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L’offre d’imprimantes tridimensionnelles devient mature et accessible au grand public. Les domaines d’application et le potentiel de ces machines semblent infinis, et leur impact sur l’industrie et la société considérable. Mais jusqu’à quel point la démocratisation de la 3D changera-t-elle nos vies ?

Le professeur Tournesol serait à coup sûr le plus heureux des hommes. Dans le film d’animation Tintin et le Lac aux requins (1972), l’inventeur dur de la feuille planchait jour et nuit sur un projet de photocopieuse 3D, capable de reproduire n’importe quel objet à partir d’une sorte de mixture gélatineuse. L’appareil, convoité par Rastapopoulos pour dupliquer des œuvres d’art volées, n’était pas vraiment au point. Près de 40 ans plus tard, son rêve est pourtant devenu réalité. Certes, l’extravagant scientifique créé par Hergé n’avait anticipé ni les PC, ni les fichiers 3D, ni les imprimantes personnelles. Mais le fait est là… En 2014, l’impression tridimensionnelle ne relève pas de la science-fiction : elle se conjugue désormais au présent. Chacun, professionnel ou particulier, peut investir dans l’un de ces appareils et se transformer en artisan, fabriquant ses propres pièces depuis son sous-sol, son entrepôt, son salon ou un FabLab. L’offre se développe et les potentialités des machines semblent vertigineuses. Les évolutions que leur démocratisation va entraîner au niveau sociétal et industriel donnent le tournis. Jusqu’à quel point ? Petite plongée prospective dans un futur en 3D.
Fabrication additive
Avant de s’élancer, un bref retour en arrière s’impose. Car si elle n’est vraiment médiatisée que depuis quelques années, l’impression tridimensionnelle n’est pourtant pas toute jeune. « Le premier processus d’impression 3D connu a été inventé par Chuck Hull en 1984 », rappellent Benjamin et Matthieu Lavergne dans leur ouvrage L’Imprimante 3D, une révolution en marche(1). Trois décennies tout de même… et à peu près 25 ans que le monde industriel l’utilise. Alors comment expliquer ce long silence et l’engouement médiatique de ces derniers mois ? Par plusieurs facteurs, qui s’additionnent depuis les années 2000 : la démocratisation d’Internet, les progrès réalisés en informatique, le fait que les brevets soient tombés dans le domaine public et qu’une offre à destination du grand public se développe, et, enfin, l’attention accordée par la presse au « phénomène » et à quelques projets. Côté professionnel, les industriels connaissent la technologie et ne cachent pas leur intérêt. « Ils sont encore dans une phase d’évaluation des procédés de fabrication, estime Pierre Renaud, professeur à l’Insa Strasbourg et responsable de l’équipe Automatique, Vision, Robotique du laboratoire ICube. Les choses vont se cristalliser dans les années à venir car de nombreuses entreprises voient cette technologie comme une alternative à la fabrication conventionnelle. » Une belle alternative, en effet, car au lieu de partir d’un bloc de matière et d’en retirer jusqu’à obtenir la pièce voulue, l’impression tridimensionnelle est un mode de fabrication additif : l’imprimante va construire l’objet, à partir d’un modèle 3D et selon différents procédés (stéréolithographie, FDM, frittage par laser…), couche par couche. « Cela permet une plus grande liberté dans le choix des formes qu’en cas d’usinage, qu’il s’agisse d’une volonté esthétique ou d’optimisation de la pièce », poursuit Pierre Renaud.
Prototypage rapide
Le gain est également financier, car les moules pour certaines pièces aux formes complexes et produites en petites séries coûtent cher. Mais l’impression 3D représente aussi un bénéfice en terme de temps : le délai entre la maquette numérique d’une pièce et le modèle réel s’en trouve considérablement raccourci. Pas étonnant, du coup, que les industriels utilisent beaucoup l’impression tridimensionnelle pour du prototypage rapide. « En 2012, plus de 80% des objets conçus dans l’industrie avec des imprimantes 3D étaient des prototypes », précise Alexandre Martel, fondateur du site 3D Natives(2). C’est notamment le cas dans l’aéronautique, l’automobile et la joaillerie. Mais la qualité de plus en plus grande des résultats obtenus incite les industriels à étendre ce type d’impression à la création de produits finis. Dans un avion Boeing, par exemple, plus de 300 pièces, comme les conduits d’air, ont été imprimées en 3D. Des bijoux et des jouets sont fabriqués ainsi. Le secteur médical tire également parti de cette technologie. « Elle est particulièrement intéressante pour la conception de prothèses dentaires ou auditives, explique Pierre Renaud, car on peut ainsi les fabriquer à la demande en répondant parfaitement au besoin du patient. » Côté grand public, l’offre se développe également. Des imprimantes 3D sont disponibles à partir de quelques centaines d’euros, avec une finition des pièces satisfaisante à défaut d’être extraordinaire. Les FabLabs et des services comme ceux proposés par Sculpteo démocratisent la technologie auprès des particuliers. Bref, nous sommes sur la bonne voie… mais encore loin du compte. « Les machines se sont grandement améliorées ces dernières années mais je pense qu’il manque encore une vraie offre pour que le secteur décolle », analyse Alexandre Martel. En clair : les imprimantes 3D permettent de faire un grand nombre de petits objets (figurines, coques de téléphone personnalisées, poignées, montures de lunettes…) mais tout cela garde encore un arrière-goût de gadget. « Il manque de start-up, d’entrepreneurs qui proposeraient des produits exploitant tout le potentiel de l’impression 3D », poursuit le fondateur du site 3D Natives. La grande absente selon lui ? La « killer app’ », cet usage si attrayant qu’il justifierait à lui seul de sauter le pas.
Le retour à l’artisanat ?
Alors imaginons… Dans 10, 15 ou 20 ans. Cette fameuse killer application a vu le jour. Les freins actuels – des prix encore élevés pour avoir du matériel de très bonne qualité, des temps d’impression trop longs, une gamme de matériaux limitée – ont été surmontés. Le marché a décollé, l’impression 3D s’est très largement démocratisée auprès des professionnels comme du grand public. Alors ? Quelles conséquences ? A quoi ressemble ce monde dans lequel l’imprimante 3D est devenue un objet aussi banal que le téléphone portable ? L’impression tridimensionnelle donne dès aujourd’hui lieu à beaucoup de prospective et divise : les sceptiques n’y voient qu’une mode passagère, un gadget intéressant mais dont le potentiel est surestimé ; les plus enflammés parlent de troisième révolution industrielle et d’un bouleversement de la société. Au milieu, les plus mesurés observent, attendent et livrent un avis plus nuancé. Pour Benjamin Lavergne, Alexandre Martel et Pierre Renaud, la démocratisation de l’impression 3D entraînera effectivement un certain nombre d’évolutions, mais ne révolutionnera pas la société ni l’industrie telles que nous les connaissons. Ce qu’elle devrait entraîner ? Au niveau industriel, un phénomène de relocalisation. Selon Pierre Renaud, « elle va permettre d’accélérer la capacité de production, donc potentiellement de relocaliser car grâce aux imprimantes 3D, on pourra produire au plus près des sites de conception et de R&D ». Aux États-Unis, certains y croient dur comme fer, comme le montre le développement du réseau America Makes(3). Mais l’impression 3D à la portée des particuliers aura-t-elle pour conséquence un certain retour à l’artisanat ? On se plaît à imaginer un monde où chacun fabriquerait à la maison, vendrait en ligne ses créations et deviendrait en quelque sorte un producteur et distributeur autonome. Où le Fablab local serait un centre névralgique. Là encore, les spécialistes sourient mais tempèrent l’enthousiasme. « C’est une superbe technologie et une avancée incroyable, mais qui n’a d’intérêt que pour les petites séries, note Benjamin Lavergne, auteur de L’Imprimante 3D, une révolution en marche et créateur du site 3Dilla(4). Elle entraînera le développement d’une économie en parallèle, pour certains objets, mais pas de grand bouleversement ». C’est-à-dire le développement d’une production liée à l’impression tridimensionnelle, qui restera une addition de marchés de niches (figurines…) à petite ou moyenne échelle. Mais en aucun cas la fin des grosses entités ou un coup porté à la production de masse. Benjamin Lavergne : « Cela se fera en parallèle de cette production de masse, mais ne la remplacera pas. Par exemple, les fourchettes en vente en grande surface et fabriquées par centaines de milliers d’exemplaires sur d’énormes machines en Asie le seront toujours. » A moins que l’imprimante 3D ne révolutionne le design de la fourchette, mais ça… Toujours est-il que la démocratisation de ces machines auprès des particuliers permet déjà de constater certaines conséquences positives. D’une part, le retour au plaisir de fabriquer soi-même, que ce soit à domicile ou dans des Fablabs. D’autre part, le moyen d’allonger la durée de vie du matériel en en remplaçant certaines parties usagées (poignées…) et donc, à terme, la possibilité de lutter contre l’obsolescence programmée lorsque les imprimantes 3D personnelles permettront de produire des pièces plus complexes. Enfin, le développement de cette technologie dans certains secteurs laisse entrevoir des applications encore limitées mais potentiellement fascinantes : l’impression de nourriture, de maisons ou encore d’organes et de tissus vivants (le bioprinting)… Et autant d’enjeux éthiques, qui peuvent aussi être dupliqués à l’infini..
1- L’Imprimante 3D, une révolution en marche, Éditions Favre, 2014.
2- http://www.3dnatives.com/
3- https://americamakes.us/
4- http://fr.3dilla.com/
Article réalisé par Julien Fournier