La dématérialisation, encore verte ou déjà trop mure ?

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Alors que la dématérialisation des données et des moyens de communication au sein de l’entreprise semblait être une solution écologique (en plus d’être économique), il semblerait que tout ne soit pas si simple et que le papier, qu’on croyait oublié, tente un retour en force sur le front vert.

La déforestation, premier allié de la démat'
La déforestation, premier allié de la démat’

Dans ce qui ressemble à un sous-sol un peu glauque, un ring mal éclairé entouré d’une foule agitée accueille un combat entre deux hommes bedonnants affublés de masques de catcheurs mexicains. L’un des combattants est tiré par les cheveux, comme l’allégorie que constitue ce faux combat entre Terrific Numeric et Papermail. « Selon la rumeur, Papermail était polluant et nuisible pour la planète, lance solennellement la voix off. […] On tente de nous culpabiliser sur l’utilisation du courrier papier. On nous fait croire qu’il est plus écolo de recevoir ses factures par courrier électronique plutôt que par enveloppe papier sous prétexte que le papier pollue, et qu’il encourage la destruction des forêts. Mais ce qu’on ne nous dit pas, c’est que l’industrie papetière est une filière propre. » Evidemment, Papermail finit par remporter le combat, et évidemment cette vidéo virale d’une minute et demie a été financée par les producteurs européens de papier.

Papier / Numérique
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L’enjeu est simple : provoquer un retournement de situation et redorer le blason de la grande famille du papier. Au milieu des années 90, lorsque les grandes organisations écologistes mettent sur le devant de la scène la thématique du trou dans la couche d’ozone et des gaz à effet de serre, elles ciblent en effet une partie de leur action sur la lutte contre la déforestation. « C’est le cliché de l’Amazonie « poumon de la planète », les baleines en voie de disparition, qui vient aussi de la stratégie de com’ des associations, ou même des chaines d’information. On va plus volontiers s’apitoyer sur la baleine ou la forêt », décrypte Fabrice Flipo, Maître de conférences en philosophie à Telecom & Management SudParis et auteur de plusieurs ouvrages sur la crise écologique et l’impact environnemental des structures numériques. Usant de ces comparaisons imagées chères à sa rhétorique, Greenpeace continue aujourd’hui à clamer, dans le cadre de sa campagne « Zéro Déforestation », que la surface des forêts diminue d’un terrain de football toutes les deux secondes, et d’un quart de la France tous les ans.
Alors que l’agriculture, les constructions de routes et les exploitations minières ont aussi leur part de responsabilité, l’industrie papetière est particulièrement montrée du doigt. Sans doute parce que l’on associe plus facilement un arbre à une feuille A4 qu’à une brique de lait de soja ou une gaine de cuivre. Coup de chance, cette problématique atteint son apogée au moment où l’informatique est en pleine expansion et où l’Internet s’apprête à se démocratiser. L’équation est simple : faire disparaître le papier pour numériser les données de l’entreprise permettra de faire d’une pierre deux coups en diminuant les coûts tout en faisant un beau geste pour la nature. « Je sais que chaque fois qu’on signe un document, c’est quatre euros d’économies, estime Pierre Wallut, directeur commercial et marketing de Chambersign, société spécialisée dans le certificat électronique. On économise du papier puisque sans le numérique, on aurait signé le document, on l’aurait édité en deux exemplaires, mis dans la bannette, on aurait dû l’envoyer par la Poste, etc. De plus, l’archivage d’un document numérique permet une recherche beaucoup plus rapide. » Sans compter la bonne image obtenue par l’entreprise à peu de frais.

Lorsqu’il rencontre un client, Pierre Wallut insiste sur quatre arguments, classés par ordre d’importance : « 1) L’économie financière. 2) La productivité, puisque les salariés ne perdent plus de temps avec l’administratif. 3) Le côté environnemental, car ça permet de faire des économies sur des produits peu écologiques, comme le papier et les consommables (notamment les cartouches d’encre). 4) Enfin, il peut utiliser ça comme un argument marketing, communiquer sur la dématérialisation auprès des autres acteurs du secteur. »
Et pour la communication, Readsoft, multinationale suédoise de la dématérialisation, a décidé de fournir elle-même les chiffres au niveau macro : en 2009, elle affirmait que la dématérialisation de 270 millions de facture faisait économiser entre 6 000 et 7 000 tonnes de papier, soit l’équivalent de 2000 aller-retour Paris-New York.
Inexistant il y a vingt ans, le marché de la dématérialisation en France était estimé à 5,4 milliards d’euros pour l’année 2012 (4 milliards pour la dématérialisation des flux entrants/circulants/sortants, un milliard pour la sécurisation des échanges et 400 millions pour l’archivage électronique) par une étude du cabinet Xerfi publiée le 11 février dernier, avec des prévisions de croissance de 10 à 15% par an jusqu’en 2017. Billets de train, factures de téléphone et même contrats, le papier disparaît petit à petit au profit de l’électronique. Outre l’image « green » et les économies bienvenues en temps de crise, la même étude ajoute que les entreprises ont pu être poussées sur le chemin de la démat’ par l’action des pouvoirs publics. Désireux de simplifier les démarches autant que de protéger la nature, ceux-ci ont largement encouragé le paiement en ligne des impôts ou des amendes, avec pour objectif affiché de transformer à terme la feuille et l’encre en vieux souvenirs. L’une des quatre priorités du plan « France Numérique 2020 » est d’ailleurs d’« accroître et diversifier les usages et les services numériques dans les entreprises ». Dire que l’idée de dématérialisation est en plein boom serait donc un euphémisme.

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En 2007, pourtant, un chiffre est venu remettre en cause la green credibility de cette tendance. Une étude du cabinet Gartner met alors en avant le fait que les TIC (PC, serveurs, systèmes de refroidissement, téléphones, réseaux locaux, imprimantes) sont responsables à elles seules de 2% des émissions de CO2 dans le monde, soit autant que… l’aviation. « Ce qui a fait beaucoup de bruit, c’est que ce n’était pas Greenpeace qui sortait ce chiffre, c’était Gartner, le Ernst and Young des TIC. Donc a priori pas une boîte écolo », contextualise Fabrice Flipo, qui s’étonne qu’aucune étude n’ait été menée plus tôt pour vérifier que la dématérialisation avait bien les vertus écologiques qu’elle prétendait avoir. Un autre rapport de décembre 2008 montre que les technologies de l’information et de la communication représentent 13,5% de la consommation d’électricité en France, mais met également en avant le problème du recyclage des déchets électroniques. « Ceux-ci contiennent des éléments dangereux, tel le plomb des soudures, les terres rares des composants, et peu d’éléments valorisables, sauf l’or des connecteurs, rapportent les chercheurs du CGEDD et du CGTI. Le déchet le pire est l’écran cathodique : la face interne de l’écran est tapissée de poudres électroluminescentes nécessitant un traitement spécifique. Le recyclage est par ailleurs remis en cause par la généralisation des écrans plats. Dans nombre de pays, la solution de retraitement consiste à exporter ces déchets vers des pays en voie de développement. » Pas la solution la plus éthique ni la plus viable, donc.
D’autant plus qu’il existe un risque d’annihiler les effets positifs de la dématérialisation par un « effet rebond ». « Par exemple, on a pensé diminuer le nombre de trajets en avion grâce aux systèmes de visioconférence. Sauf que, les contacts devenant ainsi plus faciles, on va avoir tendance à les multiplier et à communiquer avec des gens avec lesquels on n’aurait peut-être jamais pensé parler, et que l’on va finir par vouloir rencontrer… en prenant donc l’avion », illustre Marie Gaborit, chef de projet en éco-conception chez Evea-Conseil. Ces nouvelles façons d’envisager les choses ont amené certains professionnels du milieu à changer leur fusil d’épaule. « Non, je ne vends pas forcément la dématérialisation comme une solution écologique », assure Hervé Streiff, responsable qualité, sécurité et environnement chez Locarchives, société qui a commencé par l’archivage papier en 1977 avant de développer une activité d’archivage numérique. « Pour des archives qui sont très consultées, le transport est polluant, et il vaut mieux passer sur de la dématérialisation, détaille-t-il. Par contre, sur de la conservation très long terme, conserver une archive dans un entrepôt coûte beaucoup moins cher en émissions de carbone que des data centers où vos données vont être alimentées en temps réel par de l’électricité pendant 80 ans. Sur le long terme, un entrepôt papier est plus écologique puisqu’il ne consomme presque rien. » On en reviendrait donc au bon vieux papier ?

La voix off de la vidéo « Terrific Numeric vs Papermail » avait encore des choses à nous dire : « Le papier est recyclable, le bois utilisé est certifié géré durablement et nos forêts s’étendent de 50000 hectares chaque année. Alors ce soir j’ai compris que toute cette campagne mensongère ne servait qu’à réduire les frais des entreprises au détriment de notre confort. Et qu’au centre de ce combat factice opposant le numérique au courrier papier, finalement, ne serait-ce pas nous les pigeons plumés ? » Il faut toujours que cette voix off exagère. D’abord, si les forêts européennes continuent effectivement à s’étendre, leur expansion ne fait pas le poids à l’échelle mondiale face, par exemple, aux 4,1 millions d’hectares perdus par an en Amérique du Sud entre 2000 et 2005. Ensuite, le papier et le numérique impliquent sans doute des usages trop différents pour pouvoir être comparés si aisément. « C’est un combat de lobbys, résume Marie Gaborit. D’un côté le papier a fait beaucoup d’éco-conception et a pu communiquer dessus. De l’autre, c’est beaucoup plus compliqué pour le numérique car il y a énormément de facteurs en jeu : est-ce que les gens impriment ? Est-ce qu’ils lisent les factures sur l’écran ? Combien de temps les stockent-ils ? Combien de temps les consultent-ils ? Si vous avez plus d’une heure de travail sur un document, autant l’imprimer. »

Vers une troisième mi-temps apaisée ?

Pourtant le doute n’est pas la seule certitude dans cette affaire. Il existe un postulat maintenant à peu près installé, sauf cataclysme : les ordinateurs ne disparaîtront pas des bureaux pour laisser à nouveau la place au tout papier. C’est pourquoi la recherche de solutions pour diminuer l’impact des TIC (et donc de la dématérialisation) sur l’environnement est en cours. « Nous avons nos propres data centers et en ce moment il y a beaucoup d’innovations pour réduire leur consommation, témoigne Hervé Streiff, de Locarchives. Il s’agit notamment de remonter la température à laquelle ils doivent être maintenus, ou de réutiliser la chaleur. Même si je ne crois pas à des data centers qui ne consomment presque plus d’électricité. » Car encore une fois, l’effet rebond devrait se faire ressentir : les propriétaires de data centers risquent de privilégier une augmentation de la puissance tout en gardant une consommation d’énergie stable.

« La dématérialisation peut être super quand elle est bien faite, continue à penser Marie Gaborit, qui siège aussi à la commission green de l’Association française des éditeurs de logiciels et solutions internet (AFDEL). Par exemple si on fait tourner dix gros serveurs pour un service léger, ça ne sert à rien. Le cloud devrait normalement diminuer l’impact sur l’environnement, même si pour le moment une requête sur Google consomme autant qu’une ampoule allumée pendant une heure. » Comme souvent, si des contraintes législatives ne sont pas imposées, chacun devra faire l’effort de son côté. « Les entreprises peuvent entamer une démarche Green IT autour des postes de travail pour optimiser la chaîne d’action, ébauche Marie Gaborit. Il existe maintenant des solutions qui peuvent centraliser le pilotage de toute l’informatique d’une entreprise, des logiciels qui vont eux-mêmes aider à optimiser le fonctionnement des TIC. Et puis il faut parfois savoir retourner au papier, recyclé si possible. » Pour qu’un beau jour, Papermail et Terrific Numeric avancent main dans la main.

Article réalisé par Thomas Pitrel

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