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Rentré dans les mœurs de M. Tout-le-monde, le streaming redistribue les cartes du secteur et pose inlassablement la question de la répartition des revenus sur la globalité de la chaîne de valeur. Enquête.

Suède : 1-France : 0 ! Pour changer, les grands blonds aux barbes de hipsters remportent une nouvelle victoire face à nous, porteurs de béret, la baguette sous le bras. Cette fois-ci, il ne sera pas question d’agilité économique ou fiscale. Encore moins de modèle éducatif. Il sera question de musique. Mais rassurez-vous, pas d’Eurovision. Car le pays de Zlatan – désolé pour tous les autres – a su redynamiser le secteur de la musique via le streaming, avec un gain de croissance au global et une contribution intéressante des nouveaux entrants aux revenus de la filière. Avec en cerise sur le gâteau, une population entière qui se convertit à la musique connectée. Ce faisant, le virage du streaming peut apporter son lot de bonnes surprises : nouvelle façon de créer de la richesse dans un secteur qui souffre structurellement et amélioration de l’offre et du service pour l’utilisateur final. Reste l’éternelle question de tout jeune secteur : corne d’abondance ou nouveau mirage numérique ? EcoRéseau Business vous en propose un décryptage et passe au crible les dernières tendances.
Sables mouvants 2.0
Sortez les mouchoirs. La musique va mal en France. Selon les chiffres de la SNEP, le secteur accuse une baisse de -6% sur le dernier semestre, pour un chiffre estimé à 207 millions d’euros. Dans ce gâteau, la répartition des parts est encore en faveur des ventes physiques (57%). Mais les achats en dur reculent toujours tandis que la musique en ligne progresse. L’avenir, comme dans de nombreux secteurs, se trouve donc du côté du dématérialisé. Mais le destin économique de la musique n’est pas beaucoup plus harmonieux chez la petite sœur numérique. Le secteur de la musique sur Internet est également concurrentiel et subit en tant que jeune secteur des changements rapides. L’hétérogénéité des acteurs et leurs ambitions empêchent toute visibilité sur ce qu’il adviendra de la musique en ligne dans quelques années. Des majors telles que Universal, Warner Music, etc., ou certains des “GAFAs” à l’image d’Apple ou Amazon, se sont dernièrement positionnés sur le marché en créant leur propre plateforme face aux payantes telles que Sony Music, Napster, Qobuz, etc., aux gratuites (YouTube, Dailymotion…), et aux mixtes qui reposent sur un modèle freemium /premium : Deezer, Spotify ou SoundCloud. Dans cette jungle, des acteurs pourtant établis de longue date souffrent ou ne concrétisent pas le développement espéré. Il y a à peine trois ans, Spotify développait son offre de 15 à 55 pays et coulait des jours heureux. Aujourd’hui, l’entreprise a stratégiquement opéré une levée de fonds par nécessité pour contrer les nouveaux entrants tels qu’Apple – depuis juin 2015 – ou encore Tidal dont les business models reposent uniquement sur des abonnements payants. De même, Deezer a dû renoncer à son introduction boursière, signe d’un manque de confiance et d’une méconnaissance des investisseurs au sujet du streaming musical. Enfin, le qualitatif Qobuz a lui subi un redressement judiciaire tandis que Rdio est mis en faillite… « Les dernières actualités de la musique en ligne posent la question de la viabilité du modèle économique de ces plateformes, qu’elles soient payantes ou sponsorisées par la publicité », analyse Xavier Filliol, entrepreneur (MP3.fr et Music Wave), président du GESTE (éditeurs de services en ligne).
Difficile milieu pour l’innovation disruptive
« On observe un mouvement de concentration qui s’accélère. Les entreprises font faillite, se repositionnent vers le BtoB, ou subissent une fusac ou une absorption, à l’image de la récente proposition de Pandora au sujet de Rdio ou encore du rachat de Beetfy par Apple. Ces exemples témoignent de la difficulté du secteur à proposer de la musique de façon pérenne », poursuit Xavier Filliol. Face à cette concurrence serrée, les acteurs de la musique en ligne n’ont pas d’autre choix que d’innover. « Plusieurs tendances se dégagent en matière d’innovation. Certains acteurs comme Deezer ou Spotify procèdent à des Hackhatons ou des meet-up pour mobiliser la créativité du personnel. Mais la recherche de nouveautés passe aussi par une externalisation de l’innovation, en développant les relations BtoB avec des start-up, de fait, plus agiles », note le président du GESTE. Autrement dit, il se dessine un écosystème où les start-up qui se créent, happées par les leaders du secteur, n’optent plus pour le BtoC. Cette tendance réduit dès lors leur ambition disruptive sur le marché comme peau de chagrin, dans un contexte où la cherté des droits sur les contenus légitime ce positionnement. En dépit des FrenchTech, BPI ou Cap Digital, l’Observatoire de la musique souligne d’ailleurs dans sa dernière étude que la filière ne bénéficie que trop peu d’investissements – en particulier d’ordre privé –, et milite pour cette complémentarité financière. Un fait qui explique le renoncement de Deezer à être cotée, ainsi que le questionnement auréolant perpétuellement le secteur quant à son avenir.
Percée du streaming, de la vidéo et retour aux basiques
Mais la tendance qui touche la musique en ligne demeure le basculement des activités de téléchargement vers l’écoute de la musique en streaming. Le rôle des acteurs évolue. Et s’opère un glissement d’une logique de distribution de la musique vers une autre de diffusion en tant que média. « Cet abandon du modèle de distribution vers le média va reconditionner les règles du secteur de la musique en ligne », remarque Xavier Filliol. Au dernier semestre, l’étude de l’Observatoire de la musique chiffre les parts de marchés du téléchargement et de la téléphonie mobile à respectivement 30 et 4% des parts totales. Le streaming représente ainsi 59 millions d’euros et enregistre une progression de 65% des revenus issus des abonnements, conservant le lead avec ses 65% de parts de marché. Les fameux Spotify et Deezer ont d’ailleurs supprimé le téléchargement de leur site. « Cette tendance qui pousse les professionnels de la musique en ligne à devenir médias les amène à explorer de nouveaux horizons : La VoD, le live et la vidéo sont ainsi en plein essor. D’autant que l’accès à la musique est protéiforme : linéaire (radio), semi-interactif, à la demande (podcast, streaming, VoD, live), si bien que les acteurs de la musique en ligne se différencient aussi par leur moyen d’accès. Ce passage de la propriété à l’accès n’est pas neutre d’un point de vue utilisateur », explique Xavier Filliol. De nouvelles start-up émergent dans cette niche, des “smart radios” par exemple, et proposent un algorithme qui vogue entre la radio et les préférences du mélomane qui écoute sur la plateforme dédiée. Mais tous ne prennent pas ce virage radical. A l’image de l’offre combinée du français Qobuz : « “streaming + téléchargement” fait disparaitre la frontière telle qu’elle est vue actuellement entre les sites de téléchargement et les services de streaming. La notion de “droits d’accès” temporaires (pour le streaming) ou permanents (pour le téléchargement) à travers le cloud autorise de croiser les contenus aux droits hétérogènes. Ainsi, l’une des forces de Qobuz est de proposer un label ou un artiste inédit parce qu’elle est aussi une plateforme de téléchargement à l’acte », explique Malcolm Ouzeri, marketing manager. Outre l’ajustement du modèle économique, le streaming recèle un potentiel encore non exploité. Selon le récent Web Observatoire de Médiametrie, 42% des internautes en France au troisième trimestre 2015 ont écouté au moins une fois de la musique sur une plateforme de streaming. Ce marché en devenir pousse dès lors les acteurs à se diversifier et à monter en gamme. Ce faisant, la qualité aussi est de retour. Fini le temps du MiniDisc – vous en souvenez-vous ? – où vous compressiez plusieurs fois le format pour obtenir un son mono tellement mauvais que vous ne perceviez plus les basses… Nos oreilles se sont un temps, semble-t-il, accoutumées à la médiocrité. Certains opérateurs ont ainsi misé gros sur la qualité du son : entre autres, Qobuz. « Lorsque l’on passe de l’analogique au numérique, le son est compressé avec une plus ou moins grande précision. Le MP3 en termes de format fait perdre de la profondeur et du détail. Chez Qobuz, nous proposons une fréquence d’échantillonnage de très bonne qualité en Hi-Res 24-bit, une musique étant en général formatée en 16-bit », détaille le manager chez Qobuz.
La musique ça s’écoute avec les yeux ?
L’avenir de la musique n’est pas juste dans l’audio. Il est aussi dans le visuel. Songez aux petits jeunes de votre famille qui vous font « regarder de la musique » ! Ce qui explique pourquoi l’ordinateur et le téléphone mobile restent les supports les plus en vogue. Et, logique de rentabilité après achat oblige, le mobile dépasse tout autre type de support dès lors que le particulier souscrit à une offre en ligne. Par ailleurs, selon la dernière étude de l’Observatoire de la musique, le dernier trimestre met en lumière un engouement certain pour la TV connectée au regard de la mise à jour des sites opérée en particulier pour les contenus vidéos. Face à ce constat, se pose la question, malgré cette multitude de supports, des services qui n’offrent que de la musique en ligne à leur abonnés. Pourront-ils survivre face à des acteurs tels que YouTube qui proposent désormais musique, films, documentaires ? A ce sujet, certains professionnels du streaming hésitent à passer le pas en proposant de l’entertainment en sus de la musique pour diversifier l’offre et garder captifs une partie de leurs abonnés tentés de partir vers d’autres horizons. L’Observatoire souligne que face à ces enjeux l’atout clé pour se démarquer dans cette offre pléthorique ne sera plus la conquête de parts de marché mais la part d’attention de l’auditeur, quel que soit l’ensemble des terminaux analogiques comme numériques utilisés (Observatoire de la musique, premier semestre 2015).
Objectiver la valeur du partage des revenus de la musique
Des doutes persistent quant à l’avenir de la musique en ligne. Le rapport Lescure de 2013 soulignait déjà que ce secteur souffrait et nécessitait un effort légal pour objectiver le partage de la valeur. Réguler les relations économiques passerait notamment par un effort de transparence sur le sponsoring des sites qui proposent des abonnements gratuits. Les yeux sont également rivés sur les géants que sont YouTube et Google, ainsi que les plateformes de distribution qui ne doivent pas seulement être considérées comme des prestataires techniques mais aussi comme des médias soumis aux mêmes obligations de partage de revenus au profits des ayant-droits. Pour lutter contre cet effet aspirateur de la valeur économique du streaming, un accord historique pour la filière de la musique a été signé fin septembre 2015 entre les professionnels du secteur, en vue d’un développement équitable. Artistes, producteurs et plateformes s’engagent donc aux côtés des pouvoirs publics pour un développement équilibré, en ajustant la répartition des revenus. Les producteurs s’engagent ainsi à partager la totalité des revenus reçus des services de musique en ligne avec les artistes. D’autres mesures abondent dans le même sens vers une meilleure protection de la source artistique et de ses représentants, afin de garantir une richesse culturelle sans pour autant plomber l’activité numérique. Affaire à suivre.
Geoffroy Framery