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Il faut toujours un ennemi au maître du monde américain… Depuis l’effacement – relatif – de l’URSS, c’est la Chine dictatoriale qui chatouille les prérogatives du continent monde, mais davantage par ses progrès numériques que ses missiles. La Chine, leader incontesté des équipements 5G, se livre bel et bien à une « guerre froide numérique ». Entre les deux puissances de la dématérialisation, les Européens doivent impérativement s’allier en faveur d’une stratégie de cloud indépendant. Le seul moyen d’asseoir leur souveraineté numérique. Analyse.
C’est l’histoire d’une technologie de taille devenue un véritable enjeu géopolitique. La 5G, innovation majeure capable de marier à merveille expertise du cloud et des télécoms au service de l’Internet des objets ou de l’intelligence artificielle, est bien au cœur de la bataille pour la suprématie numérique entre les États-Unis et la Chine. Entre les deux, l’Europe peine décidément à trouver sa place ! Alors que la France a présenté en mai sa Stratégie nationale pour un cloud souverain, Cédric O, secrétaire d’État au numérique, l’avoue lui-même en filigrane : « Si le cloud est un élément de compétitivité pour nos entreprises, les Européens restent, eux, en retard par rapport aux concurrents américains et asiatiques. »
Haro sur Huawei !
Les deux rivaux, Washington et Pékin, n’hésitent pas à se livrer « une guerre froide numérique, d’autant plus exacerbée par la crise sanitaire », confirme David Fayon, consultant en transformation numérique. En témoigne l’acharnement américain contre le géant chinois Huawei, premier équipementier de télécommunications au monde et symbole de la prouesse technologique de l’Empire « communiste ». Banni des États-Unis qui le soupçonnent d’espionnage au profit de Pékin, ce pionnier des équipements 5G a même été exclu d’un tel marché juteux dès 2019, inscrit sur la liste noire des acteurs chinois censés menacer la sécurité nationale. Il faut dire que depuis 2012, plus de 80 % des affaires d’espionnage économique outre-Atlantique seraient liées à la Chine, à en croire le Département de la Justice américain. Un embargo en tout cas aussi décliné, depuis, dans d’autres pays, de l’Australie à la Suède en passant par le Royaume-Uni ! En France, le Conseil constitutionnel a même validé, début 2021, des dispositifs législatifs « anti-Huawei », pourtant contestés par les opérateurs français SFR et Bouygues Telecom, contraints de démonter des milliers d’antennes mobiles du leader chinois. Raison invoquée : « se prémunir des risques de piratage ».
Se protéger du Cloud Act
5G, intelligence artificielle, cybersécurité… autant de sujets de discorde entre les deux puissances, qui représentent un défi clé pour le Vieux Continent engagé dans un nécessaire rééquilibrage des rapports de force. « Ce qui suppose d’élaborer une stratégie coordonnée de souveraineté numérique qui dépasse le strict alignement avec les États-Unis tant le clivage vis-à-vis des Américains en la matière reste tout aussi entier », rappelle David Fayon. Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, ne disait pas autre chose, en substance, en mai, à Bercy : « La France doit se doter d’un cloud de confiance car les données sont stratégiques. C’est pourquoi il faut les protéger, en levant certains freins légitimes. » Freins ? Comme la crainte d’assister à « l’extraterritorialité » de lois américaines que le Cloud Act adopté en 2018 entérine en autorisant les services de renseignement du pays à accéder aux données hébergées hors de son territoire. Un risque qui a même conduit à l’invalidation en juillet 2020 du Privacy Shield par la Cour de Justice européenne qui favorisait les transferts de données transatlantiques. « De quoi mettre en évidence la profonde incompatibilité des réglementations américaines avec les principes du RGPD, Règlement général sur la protection des données de l’Union européenne, qui semblent irréconciliables », dixit David Fayon. En France, confier la gestion des Prêts garantis par l’État à Amazon Web Services relève de ces aberrations d’atteinte à la souveraineté. Auparavant, l’affaire Alstom au cours de laquelle le Français Pierucci avait été incarcéré en 2014 deux ans sur le territoire américain pour « corruption » (imaginaire), montre bien la toute-puissance autorevendiquée de la puissance américaine.
Stratégie de « coopétition »
Pourtant, en dépit des appétits hégémoniques chinois et américains, l’Europe conserve une corde à son arc, souligne notre expert : « Jouer la stratégie de “coopétition” avec les forces en présence pour assurer l’émergence – face aux GAFAM et BATHX* – de solutions cloud 100 % européennes. » Dans un marché détenu à 70 % par Amazon, Microsoft et Google, un tel double jeu de coopération et de compétition semble inévitable ! En atteste l’annonce récente, par les français Orange et Cap Gemini, d’un accord inédit avec Microsoft pour la création d’une co-entreprise de services cloud baptisée Bleu. Sa mission : fournir aux services publics les solutions du géant américain, mais via ses propres infrastructures placées sous son contrôle exclusif, hébergées et sécurisées en France. Un partenariat qui rappelle celui établi entre le français OVHcloud et Google fin 2020 qui garantirait autant « l’indépendance européenne que le développement de nos champions nationaux », avait alors assuré Cédric O. Car OVHcloud est l’un des 22 membres de Gaia-X, projet franco-allemand de lancement d’une offre cloud européenne à travers une galaxie d’opérateurs aux standards communs, forte notamment d’une nouvelle certification « cloud de confiance », mise à jour du label SecNumCloud de l’Anssi**. Créer, donc, un cloud souverain avec des technos américaines sous licence, tout en promettant une protection des données, hors de portée des lois de ce pays ? Le paradoxe semble si flagrant que certains dénoncent déjà le risque d’espionnage industriel et d’évolution de la législation américaine. La guerre froide numérique est bien partie pour durer…
Charles Cohen
* Baidu, Alibaba, Tencent, Huawei, Xiaomi, présentés comme les GAFAM chinois.
**Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information.