvent se permettre car, mis à part quelques concurrents mineurs, les constructeurs n’ont jamais été plus que trois sur le marché. Aujourd’hui, les choses ne sont plus aussi simples. En une dizaine d’années, deux évolutions majeures – parallèles et s’influençant mutuellement – sont venues chambouler le paysage : l’élargissement considérable du public des joueurs et la digitalisation.
Tout le monde joue (ou presque)
De l’avis unanime des professionnels du secteur, c’est Nintendo qui a le premier ouvert le jeu vidéo à des publics jusque là considérés comme majoritairement hors d’atteinte : les personnes âgées et les femmes, grâce à la Wii et à la DS et aux coups de génie qu’ont été Wii Sport et Nintendogs (ce dernier ayant attiré notamment une génération entière de petites filles). « Il y a dix ans, on ne parlait pas de joueuses, se souvient Christophe Astorri, qui travaillait à l’époque chez Owlient, un studio de développement français qui a depuis été racheté par Ubisoft. Aujourd’hui, tous jeux confondus, elles sont majoritaires. » Une conquête achevée par l’arrivée des smartphones et des tablettes, qui ont mis dans les mains du plus grand nombre des consoles de jeu.
Cela a été possible en partie parce que le jeu vidéo est maintenant suffisamment vieux pour être un loisir intergénérationnel. Un bon nombre de quadras ont été – ou sont encore – des joueurs. Pour eux, « le jeu vidéo est un passe-temps familial comme un autre », souligne Benoît Clerc, directeur Jeux Vidéos chez Bigben Interactive ; le stigma négatif qui pendant longtemps y a été accolé est en train de disparaître petit à petit. Mais ce n’est pas seulement la composition du public et sa taille qui ont changé – ses attentes également ont évolué. L’arrivée d’Internet et conjointement des contenus dématérialisés l’a habitué à l’idée de contenus disponibles immédiatement et à faible coût. « Très vite, nous nous sommes rendu compte de l’intérêt du téléchargement pour les jeux vidéos, avec l’exemple de la musique, explique Cédric Lagarrigue, directeur associé de Focus Home Interactive. Mais il a fallu attendre que les bandes passantes le permettent. » Si une chanson pèse environ 100 Mo, un jeu peut allègrement dépasser la dizaine de gigaoctets.
Le passage au dématérialisé
Mais quand la technologie a été suffisamment avancée, les acteurs du monde du jeu vidéo se sont lancés sur l’occasion – du moins sur PC. La plateforme Steam, lancée en 2003 par l’éditeur américain Valve, a été le premier marché dématérialisé – et il a tout d’un coup offert aux studios, même petits, un accès rapide et peu cher au consommateur.
Pour les fabricants de consoles, sauter le pas a été plus complexe. Avec leur business model centré sur la vente du support physique, la dématérialisation était, pour eux, plutôt une mauvaise nouvelle. Il est peu étonnant qu’ils aient fait partie, avec notamment les distributeurs, d’un lobby contre la dématérialisation. Mais un élément décisif a été la réussite de l’App Store d’Apple. « La firme de Cupertino a démontré que la dématérialisation peut générer un business viable, explique Emmanuel Forsans. Elle a été la première à la faire, et à mettre ainsi en défaut le circuit de la distribution. » Du coup, une fois la brèche ouverte, les constructeurs s’y sont engouffrés comme un seul homme – et ont copié exactement la recette d’Apple. Le business model derrière les marchés en ligne de Sony, Nintendo et Microsoft – chacun en ayant le monopole sur sa console respective – est exactement le même que celui de l’App Store : ils récupèrent 30% de la vente, et le fournisseur 70%.
Nouveaux business models
Tous ces éléments ont provoqué des changements forts dans l’écosystème du jeu vidéo. Les fabricants de console ont modifié leur stratégie ; les studios peuvent désormais – en théorie – se passer d’éditeur et de distributeur ; et les éditeurs ont tendance du coup à se recentrer sur leurs studios internes. L’arrivée des Stores et des nouvelles plateformes de jeu (smartphones et tablettes) a eu un autre effet. Les jeux y sont de nettement moindre envergure que ceux sur console, et donc beaucoup plus abordables à réaliser. « La prédominance de la distribution digitale a permis à Amplitude de se développer sur un marché considéré comme une niche. D’une manière générale, et en tous cas sur Steam, on a aussi vu une explosion de créativité et un revival de genres disparus, dont avait bien besoin un écosystème trop concentré sur les mêmes franchises », estime Mathieu Girard, co-fondateur d’Amplitude Studios. C’est une floraison de petites entreprises qui se sont lancées sur le marché, et qui ont innové en lançant de nouveaux business models, rendus possibles par l’évolution des demandes des consommateurs. La France, notamment, s’est montrée en la matière particulièrement dynamique. « Le paysage français est très dynamique, souligne Emmanuel Forsans. L’Hexagone compte plus de 250 studios de développement, sur plus de 500 entreprises liées au jeu vidéo. » Un nombre élevé qui s’explique par les nouveaux business models, plus accessibles, et par le fait que la France continue de produire des programmeurs de qualité. Le modèle qui, sans conteste, a rencontré le plus grand succès est le Free2Play. « Owlient a été l’un des pionniers du modèle, souligne Christophe Astorri. Nous faisions figure de curiosité à l’époque… » Le téléchargement du jeu est gratuit et immédiat, et le fournisseur gagne de l’argent avec du contenu publicitaire. Mais le modèle a ses limites ; notamment, les gains liés à la publicité sont faibles – de l’ordre de quelques centimes pour un millier d’affichages. Il ne peut donc marcher que si le jeu remporte un fort succès. Du coup, une variante est rapidement apparue, consistant à pouvoir acheter une version sans publicité de l’application (ce qu’on appelle le freemium). L’autre variante, qui a également très vite émergé, a été de proposer dans le jeu du contenu à acheter, utile ou «indispensable» – une arme spéciale, le niveau suivant (modèle de Candy Crush), des éléments de décor… Il y a deux écoles dans ce modèle : soit le contenu ne change rien au jeu (au pire il le facilite), soit il est indispensable pour pouvoir jouer correctement. Ce deuxième modèle (Pay to Win, payer pour gagner) est – évidemment – peu populaire auprès des joueurs.
Blockbusters et produits de niches
Les grands studios, confrontés à des nouveaux business models aussi différents, ont plus ou moins bien pris le virage par eux-mêmes. « Cela demande des structures et des organisations très différentes », rappelle Christophe Astorri. C’est ce qui explique pourquoi il y a eu autant de rachats de petits studios par les grands éditeurs, comme Ubisoft l’a fait pour Owlient. En parallèle de cette explosion de produits à budgets réduits, les grands éditeurs se sont retrouvé confrontés à des coûts de développement croissants, en partie à cause des progrès technologiques réalisés par le hardware (consoles, PC…). « Les équipes sont beaucoup plus complexes : il faut plus de codeurs, des animateurs, des graphistes, des réalisateurs… », énumère Cédric Lagarrigue. Leurs titres sont, de plus en plus, des blockbusters. Et, suivant en cela l’exemple du cinéma, les grands studios se retrouvent de plus en plus à faire des franchises, pour assurer la rentabilité et diminuer les risques. Cela peut être des titres comme Assassin’s Creed, d’Ubisoft, qui connaît au moins une itération par an depuis son lancement, Call of Duty, Halo, ou les jeux de sport. De fait, les grands éditeurs parlent de plus en plus en termes de licences, et cherchent à étendre leur propriété sur d’autres médias (livres, comics, films, télévision…). Ils se transforment progressivement en des professionnels du divertissement. Heureusement pour eux, l’arrivée du contenu dématérialisé a eu un autre effet : rallonger la durée de vie d’un jeu. Déjà, parce qu’il reste disponible à la vente virtuellement indéfiniment – alors qu’avant la dématérialisation, la durée de vie des jeux avait tendance à diminuer, certains ne restaient que quelques semaines en rayon. Et d’autre part, Internet et les places de marché permettent de vendre du contenu supplémentaire, de sortir des updates, de favoriser le multijoueur online… Et si tout le monde s’y met, c’est que c’est rentable. « Le dernier exemplaire de la série Halo a déjà rapporté plus de 100 millions de dollars en achats dans le jeu », souligne Benoît Clerc. Une plus grande durée de vie permet de rentabiliser des coûts de développement plus importants. En un sens – et c’est une comparaison valable à beaucoup de niveaux – on peut faire un parallèle entre l’industrie du cinéma et celle du jeu vidéo : la rentabilité d’un film n’est plus basée que sur les entrées en salle, mais aussi sur les DVDs, les droits pour les chaînes, la VOD… La situation est similaire dans le jeu vidéo. Cette spécialisation des majors dans les titres à très haut budget fait qu’ils ne sont intéressés que par des titres (dits « AAA ») ayant le potentiel de dépasser le million d’exemplaires vendus. « Cela a du coup redonné un espace d’expression pour des éditeurs plus modestes, comme Bigben, pour occuper des marchés de taille intermédiaire », explique Benoît Clerc. Ces studios produisent des titres que l’on nomme par analogie « AA ». Et pour la taille de marché encore en-dessous, se trouvent ce qu’on commence à appeler des studios « III », indépendants mais qui ont atteint une certaine taille… En fait, le marché est en train de se diversifier et de s’élargir. Ce qui n’est pas sans poser problème. « La saturation du marché sur iOS, Google et Steam, noie dans la masse les petits studios, qui doivent à nouveau faire appel à des éditeurs pour obtenir de la visibilité », souligne Mathieu Girard. On compte aujourd’hui une moyenne de 10000 nouvelles applications par mois. Autant dire qu’il y a peu d’élus pour beaucoup d’appelés…
Un avenir tumultueux en perspective
Cette tendance à la diversification et à l’élargissement devrait se poursuivre dans les années qui viennent. Le jeu vidéo va être protéiforme, et consommé de façon nouvelle : la réalité virtuelle arrive pour de bon cette fois (les technologies d’écran ayant progressé suffisamment pour faire de l’Oculus Rift un candidat sérieux pour le titre de premier casque de réalité virtuelle à rencontrer le succès), et on commence aujourd’hui à voir des gamins passer des heures à regarder quelqu’un jouer. Le jeu vidéo commence même à passer au 2.0, en utilisant le contenu créé par les utilisateurs : le dernier carton en date de Nintendo, Mario Maker, propose de créer ses propres niveaux dans l’univers du célèbre jeu de plateforme. Tout ce qui est créé par le joueur appartient pour l’instant à l’éditeur, mais ce modèle pourrait bien évoluer. Mais la révolution à venir, liée – là encore – au progrès de la technologie, est le jeu à la demande. « C’est une question d’années, estime Cédric Lagarrigue. Plus besoin de hardware : le jeu sera dans le Cloud. » Des premiers pas ont été accomplis dans cette direction, mais pour l’instant, il reste plus efficace de vendre du hardware au consommateur. La faute à la qualité inégale de connexions réseaux et aux exigences de qualité des joueurs. Les fabricants de consoles ont cependant bien pris la mesure du problème. Chez eux, la question n’est déjà plus vraiment de savoir comment sera la prochaine génération de consoles, mais de savoir si elle existera. En fait, ils s’intéressent à la distribution digitale au sens large – jeux vidéo, musique, films… L’ambition – avouée déjà pour les consoles actuelles – est de devenir le centre de divertissement du foyer, position occupée en général aujourd’hui par la box. Et d’ailleurs, les constructeurs de box lorgnent eux aussi sur le marché du jeu vidéo – ils en distribuent également. Mais il y a une différence : les professionnels des télécoms ne veulent pas se positionner en tant qu’éditeurs, ils ne sont intéressés que par la distribution.
Jean-Marie Benoist